Joffé (ou Ioffe) adhère au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) alors qu’il n’est encore que lycéen.
Exclu à seize ans de l’Université pour activité socialiste, il poursuit ses études de médecine et de droit à Berlin, à Zurich et à Vienne. Revient en Russie lors de la Révolution de 1905.
Il est l’un des quatre membres du bureau à l’étranger du Comité Central du POSDR après le Congrès d’unification de Stockholm en 1906. Poursuivi puis exilé, il s’installe à Vienne deux ans plus tard, ville où demeurent d’autres communistes russes comme Trotsky et Boukharine.
Il fonde avec Trotski la Pravda de Vienne, qu’il finance en partie et dont il organise le réseau en Russie : « Mon principal collaborateur à la Pravda fut A.A. Ioffé, qui devint dans la suite le diplomate soviétique bien connu. C’est de notre séjour à Vienne que date notre amitié. Ioffé était un homme de haute valeur par ses idées, d’une grande douceur personnelle et d’un dévouement à la cause que rien ne pouvait ébranler. Il donnait à la Pravda ses forces comme ses ressources. Souffrant d’un affection nerveuse, il suivit un traitement psychanalytique chez le fameux docteur viennois Alfred Adler [...] Le courage personnel de cet homme gravement malade était véritablement merveilleux. Je vois encore, comme si nous y étions, cette silhouette plutôt corpulente s’avançant sous un ciel d’automne, à travers un champ que fouillent les obus, aux approches de Pétersbourg, en 1919. [...] C’était un bon orateur, réfléchi et prenant à l’âme ; comme écrivain, il valait autant. Dans tous ses travaux, il se montrait méticuleux, qualité qui manque tellement à nombre de révolutionnaires ... » (in Trotsky, Ma vie, pp. 263-265).
Rentré clandestinement en Russie en 1912, il est arrêté puis est envoyé en exil en Sibérie. À la nouvelle de la révolution de Février, il part pour Petrograd où il collabore avec Trotski dont il est l’un des amis les plus fidèles. Il participe à la fusion du groupe interdistricts avec le parti bolchevik. Il soutient la position de Lénine et de Trotsky qui désirent déclencher la révolution en octobre contre Zinoviev et Kamenev.
Élu au Comité central en juillet 1917, Joffé est président de la délégation soviétique lors des négociations avec les Allemands à Brest-Litovsk. Il conclut et signe l’armistice le 23 février suivant malgré ses réticences. Nommé ambassadeur à Berlin en avril 1918, il en est expulsé le 6 novembre pour la part active qu’il a prise à la préparation de la révolution allemande. Peu après, il négocie le cessez-le-feu avec la Pologne en octobre 1920 et traite avec les républiques baltes, Estonie, Lettonie et Lituanie à la fin de cette année. En 1921, il signe la paix de Rīga qui met fin au conflit russo-polonais. Il est fait peu après président de la commission du Turkestan.
Chargé des missions diplomatiques les plus diverses, Joffé est envoyé après sa mission en Pologne en Europe de l’Ouest puis en Asie. Membre de la délégation soviétique à Gênes en février 1922, il se rend en Extrême-Orient comme ambassadeur extraordinaire en Chine (où il précède Borodine) et au Japon en juin 1923.
Lorsque sa maladie ne lui permet plus les affectations diplomatiques, il est nommé recteur de l’université chinoise de Moscou. Réduit à une quasi-invalidité par une polynévrite très douloureuse, il est de plus très ébranlé par la crise de succession qui se déroule à l’intérieur du Parti. Si Trotski, notamment, l’empêche de s’engager dans la lutte de l’opposition, Joffé lui apporte cependant son soutien en refusant la mainmise de Staline sur le Parti.
Il se suicide le 16 novembre 1927, laissant une lettre d’adieu à Trotski, véritable testament politique. Son enterrement est l’une des dernières grandes manifestations publiques de l’opposition.
Source : wikipedia
Cher Léon Davidovitch,
Toute ma vie j’ai été d’avis qu’un homme politique devait comprendre lorsque le moment était venu de s’en aller ainsi qu’un acteur quitte la scène et qu’il vaut mieux pour lui s’en aller trop tôt que trop tard.
Pendant plus de trente ans j’ai admis l’idée que la vie humaine n’a de signification qu’aussi longtemps et dans la mesure où elle est au service de quelque chose d’infini. Pour nous, l’humanité est cet infini. Tout le reste est fini, et travailler pour ce reste n’a pas de sens. Même si l’humanité devait un jour connaître une signification placée au-dessus d’elle-même, celle-ci ne deviendrait claire que dans un avenir si éloigné que pour nous l’humanité serait néanmoins quelque chose de complètement infini. Si on croit, comme je le fais, au progrès, on peut admettre que lorsque l’heure viendra pour notre planète de disparaître, l’humanité aura longtemps avant trouvé le moyen d’émigrer et de s’installer sur des planètes plus jeunes. C’est dans cette conception que j’ai, jour après jour, placé le sens de la vie. Et quand je regarde aujourd’hui mon passé, les vingt-sept années que j’ai passées dans les rangs de notre parti, je crois pouvoir dire avec raison que, tout le long de ma vie consciente, je suis resté fidèle à cette philosophie. J’ai toujours vécu suivant le précepte : travaille et combat pour le bien de l’humanité. Aussi je crois pouvoir dire à bon droit que chaque jour de ma vie a eu son sens.
Mais il me semble maintenant que le temps est venu où ma vie perd son sens, et c’est pourquoi je me sens le devoir d’y mettre fin.
Depuis plusieurs années, les dirigeants actuels de notre parti, fidèles à leur orientation de ne donner aux membres de l’opposition aucun travail, ne m’ont permis aucune activité, ni en politique, ni dans le travail soviétique, qui corresponde à mes aptitudes. Depuis un an, comme vous le savez, le bureau politique m’a interdit, en tant qu’adhérent de l’opposition, tout travail politique. Ma santé n’a pas cessé d’empirer. Le 20 septembre, pour des raisons inconnues de moi, la commission médicale du comité central m’a fait examiner par des spécialistes. Ceux-ci m’ont déclaré catégoriquement que ma santé était bien pire que je ne le supposais, et que je ne devais pas passer un jour de plus à Moscou, ni rester une heure de plus sans traitement, mais que je devais immédiatement partir pour l’étranger, dans un sanatorium convenable...
Après quoi, la commission médicale du comité central, bien qu’elle eût décidé de m’examiner de sa propre initiative, n’entreprit aucune démarche, ni pour mon départ à l’étranger, ni pour mon traitement dans le pays. Au contraire, le pharmacien du Kremlin, qui, jusqu’ici, m’avait fourni les remèdes qui m’étaient prescrits, se vit interdire de le faire. J’étais ainsi privé des remèdes gratuits dont j’avais bénéficié jusque-là. Cela arriva, semble-t-il, au moment où le groupe qui se trouve au pouvoir commença à appliquer sa solution contre les camarades de l’opposition : frapper l’opposition au ventre...
Il y a maintenant huit jours que j’ai dû m’aliter définitivement, car mes maux chroniques, dans de telles circonstances, se sont naturellement fortement aggravés, et surtout le pire d’entre eux, ma vieille polynévrite, qui est redevenue aiguë, me causant des souffrances presque intolérables, et m’empêchant même de marcher.
Depuis neuf jours je suis resté sans aucun traitement, et la question de mon voyage à l’étranger n’a pas été reprise... La raison en était que les spécialistes prévoyaient un long traitement à l’étranger et estimaient un court séjour inutile, mais que le comité central ne pouvait donner plus de 1000 dollars pour mon traitement et estimait impossible de donner plus.
Lors de mon séjour à l’étranger il y a quelque temps, j’ai reçu une offre de 20 000 dollars pour l’édition de mes mémoires ; mais comme ceux-ci doivent passer par la censure du bureau politique, et comme je sais combien, dans notre pays, on falsifie l’histoire du parti et de la révolution, ,je ne veux pas prêter la main à une telle falsification. Tout le travail de censure du bureau politique aurait consisté à m’interdire une appréciation véridique des personnes et de leurs actes - tant des véritables dirigeants de la révolution que de ceux qui se targuent de l’avoir été. Je n’ai donc aujourd’hui aucune possibilité de me faire soigner sans obtenir de l’argent du comité central, et celui-ci, après mes vingt-sept ans de travail révolutionnaire, ne croit pas pouvoir estimer ma vie et ma santé à un prix supérieur à 1000 dollars. C’est pourquoi, comme je l’ai dit, il est temps de mettre fin à ma vie. Je sais que l’opinion générale du parti n’admet pas le suicide ; mais je crois néanmoins qu’aucun de ceux qui comprendront ma situation ne pourra me condamner. Si j’étais en bonne santé, je trouverais bien la force et l’énergie de combattre contre la situation existant dans le parti ; mais, dans mon état présent, je ne puis supporter un état de fait dans lequel le parti tolère en silence votre exclusion, même si je suis profondément persuadé que, tôt ou tard, se produira une crise qui obligera le parti à expulser ceux qui se sont rendus coupables d’une telle ignominie. En ce sens, ma mort est une protestation contre ceux qui ont conduit le parti si loin qu’il ne peut même pas réagir contre une telle honte.
S’il m’est permis de comparer une grande chose avec une petite, je dirai que l’événement historique de la plus haute importance que constituent votre exclusion et celle de Zinoviev, une exclusion qui doit inévitablement ouvrir une période thermidorienne dans notre révolution, et le fait que, après vingt-sept années d’activité dans des postes responsables, il ne me reste plus rien d’autre à faire qu’à me tirer une balle dans la tête, ces deux faits illustrent une seule et même chose : le régime actuel de notre parti. Et ces deux faits, le petit et le grand, contribuent tous les deux à pousser le parti sur le chemin de Thermidor.
Cher Léon Davidovitch, nous sommes unis par dix ans de travail en commun, et je le crois aussi par les liens de l’amitié ; et cela me donne le droit, au moment de la séparation, de vous dire ce qui me parait être chez vous une faiblesse.
Je n’ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la " révolution permanente ", j’ai toujours été de votre côté. Mais il m’a toujours semblé qu’il vous manquait cette inflexibilité, cette intransigeance dont a fait preuve Lénine, cette capacité de rester seul en cas de besoin, et de poursuivre dans la même direction, parce qu’il était sûr d’une future majorité, d’une future reconnaissance de la justesse de ses vues. Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l’a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c’était vous et non lui qui aviez raison. A l’heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd’hui.
Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d’une unification, d’un compromis dont vous surestimiez la valeur. C’était une erreur. Je le répète : en politique, vous avez toujours eu raison, et maintenant vous avez plus que jamais raison. Un jour, le parti le comprendra, et l’histoire sera forcée de le reconnaître.
Ne vous inquiétez donc pas si certains vous abandonnent, et surtout si la majorité ne vient pas à vous aussi vite que nous le souhaitons. Vous êtes dans le vrai, mais la certitude de la victoire ne petit résider que dans une intransigeance résolue, dans le refus de tout compromis, comme ce fut le secret des victoires de Vladimir Iliitch.
J’ai souvent voulu vous dire ce qui précède, mais je ne m’y suis décidé que dans le moment où je vous dis adieu. Je vous souhaite force et courage, comme vous en avez toujours montré, et une prompte victoire. Je vous embrasse. Adieu.
A. Joffé.
P.-S. - J’ai écrit cette lettre pendant la nuit du 15 au 16, et, aujourd’hui 16 novembre, Maria Mikhailovna est allée à la commission médicale pour insister pour qu’on m’envoie à l’étranger, même pour, un mois ou deux. On lui a répondu que, d’après l’avis des spécialistes, un séjour de courte durée à l’étranger était tout à fait inutile ; et on l’a informée que la commission avait décidé de me transférer immédiatement à l’hôpital du Kremlin. Ainsi ils me refusent même un court voyage à l’étranger pour améliorer ma santé, alors que tous les médecins sont d’accord pour estimer qu’une cure en Russie est inutile.
Adieu, cher Léon Davidovitch, soyez fort, il faut l’être, et il faut être persévérant aussi, et ne me gardez pas rancune.
L’enterrement de Joffé, le 19 novembre 1927, se transforma en une imposante manifestation dont un auteur samizdat, Natalia Ivanovna, Victor Serge et Pierre Naville ont rendu compte. Victor Serge raconte :
« Le C.C. avait fixé à 2 heures le départ du cortège qui devait conduire la dépouille mortelle du commissariat des affaires étrangères au cimetière de Novo-Diévitchii : si tôt, les gens du travail ne pourraient pas venir. Les camarades retardèrent tant qu’ils purent la levée du corps. Vers 4 heures, une foule lente, foulant la neige en chantant, avec peu de drapeaux rouges, descendit vers le Grand Théâtre. Elle comptait déjà plusieurs milliers de personnes. [...] Grand, le profil aigu, en casquette, le collet du mince pardessus relevé, Trotsky marchait avec Ivan Nikititch Smirnov, maigre et blond, encore commissaire du peuple aux P.T.T., et Khristian Rakovsky. Des militants géorgiens qui avaient, sous leur manteau bleu serré à la taille, belle allure militaire, escortaient ce groupe. Cortège gris et pauvre, sans apparat, mais dont l’âme était tendue et dont les chants avaient une résonance de défi. En approchant du cimetière, les incidents commencèrent. Sapronov, la crinière blanche, hérissée autour d’un visage émacié, passa dans les rangs : "Du calme, camarades, ne nous laissons pas provoquer... On enfoncera le barrage." L’un des organisateurs de l’insurrection de Moscou en 1917 organisait maintenant ce triste combat à la porte d’un cimetière. Nous piétinâmes un moment devant le haut portail crénelé ; le C.C. avait donné l’ordre de ne laisser entrer qu’une vingtaine de personnes. "Alors, répondirent Trotsky et Sapronov, le cercueil n’entrera pas non plus et les discours seront prononcés sur la chaussée. "Il sembla un moment que les barrages allaient éclater. Les délégués du C.C. intervinrent, nous entrâmes. Le cercueil flotta un dernier moment au-dessus des têtes dans le silence et le froid, puis on le descendit dans la fosse. Je ne sais plus quel fonctionnaire apporta les condoléances officielles du C.C. Les murmures montèrent : "Assez ! Qu’il s’en aille !" Ce fut pesant. Rakovsky dominait la foule, glabre et corpulent, la parole claquante, portant loin : "Ce drapeau – nous le suivrons comme toi – jusqu’au bout – nous en faisons – sur ta tombe – le serment !" » [6]
L’auteur du récit samizdat, membre de l’Opposition de gauche russe, est un tout petit peu plus précis : Tchitchérine représente le gouvernement, et c’est l’intervention de M.N. Rioutine qui provoque la colère des assistants. Il raconte la réaction de Trotsky aux cris de protestation :
« Comme s’il sortait d’un rêve, il demanda à Sapronov qui se trouvait à ses côtés : "Pourquoi crient-ils contre lui ?” Je n’entendis pas la réponse de Sapronov, mais, à regarder Trotsky, il était facile de remarquer qu’il n’écoutait pas les orateurs. Plongé dans ses réflexions, il regardait fixement la tombe béante : sa joue gauche était secouée de tremblements nerveux. Quand Tchitchérine annonça que Lev Davidovitch Trotsky avait la parole, le silence se fit tout autour ; même les soldats sur les murailles se figèrent dans l’attente. » [7]
Trotsky est le dernier orateur. Naville se souvient que « le mot biourocrat sonnait entre ses mâchoires comme celui de l’adversaire désigné depuis longtemps » [8]. Le témoin russe se souvient :
« Son discours coulait comme une mélodie triste et vous pénétrait jusqu’au cœur. [...] Jamais il n’en avait prononcé un pareil. [...] Peu à peu la triste mélodie céda la place à un appel à la vie, à la lutte. » [9]
Trotsky appelle ses auditeurs à suivre l’exemple de la vie de Joffé et non de sa mort :
« Il a occupé des postes responsables, mais ce n’était pas un bureaucrate. Le bureaucratisme lui était étranger. [...] Il abordait tous les problèmes du point de vue de la classe ouvrière [...] du prolétariat et de la révolution internationale. [...] Il s’en est allé au moment où, selon ce qu’il pensait, il ne lui restait rien à donner à la révolution que sa mort. Alors, avec fermeté et courage, comme il avait vécu sa vie, il l’a quittée. Quittons-le dans l’esprit où il a vécu et combattu [...] sous le drapeau de Marx et de Lénine sous lequel il est mort. Nous vous le jurons, Adolf Abramovitch Joffé, nous porterons votre drapeau jusqu’au bout. » [10]
L’auteur du récit samizdat raconte que la foule qui se pressait vers Trotsky, après son discours, faillit l’écraser contre un mur et que Lachévitch prit l’initiative de former un cordon de camarades qui réussirent à le dégager. Monté sur des épaules fraternelles, il lança un appel à ne pas manifester et à rentrer chez soi.
C’était la dernière fois qu’il prenait la parole en public sur la terre soviétique...
Source de la partie 3 : https://www.marxists.org/francais/b... (extrait)
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