Cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (Intervention de Lionel Jospin, Premier ministre, le 8 décembre 1998)

dimanche 10 décembre 2023.
 

" Je suis heureux de clore ce colloque consacré à l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Je remercie toutes les personnalités qui ont marqué de leur présence cette rencontre et surtout ses organisateurs - au premier rang desquels Robert BADINTER, qui préside à ce cinquantenaire. La hauteur des vues exprimées depuis cette tribune rejoint la vigueur et l’énergie constantes des militants de la cause des droits de l’Homme.

Le 10 décembre 1948, au lendemain d’une des périodes les plus sombres de notre histoire, était adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Cinquante ans après, la France a voulu célébrer avec un éclat particulier cet événement auquel elle est intimement associée par la contribution décisive de René CASSIN à l’élaboration de ce texte fondateur. Commémorer cette déclaration, c’est se remettre en mémoire l’enthousiasme initial et l’immense espérance qui présidèrent à son adoption. C’est aussi, pour que cette commémoration soit féconde, refonder cette aspiration aujourd’hui et tracer des perspectives d’action.

I - Célébrer ce cinquantième anniversaire, c’est rappeler que l’universalité des droits de l’Homme reste une conquête inachevée par nature.

A. Affirmer les droits universels de l’Homme est une nécessité impérieuse.

La déclaration de 1948 est un texte historiquement situé. Protestation de la conscience humaine contre la barbarie totalitaire, elle exprime, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’espoir de voir naître un monde meilleur. Mais elle est surtout un manifeste universel. Universelle, cette déclaration l’est par la volonté de René CASSIN, qui souhaita, par-delà les frontières des Etats, reconnaître des droits égaux à des individus égaux en dignité. Universelle, parce qu’elle prolonge un ample mouvement historique, qui va du Virginia Bill of Rights et de la déclaration d’indépendance américaine de 1776, jusqu’aux déclarations de 1789 et 1793 en France. Universelle, parce que, puisant à ces sources anciennes, elle développe et généralise à l’humanité entière des droits fondamentaux : à l’égalité, elle ajoute le refus des discriminations ; à l’interdiction des persécutions religieuses ou idéologiques, elle substitue l’affirmation de la liberté de pensée, la liberté de conscience et de religion. Elle énonce des droits nouveaux : prohibition de la torture, des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; droit à l’éducation ; droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille ; droit au repos et aux loisirs ; droit à la sécurité sociale et droit à la liberté de vie culturelle et scientifique. Universelle, par l’enceinte où elle fut proclamée - les Nations-Unies. Un Asiatique - PENG-CHUN Chang -, une Américaine - Mme Eleanor ROOSEVELT -, le diplomate arabe Charles MALIK et un Européen - René CASSIN - prirent part à sa rédaction. Universel, parce que loin d’instaurer un modèle unique, imposé au monde par quelques-uns d’entre les plus riches, le texte voté en 1948 exprime la volonté partagée par de très nombreuses nations de reconnaître des droits identiques à tous les êtres humains et de proclamer leur égale dignité. Universelle, enfin, parce que ces droits portent en eux les ferments de leur renouvellement et de leur extension. C’est là le paradoxe fécond inhérent à ces droits : par leur imperfection, ils suscitent la critique ; mais, en retour, la critique des droits de l’Homme pose la question de l’affermissement et de l’enrichissement de ceux-ci.

L’universalité des droits ne devient réalité que progressivement. Et c’est précisément le constat du divorce entre la vocation des droits de l’Homme à l’universel et la réalité partielle de leur mise en œuvre qui suscita, et suscite encore, les protestations. Le questionnement des droits de l’Homme est donc le moteur même de leurs progrès. Cette critique naît dans le débat démocratique et s’enrichit du dialogue entre les cultures. Elle conduit aussi à l’affirmation de droits nouveaux. J’en prendrai un seul exemple, celui du statut de la personne humaine, titulaire des droits que la déclaration proclame. La critique d’une égalité universellement masculine, comme elle l’était encore en 1848, est implicite dans la déclaration de 1948 puisqu’elle parle des " êtres humains " dans son article premier. En effet, on ne saurait aujourd’hui concevoir l’humanité dans son universalité sans y inclure les deux sexes. L’égale et la pleine participation des femmes à la vie politique, civile, économique, sociale et culturelle, la dénonciation des violences systématiques faites aux femmes dans les conflits armés doivent être des objectifs prioritaires de l’action de la communauté internationale. Le souci du respect de l’être humain s’est étendu plus tard à l’enfant, dont une convention reconnaît désormais les droits spécifiques. Ajoutons que les progrès rapides des sciences et des techniques de la vie posent aujourd’hui au droit des questions fondamentales et inédites : où commence et où finit l’être humain aux limites extrêmes de la vie ? Où commence et où finit la personne dans son intégrité, ses organes, son patrimoine génétique ? La bioéthique contribue à développer la réflexion sur la personne et à éclairer le droit. Dans un monde qui s’unifie, l’affirmation de droits universels reste indispensable. L’humanité connaît en effet, depuis une quinzaine d’années, une nouvelle étape : celle de la globalisation. Dans ce contexte nouveau, la défense de droits universels attachés à la personne humaine s’affirme plus que jamais nécessaire. Nous prenons conscience que notre environnement naturel est planétaire, que la Terre fonctionne comme un organisme vivant. Déforestation, désertification, accidents écologiques aux conséquences catastrophiques aiguillonnent la conscience nouvelle d’un droit à l’environnement. La solidarité entre les pays du nord et ceux du sud est la clé du développement durable, afin que les pays moins développés puissent eux aussi préserver leur patrimoine naturel.

De même, la mondialisation des réseaux nous invite à rénover en profondeur l’exercice de la liberté d’opinion et d’expression et de l’accès à l’éducation et à la vie culturelle, inscrits dans la Déclaration de 1948. Mais il y a loin encore de cette collection de forums où s’échangent des messages à la " république virtuelle " qu’elle porte peut-être en germe. Il ne suffit pas de " se connecter " pour devenir citoyen. Il faut par ailleurs démocratiser l’éducation, enseigner l’accès aux réseaux, veiller à ce que des catégories sociales et des pays entiers ne soient pas exclus de ces nouveaux modes de communication, de socialisation - voire de citoyenneté. Si la mondialisation fait dialoguer les hommes et les cultures, elle peut aussi engendrer le pire, en diffusant des messages d’incitation à l’exclusion, à la haine raciale, en favorisant l’exploitation des êtres humains - en particulier des enfants -, en se mettant au service de pratiques ou de doctrines redoutables. Les nouvelles techniques de télécommunications ne sauraient par conséquent rester à l’écart du droit.

N’oublions pas, enfin, aussi incontestable que nous paraisse l’universalité des droits de l’Homme, qu’ils sont souvent bafoués dans le monde et parfois contestés, jusqu’à l’intérieur de notre pays. La patrie de Victor Schoelcher et de Émile ZOLA fut aussi, rappelons-le, celle de Léon DAUDET et de Charles MAURRAS. Des discours sur l’inégalité des races sont encore tenus de nos jours en France. Notre vigilance ne doit donc jamais faiblir. Et, s’il faut être toujours vigilants - je dirai même intraitables - sur les droits de l’Homme, c’est que leur déclaration ne repose pas sur la reconnaissance d’un fait, mais sur l’affirmation d’une norme. Le respect des hommes et des femmes, des droits qui leur sont dus, n’appartient pas au domaine du vrai et du faux, mais à celui du juste et de l’injuste.

B. La déclaration des droits universels de l’Homme reste une permanente conquête.

La justice est toujours une conquête - et d’abord sur les forces froides et anonymes de l’économie. La pauvreté ignore les frontières. Le nombre d’exclus ne cesse d’augmenter, dépassant aujourd’hui le milliard d’hommes. Dans les pays en développement, de nouvelles formes d’esclavage de fait - en particulier l’exploitation d’enfants -apparaissent. Dans les pays industrialisés, l’essor économique ne s’accompagne pas d’une répartition équitable de ses fruits. C’est ensuite dans le domaine politique des relations internationales que cette conquête progresse. Il s’agit, pour reprendre la formule de Jürgen HABERMAS, de " transformer l’état de nature entre les Etats en Etat de droit. ". Le projet des droits de l’Homme est de faire naître, face à l’économie de marché mondialisée, une société politique et démocratique mondiale. Plus fondamentalement, c’est des résurgences du mal que les droits doivent nous prévenir. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, nous pensions que l’horreur de la Shoah suffirait à créer une digue infranchissable. Il n’en a rien été.

Elie WIESEL avait raison : " Après Auschwitz, bien que toujours nécessaire, l’espérance elle-même est remplie d’angoisse ". Depuis 1948, du Cambodge à l’ex-Yougoslavie, combien d’entreprises de destruction froidement planifiées avons-nous connu, qui avaient pour seul but de refuser à certains peuples, à certaines communautés, à certaines catégories d’individus, le droit de vivre ? Aux logiques du massacre, aux crimes, il faut opposer la loi, divine ou humaine, celle qui dit : " Tu ne tueras point ". René CASSIN a voulu souligner la parenté entre le Décalogue et la Déclaration de 1948, même si nous sommes passés des devoirs de l’homme, créature de Dieu, aux droits de l’Homme, devenu libre individu. Pour lui, l’égale dignité inhérente à la personne était le point commun aux deux textes. Et son corollaire - le devoir de responsabilité - était, et reste, la meilleure protection contre un retour à la barbarie.

II - C’est pourquoi, au-delà de l’action des Etats et de la communauté internationale, nous devons tous prendre notre part dans ce combat sans cesse renouvelé.

A. La déclaration de 1948 doit guider l’action des Etats.

Depuis cinquante ans, un effort considérable de construction et de codification juridique a été entrepris dans le domaine des droits de l’Homme. La communauté internationale a ainsi adopté les pactes des Nations-Unies sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques et sociaux, les conventions sur l’élimination des discriminations à l’égard des femmes et des races et la convention contre la torture. Pour assurer la réalité des droits de l’Homme, elle s’est dotée d’organes juridictionnels, comme la Cour européenne des droits de l’Homme. L’Union européenne disposera bientôt, grâce au Traité d’Amsterdam, d’une procédure permettant de sanctionner un État membre qui ne respecterait plus les droits fondamentaux. Au niveau international, deux tribunaux pénaux ad hoc ont été créés pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda.

La France entend apporter sa contribution à l’enrichissement de ce corpus de règles internationales. Préparer la conférence mondiale contre le racisme qui se tiendra dans trois ans, faire adopter le projet de convention sur les disparitions forcées, actuellement examiné par la Commission des droits de l’Homme de l’ONU : telles sont nos priorités. Des protocoles additionnels doivent compléter les textes existants, pour instituer un mécanisme de contrôle de l’interdiction de la torture, pour protéger les enfants de la prostitution et de la participation aux conflits armés et pour instituer une procédure de recours contre toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Enfin, je souhaite que l’Organisation mondiale du commerce se saisisse, à partir de l’an 2000, des négociations sur les clauses environnementales dans les échanges mondiaux. Voilà pour les textes applicables.

Quant au contrôle de l’application du droit international, l’actualité récente a montré, avec la décision des Lords britanniques, qu’il était possible de faire franchir une étape nouvelle et capitale aux droits de l’Homme en refusant que l’impunité des puissants reste la règle. Néanmoins, les juridictions nationales ne suffiront pas, à elles seules, à accomplir cette tâche. Cinquante ans après le procès de Nuremberg, cent vingt Etats ont décidé cet été de créer une Cour pénale internationale. Dans un avenir proche, elle pourra juger et sanctionner les auteurs d’atrocités, de génocides, de crimes contre l’humanité. L’événement est de portée historique. La convention portant création de cette juridiction entrera en vigueur lorsque soixante États l’auront ratifiée. La France mettra tout en œuvre pour que la Cour pénale internationale voie le jour le plus tôt possible. Avant de ratifier la convention de Rome, nous devrons adapter notre Constitution. A cette fin, dans les meilleurs délais, le Conseil constitutionnel sera saisi conjointement pour avis par le Président de la République et moi-même. Le rôle des Etats ne se limite pas au développement du droit international : ils doivent garantir en leur sein le respect des droits fondamentaux. L’État de droit, c’est la soumission de l’État à la loi, et la garantie par l’État du respect de cette loi. Il appartient en particulier à l’État de rendre la justice plus indépendante, mais aussi plus accessible pour le citoyen, de garantir la liberté individuelle et de protéger ceux qui sont les plus exposés aux discriminations et à l’exclusion. La loi peut servir la mise en œuvre concrète des droits fondamentaux : le gouvernement français a ainsi engagé la révision de la Constitution pour favoriser la parité entre hommes et femmes. Il lui incombe aussi de définir des règles claires pour l’accueil et l’intégration des personnes qui fuient les persécutions. Dans la loi du 11 mai 1998, mon gouvernement a introduit deux garanties nouvelles en faveur des réfugiés : l’asile constitutionnel accordé aux étrangers persécutés dans leur pays en raison de leurs actions pour la liberté et l’asile territorial, pour ceux qui encourraient des risques vitaux dans leur pays d’origine. Le droit d’asile reste la pierre angulaire de la protection des réfugiés. Il ne doit pas faire oublier l’exigence majeure : le rétablissement d’une paix durable fondée sur le respect mutuel dans les zones de conflit. De même, le développement des pays d’émigration, plus que la reconnaissance d’un droit inconditionnel au séjour, est la meilleure réponse aux migrations de nature économique. L’affirmation par les Etats de ces droits, les plus nouveaux comme les mieux consacrés, ne trouvera pas de traduction concrète sans l’action de citoyens engagés et vigilants.

B. L’engagement de la société civile est essentiel dans le combat pour les droits de l’Homme.

L’action des militants des droits de l’Homme doit être reconnue. La France s’associe donc avec fierté à l’adoption de la Déclaration des Nations Unies visant à protéger les défenseurs des droits de l’Homme dans l’exercice de leurs activités. Il n’est pas d’universalisme des droits sans la dénonciation permanente des violations, où qu’elles se produisent. Les militants des droits de l’Homme portent la parole de ceux qui en sont privés. Individuellement comme dans leurs associations, ils contribuent inlassablement à l’effort de vérité et de justice. L’initiative prise par les ONG d’organiser à Paris la rencontre des défenseurs des droits de l’Homme en porte témoignage. Le soutien à la société civile se traduit aussi par des mesures concrètes : favoriser l’action collective, l’éveil des consciences individuelles et le débat des intellectuels. Soutenir l’émergence d’un mouvement au sein de la société en faveur des droits de l’Homme, c’est reconnaître l’action des associations, en les consultant, en leur accordant un soutien financier, ou par exemple en soutenant leurs actions de communication - comme cela a été fait en attribuant le label de Grande cause nationale 1998 à un collectif d’associations. Éveiller les consciences, en transmettant aux jeunes générations la culture des droits de l’Homme, préparer la " relève " des droits de l’Homme, c’est faire en sorte que le droit à l’éducation serve l’affirmation de tous les autres droits. Faire visiter à des écoliers les anciens camps de concentration et d’extermination, faire lire les livres de Primo LEVI ou de Robert ANTHELME sont les meilleures réponses au discours de haine et d’exclusion.

La France entend que les nouvelles technologies de l’information et de la communication contribuent à cet effort d’éducation. C’est pourquoi, à l’initiative de Robert BADINTER, il a été décidé que la France allait créer un site Internet rassemblant l’ensemble des données existantes en matière de droits de l’Homme. Certes, il existe déjà nombre de sites -notamment dans le cadre de l’ONU -, mais ils ne réunissent qu’une documentation spécifique. Ce nouveau site, lui, offrira à tous les chercheurs et à tous les défenseurs des droits de l’Homme une véritable encyclopédie universelle. L’ensemble de la documentation existante -textes, jurisprudence, doctrine - sera ainsi accessible. Renouant avec l’esprit des Lumières -qui conjuguait progrès des sciences et avancées des droits de l’Homme-, les nouvelles technologies de l’information et de la communication seront donc mises au service des droits de l’Homme. Pour des raisons symboliques, comme pour sa proximité avec le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme, situé à Genève, le site sera implanté au Château de Ferney où Voltaire a vécu. Il portera le nom d’" Encyclopédie Universelle des Droits de l’Homme Ferney-Voltaire ". Le Secrétaire général des Nations-Unies et Madame le Haut-Commissaire aux droits de l’Homme ont tous deux approuvé et salué cette initiative française, dont les modalités de réalisation et d’exploitation seront définies d’un commun accord.

Faire progresser les droits de l’Homme est enfin le rôle des intellectuels. Depuis septembre, huit colloques ont ainsi été organisés dans de grandes villes de France. La réunion qui s’achève aujourd’hui a mis en évidence la qualité et la richesse de ces débats, ainsi que le remarquable travail des rapporteurs, synthétisé par Luc FERRY, rapporteur général de la réunion de Paris.

Je voudrais conclure cette intervention par une dernière pensée pour celles et ceux qui sont la raison de notre présence à tous aujourd’hui. C’est parce que les violations des droits de l’Homme font des victimes de chair et de sang que la conscience humaine proteste. Mario BETTATI écrit, donnant la parole aux victimes : " Étoilé, déporté, gazé parce que juif. (...) Fusillé parce que khmer porteur de lunettes. Machettée parce que tutsie. Violée, tuée parce que musulmane bosniaque. " L’universalité des droits est faite pour récuser d’avance tous ces faux alibis de la haine et de la violence, et pour protéger indistinctement tous les êtres humains.

A tous ceux qui ont survécu - mères, pères, frères, soeurs et amis des victimes de la barbarie -, et quelles que soient leur nationalité ou leur culture, il n’est pas nécessaire, comme vous l’avez déclaré, Monsieur le Secrétaire général, d’expliquer ce que signifient les droits de l’Homme. Ils le savent malheureusement mieux que nous. Pour tous ces êtres humains - hommes et femmes, enfants et adultes -, nous nous devons de rester fidèles aux idéaux de 1948. "


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message