Les juifs et juives aux États-Unis à l’heure de la guerre à Gaza

mercredi 5 juin 2024.
 

Warren Montag est professeur des Humanités à Occidental College, une université de la région de Los Angeles. Ses études portent notamment sur la pensée de Spinoza et d’Althusser.

ContreTemps : Une partie de l’opinion publique française pense, soit par ignorance, soit dans la logique d’idées antisémites, que le soutien américain à Israël est dû au poids énorme de ce qu’ils appellent le « lobby juif » aux États-Unis. Or, tout le monde a remarqué que l’état d’esprit de la population juive des États-Unis à l’égard d’Israël est en pleine évolution. De quand date ce changement ?

Warren Montag : C’est une histoire compliquée, mais avant de l’aborder une clarification sur la question du « lobby juif » et du contrôle juif de la politique étrangère américaine s’impose. L’explication de la politique étrangère américaine en tant qu’instrument d’un pouvoir juif est une conception erronée à tous points de vue. L’idée que les nations impérialistes sont dirigées par de petites entités essentiellement étrangères agissant en secret est non seulement absurde d’un point de vue empirique, mais incarne aussi une approche grossièrement réductrice de la politique, le plus souvent liée à l’une des nombreuses théories du complot qui confèrent aux juifs des pouvoirs surnaturels de tromperie et de manipulation. Lorsque, comme cela n’est que trop prévisible, « l’entité étrangère » ou « l’ennemi de l’intérieur » se trouve être la communauté juive ou simplement « les juifs », l’erreur théorique relève de l’antisémitisme, pour la satisfaction de forces très différentes et souvent opposées. Pour que les juifs jouent le rôle que leur assignent ces théories, ils devraient être capables de penser (élaborer des stratégies, conspirer et comploter) et d’agir comme un seul homme. Dans cette perspective, les apparentes différences politiques et culturelles internes à la communauté juive seraient expliquées comme des épiphénomènes au regard d’une communauté unie par le sang et façonnée par deux millénaires de haine implacable du monde non-juif.

L’unité supposée de la communauté juive américaine n’a jamais existé ; la population juive a toujours été extrêmement hétérogène, linguistiquement, culturellement et politiquement. Même les formes d’observance religieuse variaient de manière significative. Par apport à cette diversité, le sionisme a consisté en une tentative d’homogénéisation, militant pour que les langues et les cultures du « ghetto », et surtout des juifs parlant le yiddish, la majorité (avant la Seconde Guerre mondiale), tout comme les diverses cultures des juifs iraniens, marocains, d’Asie centrale, soient abandonnées en faveur de l’hébreu et laisse la place à une nouvelle culture israélienne qui se présentait comme un retour à un passé mythique. Ces efforts sionistes se sont heurtés à une forte résistance ; même la question de savoir ce qui fait d’un juif un juif, et quelles formes d’observance devaient être intégrées dans le droit civil, n’a pas été résolue.

Mais le fantasme d’un parti des juifs, secret homogène, uni et discipliné, n’est pas seulement faux et invoqué au service de la haine, il aboutit aussi à absoudre l’impérialisme américain (et tous les autres impérialismes) de toute responsabilité pour ses guerres, son pillage des ressources mondiales et la richesse qu’il a accumulée au prix de la misère de la classe ouvrière internationale, toutes choses qui sont maintenant attribuées aux juifs. Les conséquences de cette position sont assez claires : la dernière décennie a vu un renouveau rapide et généralisé des déclarations exterminationnistes, telles que celles qui figurent sur les teeshirts portés par un certain nombre de partisans de Trump lors de l’occupation du Capitole à Washington le 6 janvier 2021 : « 6MWE », acronyme de « six millions, ce n’était pas assez ».

Aux États-Unis, la population juive n’a jamais été aussi divisée politiquement qu’aujourd’hui, et au centre de cette division se trouve non seulement la conduite d’Israël dans la guerre actuelle contre Gaza, mais plus fondamentalement la question du sionisme. Une minorité significative de juifs (principalement ceux âgés de moins de quarante ans) constate une différence notable entre le sionisme qui leur a été enseigné et le sionisme réellement existant de l’État israélien. Il ne s’agit plus (en fait, il ne s’est jamais agi) d’un sionisme fondé sur l’Exode et la Délivrance de la Maison de servitude, mais d’un sionisme, comme Netanyahou nous l’a récemment rappelé, dont l’inspiration est tirée de l’histoire des Amaléchites du Livre I Samuel 15 : 3 : « Maintenant, allez frapper Amalech, et détruisez tout ce qu’ils ont, sans les épargner ; tuez hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et moutons, chameaux et ânes ». Cela a conduit une nouvelle génération de juifs à déclarer leur soutien à la cause palestinienne non pas en dépit de leur judéité, mais à cause d’elle.

C.T. : Comment voyez-vous les évolutions qui se sont produites ces dernières années ?

W. M. : Comme beaucoup de gens de gauche de mon âge, juifs ou non, ma première expérience de construction d’un mouvement de soutien au peuple palestinien remonte à 1982, en réponse à l’invasion israélienne du Liban. À Los Angeles, ville à forte population juive, mes camarades et moi-même, ainsi qu’un certain nombre d’activistes issus de différents secteurs de la gauche, ainsi que des membres de plusieurs organisations palestiniennes, avons formé une sorte de coalition informelle contre la guerre. Notre travail a été facilité par les critiques formulées à l’encontre de la guerre au sein même d’Israël. Nous avons pu faire venir d’anciens soldats des FDI (Forces de Défense Israéliennes) qui venaient de terminer leur mission au Liban et qui ont parlé ouvertement de la guerre et des raisons de leur opposition. Nous avons organisé des visites de synagogues et de centres communautaires juifs à Los Angeles qui ont connu un grand succès. L’émergence de « La Paix Maintenant » en Israël a légitimé l’opposition à la guerre et a conduit une partie de la population juive des États-Unis à remettre en question le soutien inconditionnel à Israël qui avait été plus ou moins la norme. Bien qu’il s’agisse d’une minorité composée principalement de juifs « laïques » ou de la mouvance du judaïsme réformé, cette organisation a représenté une évolution importante parmi les juifs des États-Unis. Auparavant, les organisations juives traditionnelles soutenaient fermement Israël et affirmaient que les critiques à l’encontre d’Israël ou du sionisme n’étaient que l’expression d’un antisémitisme déguisé ; la présence de soldats anti-guerre et l’existence d’un grand mouvement pacifiste en Israël les ont choquées. Pendant un certain temps, il n’a plus été possible de qualifier d’antisémitisme les critiques formulées à l’encontre de la conduite de plus en plus belliqueuse d’Israël. Ce fut, à ma connaissance, la première véritable division au sein de la communauté juive à propos d’Israël. 1982 a marqué le début d’un véritable réexamen du sionisme et de la diffusion du racisme anti-arabe dans la société civile israélienne. Les travaux des Nouveaux Historiens en Israël ont brisé une série de mythes sionistes, en particulier celui de la fondation de l’État-nation d’Israël, aujourd’hui généralement connu sous le nom de Nakba. Ces jeunes chercheurs ont examiné les archives des Forces de défense israéliennes et ont trouvé des descriptions détaillées du déplacement violent de la population palestinienne. Ces descriptions ont rapidement été traduites en anglais et ont contribué à susciter une critique plus générale du projet sioniste parmi les juifs des États-Unis et d’Israël. La gauche américaine a pris conscience de la riche tradition révolutionnaire de l’antisionisme en Israël même, dont la plupart des tendances sont nées dans le Matzpen (1962 à environ 1975). Le consensus qui existait jusqu’alors, du moins dans le monde universitaire, était rompu…

Je ne peux pas examiner chaque moment de l’histoire qui a suivi, mais à chaque révolte lancée par les Palestiniens dans les territoires occupés et à chaque guerre initiée par Israël, en particulier les guerres contre Gaza (2007, 2014, 2023), et face à la réponse violente d’Israël à la Grande Marche du Retour 2018-2019, il y a eu des protestations significatives au sein de la communauté juive américaine. Cela a provoqué la colère des principales organisations, comme l’AIPAC (American Israeli Political Action Committee), qui est une organisation de lobbying, c’est-à-dire de démarchage des parlementaires, ou comme les Fédérations juives, l’organisation qui chapeaute les institutions religieuses et sociales de la communauté juive. En outre, l’État israélien lui-même était de plus en plus préoccupé par l’érosion du soutien des juifs aux États-Unis. Cela a conduit à une campagne de relations publiques et de contre-espionnage en constante expansion, connue sous le nom de programme Hasbara, avec l’entière coopération et le soutien financier des organisations susmentionnées.

Mais le tournant décisif pour la communauté juive des États-Unis s’est produit avec la guerre de Gaza de 2014. La question d’Israël (et dans une moindre mesure du sionisme) est devenue la principale ligne de démarcation, déplaçant les divisions au sein des trois principaux mouvements religieux juifs, à savoir les orthodoxes, les conservateurs et, dans une moindre mesure, les réformés, dont les directions ont toutes tendance à soutenir la guerre actuelle d’Israël. Il en va de même pour les sectes hassidiques qui ont progressivement abandonné leur opposition historique au sionisme, à l’exception de quelques groupes qui continuent à rejeter le sionisme (pour des raisons religieuses) et qui se font entendre autant, voire plus, aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais fait. Certains ont dénoncé l’islamophobie et participent à des manifestations contre la guerre. Quelles que soient les déclarations publiques des principales organisations juives, presque toutes, même celles qui se sont le plus engagées à préserver l’image d’Israël, ont été choquées par les meurtres sans retenue de civils, y compris d’enfants, et par le ciblage délibéré d’immeubles d’habitation entiers, d’écoles et d’hôpitaux. Le tollé international qui a suivi a persuadé l’État israélien de lancer une campagne agressive visant moins à justifier les atrocités qu’à qualifier les critiques d’antisémites. C’est ainsi qu’a commencé l’effort, toujours en cours, visant à repousser les limites de ce qui peut être considéré comme de l’antisémitisme, jusqu’à ce que toute critique d’Israël soit définie comme un discours de haine antisémite et donc punissable par la loi.

La guerre de 2014 a permis d’examiner toute l’histoire d’Israël, à commencer par la Nakba de 1948. Toute la mythologie du sionisme a été remise en question, surtout par des universitaires israéliens tels que Benny Morris, Ilan Pappe et Avi Shlaim. Comme pour confirmer l’image de la Nakba qu’ils offraient, la guerre de Gaza de 2014 a affiché un mépris pour la vie des Palestiniens, aggravé par l’affirmation d’Israël selon laquelle les FDI ont tué 2300 civils de plein droit, et par l’affirmation ouverte de responsables gouvernementaux tels qu’Ayelet Shaked selon laquelle tous les Palestiniens, y compris les enfants, devaient être traités comme des combattants ennemis. Les scènes de mort et de destruction, d’abord niées puis justifiées par le personnel des relations publiques des FDI, un schéma désormais familier, ont mis en lumière la réalité des « guerres justes » d’Israël. Malheureusement, les résultats de l’expérience israélienne visant à déterminer les limites de l’impunité ont préparé le terrain pour l’actuelle guerre de Gaza, en comparaison de laquelle l’année 2014 n’apparaît guère plus que comme une escarmouche.

C’est à cette époque que peut-être la moitié des juifs de moins de 30 ans ont commencé à considérer Israël non pas comme la patrie juive, une lumière parmi les nations, mais comme le site d’une expropriation violente passée sous silence dans les récits historiques sionistes. Le récent film Israelism (2023) évoque l’expérience de nombreux jeunes juives et juifs qui, lorsqu’ils découvrent la réalité du sionisme existant, éprouvent un choc et une colère qui les poussent souvent à militer pour la solidarité avec la Palestine. Bien sûr, cela ne signifie pas que d’autres ne s’accrochent pas au récit mythologique de l’histoire israélienne. La réalité de l’émergence d’Israël en tant qu’État-nation reste enveloppée d’obscurité ; ils ne savent pas ce qui s’est passé en 1948 et ne veulent pas le savoir.

Quoi qu’il en soit, les événements de 2014 ont transformé certaines des organisations juives existantes que l’on pourrait qualifier de gauche ou de gauche libérale. Alors qu’elles fonctionnaient auparavant principalement comme des groupes d’information et d’éducation, l’afflux de jeunes juifs à l’orientation plus militante a contribué à les transformer en organisations de masse dont l’objectif était de construire un grand mouvement national. Ceux qui n’étaient pas militants au départ le sont devenus et ont noué des liens étroits avec les groupes palestiniens, planifiant et organisant des marches, des occupations et d’autres formes d’action de masse.

La plus importante d’entre elles, l’organisation Jewish Voice for Peace (JVP), s’est déclarée antisioniste en 2018. Elle travaille en étroite collaboration avec les Students for Justice in Palestine (SJP), qui est également une grande organisation nationale avec des sections sur les campus des écoles et des universités dans tout le pays.

Une autre organisation importante de jeunes juifs opposés aux guerres d’Israël est « If Not Now, When ? », dont le nom vient d’un dicton attribué à Hillel l’Ancien, 1er siècle avant notre ère : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? ». Leur slogan principal est « Pas en mon nom », un défi direct à la prétention de Netanyahou de parler au nom de tous les juifs. Ils ont joué un rôle central dans l’occupation du Capitole à Washington DC et ont organisé un certain nombre d’occupations et de blocages de rues.

C. T. : Quelle est la place du BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) dans tout cela ?

W. M. : Le BDS reste au cœur du travail de solidarité avec la Palestine, mais il est actuellement en suspens, car tout le monde s’efforce d’obtenir un cessez-le-feu. Il reviendra certainement bientôt sur le devant de la scène, lorsque la priorité sera donnée à la suppression du financement d’Israël et à l’imposition de sanctions à son encontre. Bien que le BDS soit aujourd’hui largement adopté par le mouvement dans son ensemble, y compris par le JVP et If Not Now, il a fallu quelques années pour convaincre les militants juifs et même certaines éminentes figures, telles que Norman Finkelstein et Noam Chomsky, que le BDS pouvait être efficace, en particulier avant 2014. Mais avec le temps, et compte tenu de la conduite de l’État d’Israël, ils sont à présent convaincus qu’il s’agit d’un moyen viable et non violent de contraindre Israël de permettre aux Palestiniens d’avoir leur propre État, ou de se retirer de la Cisjordanie et de mettre fin au siège de Gaza.

C. T. : Ce mouvement a-t-il un peu plus tard convergé avec d’autres mouvements comme Black Lives Matter (BLM) ?

W. M. : Black Lives Matter a beaucoup inspiré les partisans juifs de la lutte palestinienne, et les Palestiniens y ont vu une sorte de mouvement apparenté : « La vie des Palestiniens compte » est l’une des affirmations sous-jacentes du mouvement. BLM a permis de faire le lien entre le problème du racisme en Israël et celui du racisme aux États-Unis et a réaffirmé l’engagement antisioniste à lutter contre les meurtres de policiers et l’incarcération de masse dans notre pays. Le JVP a participé pleinement aux manifestations de BLM et a fait de la solidarité avec BLM une priorité majeure.

Et il était important qu’ils le fassent. En raison de la connexion palestinienne et du fait que de nombreux dirigeants de BLM soutenaient très explicitement et ouvertement la Palestine, il y a eu une réaction de la part des organisations juives plus conservatrices et la Ligue contre la discrimination (ADL) Équivalent américain de la LICRA (NDLR).]] est devenue obsédée par le prétendu antisémitisme de BLM, en fait leur vision d’Israël en tant que société coloniale de peuplement.

C’était la période où Trump est arrivé au pouvoir (2016), une période très polarisée, où il y a eu des mobilisations des deux côtés, et une augmentation significative de l’activité de l’extrême droite. Et cela a conduit à la croissance du mouvement antisioniste juif. Au cours des premières années de la présidence de Trump, le gouvernement américain a laissé entendre que l’antisémitisme s’exprimait désormais principalement sous la forme d’une critique d’Israël. Mais cette idée s’est révélée clairement fausse en 2017, lors d’une très grande marche et d’un rassemblement de milliers de suprémacistes blancs, de nazis et de diverses espèces de fascistes et de néofascistes, à Charlottesville (Virginie). Le mot d’ordre capté par les équipes d’information des chaînes de télévision nationales, et qui est immédiatement devenu viral, « Les juifs ne nous remplaceront pas », répété par un groupe de centaines d’hommes blancs portant des torches, en hommage au Ku Klux Klan, a été vu et compris par tous. Tout le monde l’a vu et a enregistré le message. Il a provoqué une onde de choc jusque dans les organisations juives officielles, parce qu’elles s’étaient convaincues que le seul antisémitisme significatif qui existait encore s’exprimait dans des propos anti-israéliens. Cet antisémitisme est soudain apparu au grand jour et il est manifestement très répandu. Les organisations juives ont fait une découverte peut-être encore plus troublante : un certain nombre de suprémacistes blancs et de nationalistes chrétiens qui exprimaient régulièrement des sentiments antisémites figuraient parmi les plus farouches partisans d’Israël. Certains d’entre eux sont aujourd’hui membres du Congrès. Ces individus ne voient aucune contradiction entre le fait d’aimer Israël et de haïr les juifs, entre proférer des déclarations antijuives et affirmer un soutien fanatique à Israël. Quant à la plupart des groupes juifs traditionnels ils ont montré qu’ils pouvaient coexister avec ceux qui détestent les juifs et aiment Israël, mais qu’ils ne pouvaient pas supporter les juifs qui s’opposent au sionisme.

CT : Au cours du XXe siècle, il y a eu de nombreux moments où une alliance majeure en faveur de causes progressistes a existé entre un grand nombre de juifs et d’Africains-Américains. Les organisations sionistes traditionnelles occultent souvent cette réalité. Existe-t-il des choses similaires aujourd’hui ?

W. M. : Il était certainement possible, à l’époque du mouvement pour les droits civiques (années 1950-1970), de parler d’un leadership juif dédié au mouvement pour l’égalité raciale. L’exemple du rabbin Abraham Heschel, qui est resté très proche de Martin Luther King, en est une illustration. Cela n’est plus possible, en partie à cause des divisions entre juifs, mais aussi parce que les organisations traditionnelles ne ressentent plus ce sentiment de solidarité contre la discrimination qui a motivé les juifs à participer à l’été de la liberté (1964) au cours duquel deux activistes juifs ont été enlevés, torturés et assassinés par le Ku Klux Klan [1]. Au contraire, elles restent hostiles à BLM en raison de son soutien à la lutte palestinienne, c’est un exemple de la façon dont le sionisme a déplacé une partie de la communauté vers la droite. Dans le même temps, des groupes comme le JVP ont soutenu BLM avec enthousiasme et ont régulièrement participé au mouvement de masse. Mais il est tout aussi important de noter qu’il existe toujours une tradition de solidarité avec d’autres groupes opprimés, non seulement les Africains-Américains, mais aussi avec les réfugiés et les immigrés non autorisés. Le JVP représente une continuation de la tradition radicale juive que la version sioniste de l’histoire nie catégoriquement.

C’est un point que j’essaie de soulever lorsque je fais des conférences publiques sur le sionisme dans mon université, et de nombreux étudiants juifs ont manifesté leur intérêt pour la remémoration de l’histoire du radicalisme juif aux États-Unis et en Europe. Je me fais maintenant un devoir de demander combien d’entre eux ont un grand-parent ou un arrière-grand-parent qui était socialiste ou communiste, et je vois toujours de nombreux étudiants hocher la tête. Cette histoire a été presque complètement effacée par les versions sionistes de l’histoire juive. L’argument du Bund selon lequel l’identité juive est essentiellement diasporique et n’est pas liée à la patrie biblique, occupée depuis longtemps par de nombreux autres peuples, qui doivent tous être expulsés ou soumis, séduit de plus en plus la génération actuelle de juifs américains.

CT : L’un des thèmes des médias de droite en France, et même du gouvernement, est la dictature, la tyrannie des « wokistes » centrés sur les universités américaines. Vous avez eu un incident personnel qui montre une réalité bien différente, à savoir que la moindre dissidence par rapport à la position de soutien total à la guerre actuelle d’Israël à Gaza peut avoir de graves conséquences. Pouvez-vous décrire votre situation à Occidental College ?

W. M. : Il est intéressant de noter que les quelques partisans de la position anti-wokiste (anti-éveil) à l’université ont immédiatement déclaré leur soutien total à la guerre et, ce qui est encore plus important, ont qualifié ceux d’entre nous qui nous y opposions de partisans du Hamas ; et se sont engagés à enquêter sur la nature de nos liens supposés avec le Hamas. Un groupe de professeurs, dont je faisais partie, avait écrit une lettre à l’ensemble du campus pour exprimer notre opposition à la guerre, dans laquelle nous décrivions correctement Israël comme une société coloniale qui a imposé un système d’apartheid aux cinq millions de Palestiniens qui vivent en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Si notre lettre a contrarié un groupe relativement restreint d’étudiants, elle a par contre galvanisé un groupe de parents très actifs (ce que je n’avais jamais vu auparavant) qui a formé une alliance avec certains administrateurs.

Trois semaines et dix mille morts palestiniens après le début de la guerre, on m’a demandé de faire une conférence publique sur le conflit. J’ai choisi le titre « L’antisionisme n’est pas l’antisémitisme ». L’événement a attiré beaucoup de monde et la discussion qui a suivi a été parfaitement civile. J’ai abordé trois thèmes : 1) l’histoire récente de l’utilisation de l’accusation d’antisémitisme pour discréditer les critiques d’Israël et encore plus les critiques de l’entreprise sioniste dans son ensemble ; 2) l’histoire de l’opposition juive au sionisme, y compris le Bund et le mouvement communiste, l’opposition fondée sur la doctrine juive et l’argument en faveur de l’assimilation ; 3) j’ai abordé les discussions actuelles concernant les accusations selon lesquelles Israël était engagé dans un nettoyage ethnique et un génocide et j’ai lu des passages pertinents de différentes sources (Les lois de la guerre, la Convention de Genève, par exemple). J’ai également lu les déclarations publiques de Herzog, Netanyahu et Gallant (le président, le premier ministre et le ministre de la défense israéliens) justifiant le meurtre aveugle de tous les Palestiniens.

À la fin de la réunion, je me sentais plutôt bien, mais alors que je me dirigeais vers ma voiture, j’ai commencé à recevoir une avalanche de courriels. Un administrateur a informé les élèves (et donc leurs parents) que j’étais seul responsable du contenu de mon intervention, m’identifiant par mon nom et invitant essentiellement les parents à me contacter pour me faire part de leurs griefs. Ce qu’ils ont fait. Plus tard, j’ai appris par l’administration que l’ADL enquêtait sur moi pour des déclarations antisémites faites au cours de ma conférence. On m’a demandé de rencontrer un administrateur principal et un représentant des ressources humaines qui s’occupe des cas de discrimination. Ce dernier a été chargé de m’informer du malaise (?) que j’avais causé à certains des étudiants qui avaient assisté à ma conférence. Ils ont déclaré s’être sentis « menacés » et « en danger » lorsque j’ai décrit la Nakba comme un nettoyage ethnique. Un collègue s’est plaint que le titre de ma conférence constituait un « discours de haine » (dont la cible était le sionisme). Le fait que tous les participants à la conférence savaient que j’étais juif (d’après ma réponse à une question posée par un étudiant), et que j’avais donné de nombreuses fois des cours sur la langue yiddish au fil des années, n’était pas pertinent. Il est apparu clairement que la position d’une personne à l’égard d’Israël l’emporte sur toute autre considération pour définir qui peut s’exprimer en tant que juif.

En tant que professeur titulaire, je suis relativement protégé contre les actions disciplinaires de l’école, et ayant fait l’objet de menaces et de tentatives d’intimidation à différents moments de mon parcours d’activiste, je suis raisonnablement préparé à y faire face. Pour mes jeunes collègues, cette expérience a été décourageante. Leur emploi peut être menacé, les étudiants peuvent les cibler pour des représailles, et ils se retrouvent face à des situations qu’ils n’avaient jamais imaginées. C’est à cela que ressemble la guerre contre le wokisme sur les campus américains.

CT : Pouvez-vous dire quelques mots sur les différentes organisations américaines de gauche, tant modérées que radicales, comme la DSA (Democratic Socialists of America), les partisans de Bernie Sanders, ainsi que peut-être les quelques syndicats qui ont commencé à s’exprimer en faveur d’un cessez-le-feu ?

W. M. : Avant de parler des organisations de gauche au sens le plus traditionnel du terme, reconnaissons qu’une grande partie de la réflexion sur l’organisation et la stratégie du mouvement de solidarité avec la Palestine se fait avec le Mouvement de la jeunesse palestinienne (PYM), souvent en collaboration avec Jewish Voice for Peace [2]. Le PYM s’emploie à construire une solidarité avec les mouvements de libération du monde entier, s’oppose aux interventions militaires des États-Unis et défend les réfugiés et les immigrés, y compris ceux qui attendent à la frontière américaine. Ils ont joué un rôle clé dans la politisation d’une nouvelle génération dans les communautés, les universités et même les lycées.

DSA, la plus grande organisation de gauche aux États-Unis (même sans compter ses membres « sur le papier », c’est-à-dire très peu actifs), a connu des problèmes persistants autour de la Palestine. Les résolutions adoptées lors de ses conventions nationales, y compris celles en soutien au BDS et celle déclarant son opposition au sionisme, étaient généralement compatibles avec le mouvement de solidarité avec la Palestine. Cependant, son engagement au sein du Parti démocrate et la liberté de ses élus (au Congrès américain, dans les assemblées des États fédéraux et les municipalités) de voter et de mener leur action politique comme ils l’entendent (le plus souvent, comme l’exige la direction du Parti démocrate), ont empêché DSA d’intervenir efficacement dans le mouvement et dans la société. Ses membres bénéficiaires d’un mandat électoral se sont particulièrement compromis sur la question de l’aide militaire à Israël. Malgré ses effectifs nombreux, DSA ne jouent donc pas un rôle de premier plan dans le mouvement de solidarité avec la Palestine. De même, le refus de Bernie Sanders d’appeler à un cessez-le-feu, au motif qu’il fallait permettre à Israël de détruire le Hamas avant d’arrêter la guerre, a été perçu comme une trahison de ses propres principes. Sa position a nui à sa crédibilité auprès de sa base.

Des syndicats, en revanche, ont soutenu l’appel à un cessez-le-feu à Gaza, et ce en un nombre sans précédent, tant au niveau local que national. Deux des plus grandes fédérations syndicales du pays, l’Union des travailleurs de l’automobile (UAW) et l’Union internationale des employés de service (SEIU) ont soutenu l’appel, de même que près de quarante sections syndicales représentant les enseignants, les travailleurs de la santé, de l’hôtellerie et de la restauration, et bien d’autres encore. Le mouvement de solidarité prend de l’ampleur au sein des syndicats à mesure que les travailleurs assistent à la destruction continue de Gaza et de sa population. Le Consortium Counting Crowds a recensé 3 300 actions pro-palestiniennes entre le 7 octobre et le 31 décembre dans 622 villes et territoires différents des cinquante États américains, de Washington (le district fédéral) à Porto Rico et à Guam. Le nombre total de participants a été estimé à au moins 767 000. Le mouvement continue de croître grâce à l’unité des juifs et des Palestiniens, une unité forgée dans la lutte contre le colonialisme sioniste, l’islamophobie et l’antisémitisme.

Propos recueillis par John Barzman

• Article publié dans la revue trimestrielle ContreTemps, n°61 (avril 2024), publié le 13 mai 2024 :

https://lesdossiers-contretemps.org...


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message