Journaliste yéménite de gauche et romancier, né en 1966, Ali al-Muqri a publié 10 livres, romans, poésie et essais, dont un qui a fait scandale, sur l’alcool et l’islam. Deux de ses ouvrages sont traduits en français aux éditions Liana Levi, le Beau Juif (2013) et Femme interdite (2015).
Quelle est votre situation d’écrivain dans un pays, le Yémen, où la guerre civile fait rage et où écrire est devenu une gageure ?
Ali Al Muqri Mes premiers problèmes avec les autorités yéménites remontent bien avant cette guerre. En 1997 exactement. Une campagne avait été lancée contre moi par des clercs pour quatre articles publiés dans le supplément culturel du journal Al Joumhourya de Taiz. Ces papiers avaient été jugés offensants à l’égard du prophète Mohamed et ses compagnons. Le ministre des Cultes de l’époque, le cheikh Nasser Al Sheibani, avait prononcé un discours à charge dans une mosquée locale. Le texte fut diffusé par la radio Taiz et repris dans les journaux. Puis la campagne s’est élargie à toutes les mosquées du pays. Par la suite, j’ai été menacé de mort par Ali Ahmed Jarallah et ses troupes djihadistes, ceux-là mêmes qui ont assassiné en 2002 Jarallah Omar, le secrétaire général adjoint du Parti socialiste yéménite. Ces menaces ont duré pendant de longues années. À la sortie de mon roman le Beau Juif, dans les années 2000, on m’a aussi accusé d’avoir violé l’Islam en écrivant l’histoire d’amour puis le mariage d’une femme musulmane et d’un juif. Femme interdite a aussi déclenché beaucoup de réactions négatives à mon égard. En 2014, à Sanaa, le professeur Ahmed Al Arami a voulu en proposer l’analyse au sein de l’université Albaida. Mais une partie des étudiants s’y est opposée, prétextant qu’il s’agissait d’un roman pornographique offensant l’islam. Ma tête a été mise à prix par al-Qaida. Quant au professeur, il a été licencié par l’université et a dû fuir en Égypte.
Quelle raison vous a poussé à écrire sur le désir féminin, sujet tabou s’il en est au Moyen-Orient, comme il l’est aussi encore dans les pays occidentaux ?
Ali Al Muqri Dans tous mes livres, j’essaie d’écrire sur des problèmes de société et des questions qui concernent l’humanité dans sa totalité. Dans ce roman, deux niveaux s’entremêlent : un niveau sexuel qui raconte l’opposition entre le désir et les interdits, et le niveau politique avec l’embrigadement de cette jeune femme qui part faire le djihad aux côtés d’al-Qaida. Montrer qu’une femme puisse s’engager avec al-Qaida signifie qu’il y a un problème de sexualité dans la société musulmane. Une frustration que l’on dépasse par le martyre. Bien sûr, je prends l’islam comme exemple, mais il y a aussi dans le roman un personnage de femme bouddhiste qui subit les mêmes affres. Toutes les religions coupent le désir. Dans toutes les religions, la femme est l’objet de cet emprisonnement. Les femmes disent : je suis humaine, je suis présente, je suis là. Comment faire pour exister contre le pouvoir, c’est ce qui m’obsède le plus. Dans le Beau Juif, je pose la question : les juifs ont-ils leur place dans le Yémen du XVIIe siècle ? Dans un autre roman, Goût noir, odeur noire, j’interroge le statut d’esclave pour les nombreux Noirs qui ont vécu et vivent encore au Yémen…
Au-delà des interdits sexuels et des atteintes à la liberté des femmes, on est très frappé par les stratégies de contournement mises en œuvre par les personnages. Sont-elles réelles ?
Ali Al Muqri Disons qu’une moitié est de l’ordre de la réalité, l’autre relève de l’imaginaire. Dans la Femme interdite, j’ai imaginé des vidéos « culturelles » pornographiques que s’échangeraient les jeunes filles sous le manteau. Mais j’ai imaginé cette stratégie de contournement parce que le problème est réel. En Arabie saoudite comme au Yémen, il est interdit pour les étudiantes des universités islamiques de parler entre elles. Les femmes en général ne se rencontrent pas. Certaines vivent une sexualité libre, mais elles sont considérées comme des femmes « psychologiquement fatiguées », des folles qui sont mises au ban de la société. Certaines aussi sont plus malignes et se cachent derrière le masque de la « bonne musulmane ». Dans le roman, la femme libre essaie de montrer qu’elle est forte et qu’elle peut vaincre la société, mais en réalité ce n’est pas le cas. L’autre femme, la femme défendue, essaie de s’intégrer dans la société en épousant un djihadiste. Et au final elle n’est pas satisfaite sexuellement parce que son mari est impuissant.
Cette femme qui ne trouve pas d’amant n’est-elle pas au fond une métaphore du Yémen ?
Ali Al Muqri J’ai été attaqué à cause de cette question. Mais je veux croire que la révolution sexuelle sera plus forte que l’idéologie. Dans Femme interdite, je voulais que les gens qui ouvrent le livre ressentent en eux ces choses liées à la sexualité pour comprendre ce que vivent les personnages. Peut-être que vous, lecteur occidental, ne le ressentez pas car vous vivez réellement la liberté sexuelle, tandis qu’Arabes et musulmans vivent dans une sorte de prison. Femmes et hommes. Car le problème du désir concerne évidemment les hommes autant que les femmes. Et cette réalité touche la littérature et l’art en général. Nous autres écrivains yéménites sommes pleins de désir, mais avec le sentiment de ne pouvoir rien faire. D’abord pour des raisons pratiques. Beaucoup d’écrivains restés au pays n’ont pas d’électricité, ni eau, ni revenus. Leur préoccupation est ailleurs. Quant à moi, qui suis de passage à Paris, je suis certes libre d’écrire, mais je n’y arrive pas.
Entretien réalisé par Sophie Joubert et Stéphane Aubouard Traduction Stéphane Aubouard et Cheikh Tijani.
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