A propos du sionisme : messianisme et nationalisme... (Etienne Balibar)

dimanche 22 février 2009.
 

« Dieu ne restera pas muet »

Ce texte a paru dans le N° 9 (Hiver 2007-2008) de l’Agenda de la pensée contemporaine, publié par les Centres Roland-Barthes et Marcel-Granet de l’Institut de la pensée contemporaine aux Editions Flammarion, en tant que compte-rendu des ouvrages suivants :

Jacqueline Rose, The Question of Zion, Princeton University Press, 2005.

Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, Editions La Découverte, 2004.

Amnon Raz-Krakotzkin : Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée bi-nationale, traduction par Catherine Neuve-Eglise, La Fabrique, 2007 (préface de Carlo Ginzburg).

Au moment où l’expropriation des « territoires occupés » par Israël achève de vider de son contenu l’hypothèse des deux Etats en Palestine, détruisant et morcelant le pays de façon apparemment irréversible, et où le conflit comme tel perd largement de son autonomie dans le cadre d’un état de guerre régional que polarise l’affrontement entre l’impérialisme américain, ses alliés et ses divers opposants (islamistes ou non), à quoi bon de nouvelles analyses de fond à propos de la constitution du sionisme ? Le décalage paraît abyssal entre leurs références historiques et théoriques complexes, la distance qu’elles établissent par rapport aux stéréotypes, et la brutalité des choix qu’un siècle de guerres et de violences, de manœuvres diplomatiques et de fausses solutions politiques, offre finalement aux parties en présence : élimination ou « transfert », à court terme, des populations arabes à l’exception de quelques zones de concentration et de surveillance, ou à plus long terme des populations juives au prix d’une nouvelle émigration massive. Ou l’une d’abord, et l’autre ensuite. [1]

Pourtant de telles analyses importent à plusieurs titres et je suis convaincu qu’il faut toujours prendre le temps de les conduire et de les discuter. D’une part elles révèlent les contradictions internes d’une idéologie et d’une politique qui, dans des conditions et des rapports de forces donnés, auront contribué comme peu d’autres à « faire l’histoire » dont nous sommes aujourd’hui les sujets - où que nous nous trouvions dans le monde. On peut certes s’en servir comme d’arguments polémiques contre tel ou tel, mais on peut aussi y voir l’indice des potentialités de division qui se sont cristallisées dans le passé, et pourraient le faire à nouveau si les circonstances s’y prêtent, contribuant à éviter le pire. L’essor de la pensée critique (dite parfois globalement « post-sioniste ») en Israël dans la petite minorité qui s’oppose vraiment à la colonisation et recherche l’action commune avec la résistance palestinienne est à vrai dire impressionnant. D’autre part, elles ouvrent à la réflexion des possibilités de comparaison entre un cas « extrême », sinon unique en son genre, et une multiplicité de formations étatiques qui associent elles aussi, bien que tout autrement, des composantes « messianiques » et des composantes « nationales », dans une synthèse de plus en plus problématique aujourd’hui. D’un côté, par conséquent, il s’agit de faire ressortir contre l’évidence l’indétermination logée au cœur d’une situation déterminée. De l’autre, il s’agit de contribuer à une réflexion globale sur les forces et les représentations impliquées dans les changements de notre horizon cosmopolitique. Dans les deux cas, il faut faire droit au passé agissant au sein du présent, en appliquant le maximum de rigueur à l’intelligence de ses pouvoirs.

C’est dans cette perspective que je voudrais confronter ici trois ouvrages récemment parus à propos du sionisme, qui domine toujours le « sens commun » des perceptions de la question juive et de son intrication avec l’histoire et les fonctions de l’Etat d’Israël. Dans la différence de leurs positions sur des points névralgiques, ils ont en commun de remettre en question l’idée d’une coupure entre le religieux et le politique, et de montrer dans la trajectoire d’Israël, non pas sans doute une histoire sainte, mais une histoire des puissances du sacré dans le monde profane, et de ses effets sur ceux-là mêmes qui s’en servent. Ils ont aussi l’intérêt d’articuler avec l’actualité une conjoncture intellectuelle étonnante, qui a vu tour à tour converger et s’opposer, autour de la critique de l’idée d’un « Etat Juif » en Palestine, les tenants d’un sionisme culturel alternatif et ceux d’un cosmopolitisme enraciné dans l’expérience juive de l’exclusion : l’épisode le plus frappant à cet égard étant la confrontation entre Scholem et Arendt au lendemain de la publication par celle-ci de son « rapport » sur le procès Eichmann.

Le premier ouvrage auquel je me réfère ne vient pas d’Israël, même si son auteur y entretient de multiples relations : c’est celui de Jacqueline Rose, The Question of Zion, issu de conférences données en 2003 à l’Université de Princeton. [2] Dans son premier chapitre (« The apocalyptic sting »), Rose commence par s’intéresser au fond messianique du sionisme politique en s’inspirant des analyses aujourd’hui classiques (mais toujours controversées) de Gershom Scholem sur l’histoire de la Kabbale et du messianisme juif. [3]

C’est Scholem lui-même qui, dès son installation en Palestine, avait opéré un rapprochement entre le sionisme et le sabbataïsme, dans lesquels il voyait les deux moments politiques de l’histoire du peuple juif à l’époque moderne. Le caractère « historique » de la rédemption dans le judaïsme (par opposition à l’idée chrétienne d’un salut dans l’autre monde), associé à l’espérance d’une fin des persécutions endurées dans l’exil et l’esclavage d’Israël, engendre une idéologie révolutionnaire que Scholem appelle « utopique » et « apocalyptique ». Résultat d’une « attente messianique intense » [4], cette idéologie se représente l’âge messianique comme le moment d’un « affrontement final d’Israël et des Nations », une conflagration dotée d’une signification cosmique dont les cataclysmes forment la condition de la renaissance nationale. A cette représentation (qui se retrouvera dans le marxisme) du rôle de la violence dans l’histoire, identifié aux souffrances d’un enfantement, une tradition particulière issue de la Kabbale ajoute une dimension spécifiquement antinomique : l’ère messianique n’est pas seulement celle de la réunion au sein de la divinité des parties du monde « brisé » depuis la création, c’est aussi, en vue de « hâter la fin », celui d’une inversion de la loi ou de sa réalisation à travers sa transgression (« c’est en violant la Torah qu’on l’accomplit »), forme spécifique de « l’activisme [prenant] l’utopie comme levier en vue de l’instauration du royaume messianique » - si indécise d’ailleurs que demeure la figure du messie lui-même. [5]

Le judaïsme traditionaliste et rationaliste (Maïmonide) a toujours vivement résisté à cette conception révolutionnaire - dans laquelle Scholem n’hésite pas à lire un « circuit d’influences mutuelles » du judaïsme et du christianisme millénariste. [6] Mais l’épisode de l’avènement, de la reconnaissance et de l’apostasie du « faux messie » Sabbataï Zevi, dont le retentissement a été immense au XVIIe siècle dans les communautés juives et dans le monde chrétien, est venu lui apporter une vérification spectaculaire. La « rédemption par le péché » y forme le lien « politique » entre le pouvoir charismatique du messie et l’espérance du peuple, allant jusqu’à l’autodissolution de ses traditions et débouchant sur une conception nihiliste de la destruction comme voie de la rédemption. [7] Scholem lui-même a vu dans cet épisode une première manifestation du nationalisme juif et de ses projets de libération, anticipant le sionisme de Herzl. Il n’a cessé, en conséquence, de mettre en garde contre l’identification du retour des Juifs exilés en Palestine avec la rédemption, cherchant à « neutraliser » la dimensions apocalyptique du messianisme, mais sans le liquider, en maintenant séparés le moment politique lié aux structures nationales, étatiques, territoriales, et le moment spirituel, et en recherchant une interprétation mystique de la rédemption comme rétablissement de l’unité et de l’harmonie du monde. [8] Ses interventions tendent à définir cet écart, en particulier dans les années où il s’associe à Martin Buber, au rabbin Judah Leib Magnes (fondateur de l’Université hébraïque de Jérusalem) et à d’autres intellectuels installés en Palestine au sein du mouvement Brit Shalom qui combat le ralliement du sionisme aux perspectives de conquête prônées par le « révisionnisme » de Jabotinsky. [9] L’une des plus remarquables est une lettre à Franz Rosenzweig de 1926, dans laquelle il s’inquiète des conséquences pour la langue sacrée, mais aussi pour la conscience collective et l’avenir des Juifs établis en Palestine, de la transformation de l’hébreu en langue nationale : « Dieu ne restera pas silencieux », c’est-à-dire que malgré l’apparente sécularisation de la langue, les puissances apocalyptiques recélées par l’invocation des récits sacrés tendront à se réaliser - quels qu’en soient les obstacles et le prix humain. [10]

Jacqueline Rose se sert de la conception de Scholem pour interpréter la trajectoire du sionisme depuis la rédaction du roman utopique de Herzl, Altneuland (1902), jusqu’à la fondation d’Israël comme « Etat juif » sur la terre de Palestine (1948) et à la situation actuelle d’occupation et d’anéantissement progressif de la société palestinienne. Elle y voit une réalisation de l’élément antinomique du messianisme transformé en programme d’action politique, à la fois destructeur et autodestructeur. Les analogies entre la personnalité maniaco-dépressive de Sabbataï Zevi et celle de Herzl constituent un des points d’appui de son argumentation, qui n’a pas manqué de susciter la polémique. [11] Mais l’essentiel porte sur les rapports entre deux questions : celle du territoire national comme « terre de rédemption » assignée au peuple par la révélation ou par l’histoire, mais suspendue à une appropriation interminable, toujours « insuffisante » et donc d’autant plus éradicatrice des traces historiques antérieures ; et celle du narcissisme collectif susceptible de transformer tout « corps étranger » en ennemi et de faire d’un peuple de victimes un peuple d’oppresseurs. Rose conduit sa réflexion à la lumière des conceptions psychanalytiques (Freud, Bion, Lacan) de l’identité collective et des mécanismes de défense contre la réalité qu’elle engendre. Tout tourne donc autour des figures de l’extrême violence et de son élaboration imaginaire. Le mythe d’une Palestine « terre sans peuple » - dénégation qui peut porter soit sur la présence physique des « nomades » (en réalité des paysans), soit sur la légitimité de l’implantation historique des Arabes dans la « terre de la Bible », soit sur l’identité nationale même des Palestiniens - doit être forcé dans la réalité contre les « puissances du mal » qui lui résistent. Cependant que la réalité historique de l’antisémitisme et son aboutissement traumatique dans le génocide se retournent dans la conviction que les victimes du sionisme sont en réalité ses persécuteurs. [12] C’est ainsi que toute manifestation d’hostilité devient une menace d’anéantissement (physique, mais aussi symbolique : déchéance et « honte » collective, traduisant l’impuissance des Juifs, telle que la Shoah a été longtemps présentée en Israël), contre laquelle tous les moyens sont sanctifiés (« tout soldat de la milice juive est une actualisation du messie »). [13]

Le cœur de cette analyse est donc une réflexion psycho-politique sur la façon dont l’antisémitisme en est venu à constituer, non seulement (comme Herzl n’avait de cesse de le répéter) l’allié objectif du sionisme, anéantissant les illusions d’assimilation et persuadant les Juifs que la persécution est pour eux le seul destin en dehors de « leur » Etat, mais le schème projectif d’une conception mélancolique de soi, dans laquelle le groupe se voit (et redoute en même temps de se voir) comme victime absolue, objet de la haine meurtrière d’un Autre à la fois omniprésent et radicalement méchant. Cette conception de l’identité collective évite toute remise en question de sa propre politique et permet par avance de verser la critique au compte de l’hostilité. Elle n’est évidemment pas la seule possible bien que, dans des circonstances déterminées qui « libèrent » l’élément antinomique de l’inconscient lui-même, elle soit peut-être irrésistible. C’est pourquoi Rose confère une importance essentielle, au centre de son livre, à l’alternative pour laquelle plaida au sein du sionisme le courant « spirituel » inauguré par Ahad Ha’am (Asher Ginzberg) [14], en qui elle voit non seulement l’inspirateur précoce, en face de Herzl, d’une critique du nationalisme exclusif qui rend invisibles les occupants antérieurs de la terre promise, mais (anticipant le Freud du Malaise dans la civilisation en même temps qu’il poursuit une tradition rabbinique) l’initiateur d’une « clinique » des identifications mélancoliques, qui libérerait la conscience collective de la plainte et de l’injonction sans pitié des ancêtres. [15]

C’est aussi du rapport aux ancêtres que nous parle, selon une tout autre méthode, l’ouvrage d’Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, qui me semble n’avoir reçu jusqu’à présent qu’une attention biaisée ou insuffisante. [16] Idith Zertal s’intéresse en historienne à la constitution et aux fonctions de la mémoire collective, puisant aux travaux de Maurice Halbwachs et, plus récemment, de Benedict Anderson et d’autres historiens de la culture nationale. Elle rejoint en conclusion les positions d’Arendt qu’elle essaye d’adapter aux conditions de la politique israélienne actuelle.

La plus grande partie de son livre est une étude détaillée de la façon dont a été construit et incorporé à tout un ensemble de commémorations et d’institutions éducatives le « lien crucial et exclusif » entre la mémoire de la Shoah et la politique de défense de l’Etat d’Israël. [17] Son effet pervers est l’inscription au cœur de la conscience collective d’une équivalence entre le monde arabe (aujourd’hui, de plus en plus : musulman) et un nouvel hitlérisme, martelée dans les discours de l’élite politico-militaire (sauf par Rabin avant son assassinat…) et largement adoptée par l’opinion publique. Il est à noter ici, pour prévenir les hauts cris, que Zertal (pas plus que Rose précédemment) ne conteste qu’Israël ait des ennemis, ni que ses ennemis souhaitent ou fantasment son élimination. [18] Elle ne conteste pas non plus que, dès l’époque du Yishouv et pendant la Deuxième guerre mondiale, des dirigeants palestiniens aient imaginé une alliance avec le nazisme contre « l’ennemi commun » [19] et que le révisionnisme ou le négationnisme soient largement encouragés aujourd’hui dans le monde arabo-islamique. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit mais de la construction endogène d’une image collective de soi [20] par la superposition, autour de certains événements symboliques, de deux systèmes de représentations dont l’un reconstruit l’histoire ancienne ou récente, et l’autre interprète politiquement le contemporain, qui échangent en permanence leurs pouvoirs de figurer le réel, pour légitimer la déshumanisation de l’ennemi. Ce n’est pas forcer le sens de l’argumentation de Zertal, par conséquent, que de lui attribuer pour mobile non pas une sous-estimation de l’importance de la Shoah dans la conscience et l’histoire juives contemporaines, mais bien une révolte devant son instrumentalisation et finalement sa banalisation [21], qui la prive de sa réalité historique et dépossède ses victimes au profit de son imminence imaginaire dans une tout autre conjoncture politique - rendant par là-même, eu égard à la disproportion, invisibles et impensables les violences et les crimes du présent.

Son analyse articule plusieurs moments. Le premier porte sur la fiction d’une chaîne de sacrifices héroïques pour la patrie, initiée bien avant la proclamation de l’indépendance et la guerre de 1948, appropriant au cas d’Eretz Israël le modèle européen du lien sacré entre « la terre et le sang » - à ceci près qu’il s’agit en Palestine, pour une part essentielle, de créer, déplacer et défendre la frontière contre un ennemi intérieur - dont le modèle est la résistance jusqu’à la mort des colons de Tel Haï en Haute Galilée contre leurs assaillants arabes (1920). [22] Avec les deux autres exemples-clés, celui de l’exaltation de l’insurrection du ghetto de Varsovie (1943) comme un « combat sioniste pour l’honneur d’Israël » [23] et celui de la tragédie de l’Exodus gérée par la direction de l’Agence juive en vue d’influer sur les débats de la Commission de l’ONU en 1947, on passe déjà à une seconde question, encore plus délicate, celle du tri effectué par la politique israélienne entre les témoignages et même les personnes des survivants. Son point d’aboutissement est une discussion de la façon dont la construction étatique de la mémoire a refoulé ce quelle considérait comme « honteux » du point de vue de l’homme nouveau et construit des boucs émissaires au sein des victimes elles-mêmes, en exonérant au passage de véritables collaborateurs. [24] Ce qui se dégage alors, suivant l’expression frappante de Zertal, c’est une « mémoire sans sujets » (p. 121), un « mélange d’appropriation et d’exclusion » (p. 36) dont le sens idéologique est de construire une « religion civique » (p. 82) et de « purifier » Israël lui-même de la « honte juive » que représenterait la mort infâme des victimes impuissantes (pp. 91, 115).

Sans restituer pour autant aux survivants le droit à la parole, dont l’Etat (et secondairement l’armée, les organisations de colons) se feront à leur place les « héritiers patentés » (p. 237), l’officialisation du culte des morts de la Shoah dont le procès Eichmann de 1961 a constitué la plaque tournante procédera néanmoins sur ce point à un déplacement significatif. La Shoah n’est plus rangée du côté de la dégénérescence et de la « passivité » du juif de ghetto en face de laquelle se dresse « l’homme nouveau » qu’incarne le pionnier sioniste, elle est transfigurée en événement fondateur de la renaissance nationale et signe négatif de l’élection d’Israël, garantissant a priori la sainteté de ses objectifs et des moyens (notamment militaires) destinés à les atteindre. [25] Son « unicité » n’est plus discutée (comme ce fut encore le cas à l’époque du Biafra) mais revendiquée et sacralisée. [26] A nouveau donc, et sur une beaucoup plus grande échelle, une situation est lue systématiquement dans l’ombre d’une autre, instituant une psychologie collective angoissée qui déborde toutes les circonstances particulières susceptibles de l’alimenter (guerres régionales, attentats-suicides, revendication palestinienne du « droit au retour »), et aboutissant à la conscience de soi d’Israël comme une « nation réfugiée » placée en permanence sous le signe de l’extermination. « Dans cet univers où toutes les significations sont inversées et toutes les projections permises, les peuples conquis deviennent conquérants, les persécuteurs sont transformés en persécutés, les criminels en victimes, et ce monde à l’envers est sanctionné par le sceau suprême d’Auschwitz. » [27]

On comprend dans ces conditions que l’intervention d’Arendt s’exprimant « en tant que juive » dans son compte-rendu et son interprétation du procès Eichmann, mais refusant toute affiliation de groupe [28], ait fait scandale, et que ce scandale dure encore. Après avoir pour la première fois publié en hébreu la lettre d’Arendt à Scholem que celui-ci s’était engagé à faire paraître avec la sienne, Idith Zertal consacre un long chapitre à cette apologie de la pensée libre (Selbstdenken, formule tirée de Lessing) contre « la catastrophe du messianisme politique », et s’en inspire dans ses conclusions. A ses yeux, par delà la critique du manque de parole du grand historien, la polémique est exemplaire de la façon dont le courant passé par l’utopie de l’entente judéo-arabe se divise entre un nationalisme culturel, impuissant à se dissocier des extrapolations mythiques de l’histoire, alors même qu’il en étudie savamment la généalogie, et une « citoyenneté du monde » pour qui le problème politique essentiel est celui des conditions historiques de cohabitation entre les diverses exigences d’autodétermination, comme telles aussi inconditionnellement justifiées que mutuellement antagonistes.

La controverse Scholem-Arendt occupe aussi une place centrale dans notre troisième ouvrage, celui d’Amnon Raz-Krakotzkin : Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée bi-nationale. [29] Mais, sur le fond de l’amitié commune avec Walter Benjamin, dont chacun des deux écrivains s’est en quelque sorte attaché à l’un des côtés de la pensée, elle est réexaminée à partir de la « théologie politique » qui sous-tend la construction de l’Etat d’Israël et son expansion coloniale jusqu’aux limites (d’ailleurs indéterminées) del’Eretz Israël biblique. Troisième perspective, donc, recoupant et déplaçant les précédentes. [30] Il ne saurait être question de rendre compte ici intégralement d’un texte éminemment discutable (espérons qu’il le soit), mais éblouissant d’érudition et d’ambition théorique. Après avoir indiqué en quel sens l’auteur entend la notion qui figure dans son titre et commande ses conclusions pratiques, je concentrerai mes remarques sur trois points transversaux.

Krakotzkin prend soin de distinguer ce qu’il appelle la « pensée binationale » d’une solution institutionnelle quelconque du conflit israélo-palestinien dans la forme d’un ou de deux Etats. Esquissée dans l’entre-deux-guerres autour de Buber, Magnes, Scholem, Arendt, et survivant aujourd’hui en Israël dans la minorité qui se bat pour les droits des Palestiniens, elle consiste d’abord dans une reconnaissance effective de la présence des Arabes [31] comme premiers occupants de la terre en Palestine, ensuite dans l’idée que « les droits des Juifs et des Arabes forment un tout » de sorte qu’on ne peut faire progresser la démocratie qu’en « traitant simultanément les deux facettes » (p. 209), et ne raisonnant plus en termes de souveraineté exclusive, mais limitée ou partagée. Enfin, ce qui est plus difficile, elle pose que pour les Juifs eux-mêmes « la Palestine est un pays d’exil », comme elle l’est devenue pour les Palestiniens, de sorte qu’il n’y a pas d’identification eschatologique possible entre le « retour » des Juifs en Palestine et la construction d’un Etat au sein du Moyen-Orient. [32] Elle constitue donc à la fois une « réforme intellectuelle et morale » et une méthodologie politique dans la situation d’aujourd’hui, sans fin prévisible.

Dans cette perspective, la première thèse du livre est que la distinction admise entre un camp « laïque » et un camp « religieux » en Israël est dénuée de sens. Car c’est le nationalisme laïque et notamment le socialisme, dominant au moment de la fondation de l’Etat et responsable de sa politique, seul ou en coalition, pendant des décennies, qui a réalisé la « sécularisation » et la conservation des schèmes théologico-politiques : sacralisant les symboles nationaux (le drapeau à l’étoile de David), faisant de la Bible la référence absolue pour la représentation des frontières, et de la terre d’Israël un lieu d’élection qui ne peut être approprié que par les Juifs. Krakotzkin résume dans un Witz cette sécularisation à rebours : « Dieu n’existe pas, mais il nous a promis cette terre ». Cette théologie déniée mais omniprésente combine donc étroitement l’aspect politique, l’absolutisation de la formation nationale étatique, avec une déviation religieuse apocalyptique [33] au regard de l’idée de la condition humaine comme exil, qui constituerait le fond éthique et mystique du judaïsme, communiquant avec l’interdiction de « hâter la fin ». [34] Elle entraîne comme conséquence paradoxale qu’il faut plutôt chercher les opposants au messianisme politique du côté des penseurs et des partis « religieux » qui s’opposent à l’idée du territoire israélien comme terre sainte, que du côté des « laïques » autoproclamés. [35]

La négation de l’exil, cette fois dans un sens directement historique, est aussi au cœur de la critique par Krakotzkin de « l’orientalisme » (au sens de Said) qui selon lui imprègne les images de soi et les politiques culturelles de l’Etat d’Israël. Le paradoxe est qu’une nation née de la persécution subie par les Juifs en Europe se conçoive (dès les écrits de Herzl) comme l’avant-garde d’une européanisation du Moyen-Orient et, retournant contre elle-même - non sans une extrême ambivalence - le système des « stigmates » inventés par l’orientalisme, en vienne à pourchasser avec acharnement dans son histoire, ses traditions culturelles, sa composition ethnique, tout ce qui évoque l’altérité par rapport aux modèles de communauté développés par les nations et les empires coloniaux européens. Cet orientalisme « délocalisé » ou projeté hors de son lieu d’origine vaut naturellement pour la négation systématique des droits et de l’existence des occupants arabes de la Palestine et pour la représentation de l’Islam sous les traits de l’arriération et du fanatisme. Mais il vaut aussi pour la violence symbolique dont font l’objet les Juifs « orientaux » et l’effacement systématique de la culture judéo-arabe, populaire aussi bien que savante, pourtant liée au grand moment de renaissance du judaïsme médiéval entre Bagdad et Cordoue. [36] Un paradoxe pour un Etat qui se construit en plein Moyen-Orient et dont, outre les 20% d’Arabes israéliens, près de la moitié de la population majoritaire provient du Yemen, d’Irak et du Maghreb ! Plus profondément encore il vaut pour la façon dont, reniant une conception spécifiquement juive de l’historicité (telle que Benjamin tentera de la retrouver) au profit du « grand récit » de la modernisation étatique, le discours dominant en Israël présente l’essentiel de l’histoire juive millénaire, dans les conditions de la diaspora, comme une longue parenthèse négative et une expérience d’aliénation de l’identité collective. La construction de l’homme nouveau devient ainsi, non seulement l’instrument de « l’éradication du passé », mais le processus dans lequel sont assimilés et entérinés les stéréotypes de l’antijudaïsme européen.

A la pointe extrême de cette critique, Krakotzkin en vient alors, développant une intuition de Scholem contre Scholem lui-même, à argumenter en faveur de la thèse selon laquelle la « théologie politique sécularisée » qui commande la politique israélienne, n’est pas tant l’effet d’une déviation interne du messianisme juif que le résultat de son imprégnation par des schèmes spécifiquement chrétiens : depuis l’appropriation des principes protestants de lecture littéraliste et d’autorité exclusive de la Bible jusqu’à l’utilisation de l’extermination comme moment théophanique fondateur, signe de Dieu dans l’histoire profane, en passant par la représentation de la « fin de l’exil » comme une « rentrée dans l’histoire » au sens progressif et positif du terme. [37] C’est contre une telle inversion des perspectives, beaucoup plus aliénante que la « dégénérescence » à laquelle elle prétend mettre fin, que Krakotzkin invoque l’idée benjaminienne d’une histoire de la rédemption comme « histoire des vaincus » (ou, dans le langage d’Arendt, des « parias »). [38] Elle n’a d’ailleurs rien de purement spéculatif, puisqu’elle commande à ses yeux la possibilité même d’exercer une responsabilité politique des conséquences pour les autres et pour soi de la conquête sioniste, dont dépendent les chances à vrai dire bien ténues de ne pas en payer collectivement le prix fort. [39]

Pour conclure, je voudrais insister sur deux problèmes qui appellent à l’évidence de nouvelles réflexions. Un point commun aux analyses de Rose, de Zertal et de Raz-Krakotzkin, que la divergence même de leurs méthodes fait ressortir avec plus de force (et même de violence), c’est la prégnance de l’antisémitisme et la profondeur des effets différés que son intériorisation ne cesse de produire dans la conscience de soi ou Selbstthematisierung indissociable de la construction nationale israélienne. Sans doute admettra-t-on qu’aucune forme (et l’on sait qu’il y en a plus d’une…) d’identification au judaïsme et à la judéité ne peut en être indemne. Le traumatisme de la Shoah, transmis de génération en génération, lui ajoute une dimension de fatalité très difficilement résistible. Mais la situation est qualitativement différente pour la conscience nationale israélienne parce que le rapport du « soi » à « l’autre » (l’étranger, l’ennemi) y fait l’objet d’une construction institutionnelle, d’une appropriation politique, et que cette construction se déroule dans les conditions d’une colonisation, donc d’une dénégation « vitale » de la condition d’oppresseurs des anciennes victimes (ou plutôt - ce qui n’est pas tout à fait la même chose - de leurs héritiers). Tout se passe alors - effet de « dette perverse », dit Zertal - comme si la formule de Sartre : « c’est l’antisémite qui fait le Juif », avait trouvé une réalisation différée : c’est l’antisémitisme qui construit la judéité pour l’Israélien, à la fois dans la définition de ce qu’il rejette hors de lui-même et dans ce à quoi il s’identifie - la catégorie suprêmement ambivalente de « victime » rassemblant paradoxalement les deux aspects.

La conséquence pratique qui semble s’en dégager est double, et bien entendu ne concerne aucunement les seuls juifs, ou Israéliens. D’une part, il faut approfondir, comme avaient commencé à le faire chacun à sa façon Hilberg, Arendt, Poliakov, Arno Mayer, la nature du lien historique entre antisémitisme et extermination, qui n’a rien de logique ou de linéaire. D’autre part il faut inscrire une lutte idéologique sans merci contre les formes présentes de l’antisémitisme (en Orient comme en Occident) à l’ordre du jour de toute tentative de contribuer à une solution du conflit israélo-palestinien par la « neutralisation », autant que faire se peut, du messianisme nationaliste : car celui-ci se nourrit de toute circonstance dans laquelle le réel s’offre à vérifier son imaginaire. Ce qui n’implique pas de céder au chantage auquel est exposé tout examen critique de l’histoire et de la politique israélienne. La difficulté vient de ce que l’antisémitisme est certes utilisé tactiquement par Israël, mais forme beaucoup plus profondément un point d’ancrage inconscient de son identité, originairement associé au discours du sionisme, que les obstacles et les démentis n’affaiblissent pas mais renforcent.

Sur un autre plan, les analyses de nos auteurs réactivent une question complexe mais cruciale : en quoi la formation idéologique désignée ici comme « messianisme nationaliste » ou sacralisation de la nation par « l’ange de la mort » est-elle spécifiquement israélienne ? Une partie de la fascination qu’exerce le sionisme, en Occident ou ailleurs, sur des esprits qui n’ont pas de sympathie particulière pour la colonisation, mais qui, en revanche, sont attachés à une conception « civique » ou « républicaine » de la nation et à la façon particulière dont elle conjugue universalisme et communautarisme, égalitarisme et exclusion, ne vient-elle pas de ce que le nationalisme israélien porte à l’extrême (et au point de rupture) une formation idéologique qui ne lui est pas - ou pas entièrement - propre ? Dans un moment où se voit partout remise en question la combinaison de messianisme et de nationalisme qui est plus ou moins indissociable de la traduction d’une identité historique en politique d’Etat, et s’attache selon les cas aux idées de mission civilisatrice, d’Elect nation, de « terre de résurrection » sur laquelle naît l’homme nouveau, ou de « nation victime de l’histoire » (France, USA, URSS, Pologne, Inde, Iran…), le cas particulier d’Israël apparaît comme le bastion d’une certaine image de la souveraineté, et comme le lieu où elle est (toujours déjà) dans l’ombre de la mort. [40] La formule très spinozienne du rabbin Haïm Grodzinski que rapporte Krakotzkin : « Israël est un Etat comme les autres », prend alors une autre signification. [41] Elle commande une enquête plus complète sur tout ce que le couple de la terre des ancêtres et du patriotisme sacrificiel, exacerbé par le nationalisme israélien, doit en réalité à l’histoire européenne des nationalismes (Barrès !). Mais aussi, évidemment, sur le fait que celle-ci n’a cessé de réactiver et d’exploiter les modèles bibliques : et l’on retrouve le « circuit d’influences mutuelles » dont parlait Scholem. Enfin, elle demande que nous posions le problème de la spécificité et de la singularité (de l’unicité, si l’on veut) de l’histoire juive en Israël et en dehors d’Israël, non pas en termes d’essences ou d’identités, mais en termes de relations et d’altérités internes, au passé comme au présent. Tout Etat est « comme les autres », mais aucune histoire nationale n’est comme une autre, puisqu’elle reflète en son sein toutes les autres.

Etienne Balibar


[1] Voir, pour ne faire état sur ce point que de nos hypothèses personnelles : Etienne Balibar et Jean-Marc Lévy-Leblond : « Guerre en Orient ou paix en Méditerranée ? », Le Monde du 19 août 2006 (version non abrégée disponible sur le site http://www.lemonde.fr/web/article/0...).

[2] Sa traduction a été refusée par un grand éditeur français. Professeur à l’Université de Londres, J. Rose est notamment l’auteur de The Haunting of Sylvia Plath, 1991, Virago ; Why War - Psychoanalysis, Politics and the Return to Melanie Klein, 1993, Blackwell (en coll.) ; On Not Being Able to Sleep - Essays on Psychoanalysis in the Modern World, 2003, Chatto ; ainsi que d’une introduction à la nouvelle traduction anglaise des essais de Freud sur la « psychologie des masses » (Penguin Books).

[3] Voir en particulier, en français, Gershom Scholem : Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme (Calmann Lévy, 1974) (où figure l’essai sur « La rédemption par le péché »), et Sabbataï Tsevi, le messie mystique 1626-1676 (Verdier 1990). La présentation la plus complète de la trajectoire intellectuelle de Scholem est celle de David Biale : Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire, Editions de l’éclat 2001. Voir également Pierre Bouretz : Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Gallimard 2003, chap. IV (« Gershom Scholem : la Tradition entre connaissance et réparation »).

[4] Voir Le messianisme juif, op. cit., p. 27.

[5] Ibid., p. 40.

[6] Ibid., p. 42.

[7] Ibid., p. 139 sq., et Sabbataï Tsevi…, cit.

[8] Sur la thématique de la « neutralisation du messianisme » chez Scholem, cf. Biale, cit., p. 132 sq.

[9] Voir Martin Buber : Une terre et deux peuples, la question judéo-arabe, Lieu Commun, Paris 1985.

[10] L’essentiel des interventions politiques de Scholem entre 1916 et 1974 est traduit dans le recueil Le prix d’Israël, Editions de l’Eclat, Paris 2003. La lettre à Rosenzweig, longtemps ignorée, joue aussi un rôle central dans les analyses beaucoup plus critiques de Raz-Krakotzkin, soulignant que c’est à partir d’une « interprétation typiquement messianique de la situation » que Scholem « met en garde contre le danger messianique que cache la laïcisation » (Exil et souveraineté, p. 133). Le rapport « ambivalent » (selon Carlo Ginzburg) de Krakotzkin à l’œuvre et à la personnalité de Scholem est influencé par les critiques de la nouvelle génération de spécialistes de la Kabbale contre sa conception « nationale » du messianisme ancien (cf. Moshe Idel : Messianisme et mystique, Paris 1994 ; Mystiques messianiques de la kabbale au hassidisme, XIIIe-XIXe siècle, Paris 2005).

[11] Voir en particulier l’échange avec Shalom Lappin dans la revue online www.democratiya.com/review.asp ?reviews.

[12] J. Rose renvoie ici à l’article essentiel d’Edward Said (à la mémoire duquel son livre est dédié) : « Zionism from the point of view of its victims » (1979).

[13] Formule du dirigeant socialiste Shmuel Yavne’eli, datant de 1918, citée par Rose p. 150. Le thème de la « honte nationale » est également analysé par Idith Zertal. Il est rattaché par Krakotzkin à une problématique plus générale de l’abjection du juif « exilique », notoirement insistante dans la formation du caractère national israélien.

[14] dont s’est aussi réclamé Scholem (avant 1933) : « Je suis à cet égard un ahad-haamiste religieux », cit. in Le prix d’Israël, p. 163. Voir également D. Biale, cit., p. 40 sq., 171-175.

[15] Rose, cit., p. 96 sq.

[16] Auteur de nombreuses études sur l’histoire de l’Etat d’Israël et sur l’émigration en Palestine, Idith Zertal a été professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et au Centre interdisciplinaire d’Herzliya. Elle enseigne aujourd’hui à Bâle. Son ouvrage le plus récent (en collaboration avec Akiva Eldar) est : The War Over Israel’s Settlements in the Occupied Territories, 1967-2007, Nation Books 2007.

[17] Sur l’institution du « lien exclusif » entre la mémoire de la Shoah et le site de Jérusalem par la loi Yad Vashem, et son rapport à d’autres politiques des « lieux de mémoire », cf. Zertal, p. 120. Sur les réticences de certains rescapés de la Shoah, p. 130 sq.

[18] Ce point est particulièrement important en ce qui concerne la propagande nassérienne dans les jours qui précédèrent l’attaque de juin 1967, présentée dès lors comme un cas de légitime défense préventive. Cf. Zertal, cit., p. 166.

[19] Ibid., p. 144 sq., en particulier sur les démarches du grand Mufti Hadj Amin Al-Husseini.

[20] Les sociologues d’inspiration luhmanienne emploieraient ici la catégorie difficilement traduisible de « Selbstthematisierung » ou « auto-caractérisation » (cf. Ulrich Bielefeld : Nation und Gesellschaft. Selbstthematisierungen in Frankreich und Deutschland, Hamburg 2003).

[21] Sur le « long processus de banalisation de la Shoah », cf. pp. 88, 156, etc.

[22] Dans la version la plus étendue du récit mythique, qui noue les épisodes modernes à l’Antiquité (la destruction du Second Temple, la révolte de Bar Kokhba et la bataille de Massada), cette chaîne permet aussi de conforter l’idée d’une identité nationale et territoriale millénaire, dans laquelle la diaspora n’aurait représenté qu’une « non histoire » ou une parenthèse tragique avant la reconquête. Raz Krakotzkin de son côté discute la fiction de la révolte de Bar Kokhba et son opposition à la tradition rabbinique : Exil et souveraineté, p. 100 sq.

[23] Zertal, cit., p. 36 sq. Après d’autres, Zertal souligne que le principal dirigeant survivant du Ghetto de Varsovie, Marek Edelman, s’est toujours opposé à cette transfiguration de l’insurrection en épisode d’héroïsme « sioniste », et plus généralement à l’idée que la création de l’Etat d’Israël puisse représenter non seulement une conséquence historique, mais le « sens » révélé a posteriori de la Shoah (pp. 47 sq.).

[24] En particulier en vertu d’une loi de 1950 « contre les criminels de guerre et les auteurs de crimes contre l’humanité » présents en Israël même : Zertal, p. 83 sq. Dans la pratique, elle avait pour cible des Juifs, eux-mêmes survivants de la Shoah (comme les anciens kapos et responsables de chambrées des camps de concentration), mais aboutissait à exonérer largement les notables qui négocièrent avec les nazis au nom des Judenräte d’Europe centrale. Elle déboucha sur le scandale du procès Kastner (1952), dont Ben Gourion conçut le procès Eichmann comme la réparation symbolique (p. 112 sq.).

[25] Selon Zertal, qui suit sur ce point Arendt, mais aussi d’autres historiens (dont le britannique Trevor Roper, très favorable aux objectifs d’Israël), le procès a été rigoureusement conçu en ce sens.

[26] Sur l’assimilation des massacres du Biafra en 1968 et du génocide juif, et le dilemme moral alors affronté par Israël, cf. Michal Givoni : « Des victimes pas comme les autres. Réactions israéliennes face à la catastrophe du Biafra », in Israël et l’autre, sous la direction de William Ossipov, Editions Labor et Fides, Genève 2005.

[27] Zertal, p. 268-269 (« L’ange de la mort d’Auschwitz »). Rappelons qu’Edward Said, à contre-courant de son propre camp, avait appelé les Palestiniens et les Arabes à tenir compte de cette psychologie et, au-delà, à faire du génocide juif et des droits qu’il entraîne (dont ne faisaient pas partie à ses yeux celui de déposséder les autres) une des conditions de la solution du problème israélo-palestinien : The Question of Palestine (Londres, 1981) ; The Politics of Dispossession (Londres, 1994).

[28] Ce dont témoigne sa controverse avec Scholem à propos de « l’amour d’Israël » ou « amour du peuple juif » (Ahavat Israel), auquel elle oppose non « l’amour de l’humanité » mais celui des individus et des amis : voir Les origines du totalitarisme, suivi de Eichmann à Jérusalem, Gallimard 2002, p. 1342 sq., ainsi que G. Scholem, Fidélité et utopie. Essais sur le judaïsme contemporain, Calmann Lévy, 1978, p 213-228. Sur la conception de la « question juive » chez Arendt avant et après le procès Eichmann, voir Martine Leibovici, Hannah Arendt, une Juive. Expérience, politique et histoire (préface de P. Vidal-Naquet), Desclée de Brouwer, 1998.

[29] L’auteur est senior lecturer d’histoire du judaïsme à l’Université de Beersheva. Ses publications antérieures portent notamment sur la censure catholique et les transformations de la pensée juive qu’elle entraîne dans l’Europe classique.

[30] L’étroitesse des échanges réciproques entre Scholem et Benjamin sur la théologie et la philosophie de l’histoire (jusqu’aux « Thèses » de 1940, remises à Arendt et publiées par elle) fait l’objet du livre d’Eric Jacobson : Metaphysics of the Profane. The Political Theology of Walter Benjamin and Gershom Scholem, Columbia University Press 2003. Lire également Michael Löwy : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris 2001.

[31] au milieu desquels vivaient de tout temps des communautés juives, soumises par l’Empire Ottoman au statut minorisant de dhimmis

[32] Ce qui revient à critiquer la notion inscrite dans la Constitution israélienne d’un Etat « démocratique » parce que « juif » (et pour les juifs exclusivement). Cette idée du « pays d’exil » est liée à une élaboration « séculière » de la tradition religieuse pour qui la terre d’Israël ne constitue pas le lieu ou l’instrument du salut, mais celui où les juifs tentent de continuer à « vivre en exil » aussi longtemps que toute l’humanité n’est pas libérée de l’esclavage ou de l’oppression. Elle rejoint la critique de l’étatisme chez Benjamin et l’opposition tracée par Arendt entre la position du « parvenu » et celle du « paria ». Cf. p. 199-201.

[33] Puisqu’elle en vient à préférer l’autodestruction au partage de la terre : voir le développement sur « l’option de Samson » et le tabou de nomination portant sur l’arme nucléaire israélienne, p. 152 sq.

[34] Ibid., p. 45 sq., 197 sq.

[35] Ibid., p. 196-203 (avec référence à Baruch Kurzweill et Yeshayahou Leibowitz). Bien entendu les partis nationalistes religieux sont le fer de lance de la colonisation des territoires occupés.

[36] Krakotzkin parle de « désarabisation forcée » : p. 83. Il s’appuie en particulier sur l’œuvre de Gil Anidjar, philosophe et historien élève de Derrida, auteur de « Our Place in Al-Andalous » : Kabbalah, Philosophy, Literature in Arab Jewish Letters, Stanford 2002 ; de The Jew, the Arab : A History of the Enemy, Stanford 2003 ; et tout récemment de Semites : Race, Religion, Literature, Stanford 2008). Le refoulement israélien de l’élément judéo-arabe au cœur de sa propre identité historique est l’envers de la façon dont le discours de l’Europe « chrétienne » a fantasmatiquement installé le Juif et l’Arabe, depuis la Renaissance au moins, dans la position d’ennemis absolus, intérieur et extérieur, qui profondément ne font qu’un.

[37] Voir en particulier les chapitres I (« La négation de l’exil dans la conscience sioniste ») et II (« Le retour à l’histoire »). Scholem discute notamment des rapports entre messianisme juif et millénarisme chrétien dans Sabbataï Tsevi, cit., p. 105 sq.

[38] Voir essentiellement le chapitre VII : « Arendt, Benjamin, Scholem et le binationalisme ».

[39] Soigneusement distinguée d’une culpabilité : voir pp. 206 sq.

[40] On lira, je pense, une idée de ce genre sous-jacente à certains écrits récents de Jean-Claude Milner : voir Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier 2003, en particulier § 55, p. 97 sq. : « En vérité, il n’y a qu’un seul obstacle réel [à l’expansion de la « paix » européenne, synonyme de « société illimitée »] (…) c’est l’existence d’un Etat nommé Israël. Car Israël se présente comme un tout limité, dans la forme d’un Etat-nation, réclamant des frontières sûres et reconnues. Un tel langage est réputé intrinsèquement guerrier… ».

[41] Raz-Krakotzkin, cit., p. 111, 199. Cette formule me frappe d’autant plus qu’à l’époque de la perestroïka, au philosophe Lucien Sève qui me demandait avec une fausse naïveté (et une véritable angoisse) : « que penses-tu de l’URSS ? », j’avais répondu précisément cela : « C’est un Etat comme un autre… »


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