Rejet de la raison et recours à la violence L’erreur de Benoît XVI (par Henri Pena-Ruiz)

mercredi 28 décembre 2011.
 

De quel côté, dans l’histoire humaine, se sont trouvés le rejet de la raison et le recours à la violence pour imposer la religion ? Prétendre, comme l’a fait le pape Benoît XVI à Ratisbonne, que l’islam seul est en cause relèverait d’un singulier oubli. D’abord, il y a évidemment injustice à confondre islam et islamisme. Comme il y en aurait à confondre la foi chrétienne et le cléricalisme catholique, inspirateur des guerres de religion, des croisades, des bûchers de l’Inquisition, de l’Index des livres interdits, et de l’antijudaïsme converti en antisémitisme sans qu’un tel glissement soit dénoncé.

Ensuite, on ne peut passer sous silence le fait que l’idée de répandre la foi par le glaive a été soutenue par des théologiens chrétiens autant que par certains islamistes. Saint Anselme lui-même affirmait que l’Eglise doit user de deux glaives : le glaive spirituel de l’excommunication et le glaive temporel du châtiment corporel, allant jusqu’à la mise à mort des hérétiques et des mécréants. « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens » : c’est la réponse effectuée par le légat du pape, Arnaud Amaury, à ceux qui, lors du siège de Béziers, en 1209, souhaitaient distinguer les catholiques des hérétiques.

On trouve la fameuse expression sous la plume de saint Paul : « Le Seigneur connaît les siens » (IIe Epître à Timothée). Saint Augustin n’était pas en reste, qui affirmait : « Il y a une persécution juste, celle que font les Eglises du Christ aux impies... L’Eglise persécute par amour et les impies par cruauté. »

Si le christianisme est religion de paix et de dialogue rationnel, comment comprendre que, pendant les quinze siècles de sa domination temporelle, l’Eglise qui disait s’en inspirer ait pu couvrir tant de violences faites aux hommes qui ne croyaient pas comme il faut ? Emmanuel Kant, que Benoît XVI cite dans sa conférence, dresse un bilan raisonné de l’histoire réelle du christianisme et le confronte à l’orientation morale qu’il attribue à Jésus Christ. « Cette histoire du christianisme, [...] quand on l’embrasse d’un seul coup d’oeil, comme un tableau, pourrait bien justifier l’exclamation "Tantum religio potuit suadere malorum" ("Tant la religion a pu inspirer de maux"), si l’institution du christianisme ne montrait pas toujours d’une façon suffisamment claire qu’il n’eut pas primitivement d’autre fin véritable que d’introduire une pure foi religieuse » (la Religion dans les limites de la simple raison).

Quant à Victor Hugo, croyant, il ne transige pas non plus : « Nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso » (discours du 20 janvier 1850).

On voit qu’il est abusif d’affirmer que la religion chrétienne a respecté la raison, alors que ses représentants officiels n’en ont longtemps admis l’exercice que dans les limites du dogme, comme le montrent la mise à mort, en 1600, à Rome, de Giordano Bruno, et, trente-trois ans plus tard, la condamnation de Galilée par l’Inquisition. Quant aux philosophes grecs, c’est au travail de penseurs arabes, comme Averroès, que l’on doit en large part le sauvetage de leur héritage, à une époque où la chrétienté ne retenait d’eux que ce qui pouvait concorder avec la doctrine religieuse. Ainsi l’idée que le monde est incréé, chère à bien des philosophes grecs, fut longtemps censurée, et l’on n’admit d’Aristote que ce qui pouvait « servir la théologie ». La raison elle-même restait singulièrement bridée, comme chez saint Augustin : « Credo quia absurdum » (« Je crois ceci parce que c’est absurde »).

Le contraste mis en exergue par Benoît XVI ne tient donc que sur la base de deux arguments peu recevables : d’une part, la thèse de la solidarité historique entre christianisme et raison. D’autre part, le silence fait sur l’islam des Lumières, notamment celui d’Averroès, qui reconnaissait à la raison humaine le pouvoir d’interpréter les versets du Coran lorsque leur sens littéral la heurte (voir le Discours décisif).

Quant à la récente déclaration attribuée à Al-Qaeda qui s’en prend à la laïcité en y voyant une invention des « croisés », elle révèle également une singulière erreur historique. L’idéal laïque, on le sait, stipule l’égalité de principe des divers croyants, des athées et des agnostiques, en même temps que leur liberté de conscience. Il fut conquis, en France, non contre le christianisme, mais contre le cléricalisme catholique qui prétendait dicter la loi au nom d’une foi. Bref, si l’on veut, contre les modernes « croisés ». Les lois laïques de séparation ont reconduit la manifestation de la foi à la sphère privée, individuelle ou collective, des seuls fidèles. Ce qui est du ressort de la foi de certains ne peut s’imposer à tous. Dans cet esprit, les crucifix, notamment, furent ôtés des monuments publics, afin que tous les citoyens, quelle que soit leur conviction spirituelle, puissent se reconnaître à égalité dans un espace commun, soustrait à la tutelle particulière d’une confession. L’exigence de neutralité des institutions communes à tous leur permet d’assumer pleinement leur raison d’être : promouvoir ce qui est d’intérêt commun. Il n’est donc pas exact de voir dans une telle conquête une victoire des « croisés ».

Quelle est l’erreur commune au pape et à Al-Qaeda ? Celle qui consiste à se référer à des traditions closes, territorialisées, et à confondre les civilisations avec les religions. Prétendre que les « bonnes valeurs » sont d’un lieu particulier est irrecevable. On tend ainsi à dresser les uns contre les autres les groupes humains, comme le fait l’ouvrage de l’idéologue américain Samuel Huntington, le Choc des civilisations, en hiérarchisant des « cultures » traitées comme des blocs monolithiques. On renoue ainsi implicitement avec la thèse ethnocentriste naguère dénoncée par Lévi-Strauss dans sa conférence « Race et Histoire ». On se dote d’histoires particulières, valorisées contre les autres histoires, et l’invective sourde ou avouée n’est alors que la conséquence d’un tel « esprit de clocher ».

Les droits de l’homme, la démocratie, les idéaux de liberté et d’égalité, de paix et de fraternité, l’émancipation laïque, ne sont pas les produits d’une histoire ou d’une civilisation particulières, encore moins l’héritage d’une religion. Ils sont des conquêtes de l’humanité refusant l’oppression, conquises souvent dans le sang et les larmes, à rebours de traditions rétrogrades. Leur portée universelle transcende tous les héritages et réside dans l’exigence d’une vie d’homme debout, rétif à toutes les servitudes.

Henri Pena Ruiz

Libération du 20 septembre


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