L’euro est mal né. Pour obtenir des Allemands qu’ils abandonnent leur totem anti-inflation, symbole de leur puissance, il a fallu construire la BCE sur le modèle de la Bundesbank et protéger l’euro contre le risque d’aléa moral, les Etats dépensiers risquant de l’être encore plus une fois affranchis du risque de voir leur monnaie subir les conséquences de leur manque de rigueur. Les Français ont donc inventé les règles du Pacte de stabilité, dont tout le monde reconnaît l’inanité : le code de la route est utile ; mais suffit-il pour conduire une voiture ? Lorsque la crise est arrivée, le vaisseau était donc programmé pour foncer droit sur les rochers, ce qu’il n’a pas manqué de faire. Tout le monde le savait (voir le livre de Jean-Paul Fitoussi ou les articles de Paul Krugman publiés au moment du lancement de l’euro), y compris les Français, qui ont approuvé du bout des lèvres la création de l’euro et refusé le TCE.
Après la mise en place de la monnaie unique et la catastrophe de 2008-2011, la deuxième phase a donc été celle du colmatage. La BCE n’étant pas une vraie banque centrale, il a fallu créer dans l’urgence le FESF puis le MES, envisager un début d’union bancaire, jongler avec les statuts de la BCE et les prudences allemandes pour mettre en place une politique monétaire plus efficace. Tout en rêvant d’une autre Europe, d’un autre euro, qui intégreraient les avancées de la pensée économique au lieu d’en rester à un dogme ordo-libéral pré-keynésien. Cet espoir néglige les réalités économiques, sociales et politiques et ne peut qu’être déçu. L’affaire grecque devrait permettre de s’en rendre compte et ouvrir les yeux du plus grand nombre.
Pourquoi avoir fait l’euro ? Pour Mitterrand et Kohl, venus d’un passé lointain, il s’agissait semble-t-il de poursuivre une construction européenne jugée bonne en soi, sans jamais s’interroger sur les objectifs poursuivis, en dehors de la paix en Europe, dont on pourrait admettre qu’elle n’a pas forcément besoin d’une monnaie unique. Pour les générations postérieures, l’idée était d’en finir avec le Système monétaire européen, qui était une machine à entraver la compétitivité française et à brider la croissance. Cet argument était fort. Mais il aurait aussi bien été possible d’en finir avec le SME. Il suffisait que la France suive le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne, qui l’avaient quitté au début des années 1990. En effet, le SME avait été établi en 1979 afin d’empêcher les dévaluations compétitives qui menaçaient la concurrence « libre et non faussée » qui est au cœur du projet européen, en tout cas, du traité de Rome. Mais 1979 est un autre monde ! La liberté des mouvements de capitaux et l’indépendance des banques centrales ont éliminé depuis longtemps le spectre de la guerre des monnaies en Europe. Si bien que la justification de l’euro n’existe plus.
Bela Balassa a également une lourde responsabilité (involontaire) dans ce projet funeste. Selon cet économiste hongrois, l’union monétaire est la cinquième et ultime phase d’un processus d’intégration économique. Faire l’euro a donc pu sembler naturel. Cependant, la monnaie est une émanation de la puissance politique. Que des ultra-libéraux, pour qui la monnaie est un bien comme les autres, décident de faire une monnaie unique comme on fait un marché du bretzel liquide n’est pas surprenant. Que les personnes qui, à gauche notamment, ont une conception plus sophistiquée de la monnaie, intégrant sa dimension anthropologique, ne l’aient pas compris, est plus surprenant.
Cette erreur fondamentale repose sur un triple oubli. Le premier est que la troisième étape d’un processus d’intégration, toujours selon Balassa, est la constitution d’un marché commun et que celui n’existe toujours pas en Europe. « En tenant compte des facteurs linguistiques et géographiques, le commerce de biens entre pays européens est environ 4 fois inférieur à celui qui aurait lieu si les pays de l’UE étaient aussi intégrés que les États-Unis », écrit ainsi le CEPII en 2011. Quatre fois inférieur : nous sommes loin du compte.
Le deuxième oubli est social. Pour faire un marché commun et faire de l’Europe une zone monétaire optimale, il faudrait que la fiscalité, notamment l’impôt sur les sociétés, ou les régimes de protection sociale soient proches. Ce n’est pas le cas. Citons Pierre Mendès-France, expliquant en 1957 pourquoi il voterait contre le traité de Rome : « La thèse française, à laquelle nous devons nous tenir très fermement (…), c’est l’égalisation des charges et la généralisation rapide des avantages sociaux à l’intérieur de tous les pays du marché commun. C’est la seule thèse correcte et logique sauf, toutefois, celle que personne n’a soutenue, selon laquelle nous serions conduits à supprimer les allocations familiales ou à réduire les salaires horaires pour obtenir le même résultat. » Tout le monde a aujourd’hui compris que l’euro menaçait notre modèle social, la dévaluation étant la seule solution permettant d’égaliser les coûts tant que les conditions sociales ne sont pas uniformes.
Le troisième oubli est politique. Que faisons-nous ensemble ? La question grecque nous aide à comprendre que l’Europe du Nord donne priorité à la protection de ses retraités contre l’érosion monétaire, à la rigueur budgétaire pré-keynésienne, au respect des règles. L’Europe du Sud veut d’abord une impulsion de croissance permettant de réduire le chômage et, côté français, une puissance politique susceptible de faire pièce à la puissance américaine, dont le déploiement diplomatique et militaire a l’efficacité de l’éléphant dans un magasin de porcelaines. Dès lors, s’accrocher à l’espoir que les Allemands finiront par voir la lumière et accepteront un budget commun, une banque centrale jouant le rôle de prêteur en dernier ressort au sein de l’eurozone et toute cette sorte de choses est à peu près aussi conséquent que s’accrocher à un rêve d’enfant : il ne faut pas l’oublier, mais pas non plus imaginer qu’il va forcément se réaliser.
Remettons donc la charrue derrière les bœufs : l’union politique doit venir avant l’union monétaire. Le jour où il y aura un SMIC européen, une protection sociale européenne, un budget européen, des politiques étrangère et de défense européennes, alors il sera temps de parler de monnaie commune. En attendant, essayons de nous quitter bons amis. Nous pouvons fort bien continuer à être l’Union européenne sans euro, tout le monde l’admet, puisque l’adhésion à l’UE et à l’euro sont dissociés et que nous acceptons parfaitement que la couronne suédoise ou la livre anglaise n’aient aucun lien avec l’euro. A l’heure où les uns parlent d’humiliation et de punition alors que les autres fourbissent un boycott des produits allemands, il est temps d’admettre nos erreurs et de revenir en arrière. Humanum est…
Date | Nom | Message |