Lundi noir ? (par Denis Collin)

mercredi 17 septembre 2008.
 

"Le capitalisme est obsolète" déclare Nicolas Hulot dans une interview à Mediapart le dimanche 14 septembre. L’ancien animateur vedette de TF1, champion de l’écologie dite "apolitique" n’a peut-être pas mesuré toute la portée de ses propos. Car ce lundi 15 septembre 2008 a des allures de 1929. Jusqu’à aujourd’hui tout était possible. Le capitalisme avait résolu toutes ses contradictions. Les marchés financiers se régulaient d’eux-mêmes. Seuls d’indécrottables archaïques ou des Cassandre radoteuses annonçaient des lendemains qui déchantent. Et puis il y a eu les subprimes. En France, nous n’étions pas touchés répétaient les perroquets gouvernementaux qui caquettent sur les ondes des radios et télévisions. Et puis il a fallu se rendre à l’évidence : de la Société Générale au Crédit Agricole, tous étaient touchés. Mais, reprirent nos volatiles bavards, le danger est circonscrit. La sortie de crise est en vue. Il y a aura tout juste une petite récession... Et puis la semaine dernière, on apprenait que le gouvernement des États-Unis décidait la nationalisation des géants hypothécaires, "Fannie Mae" et "Freddie Mac". Signal inquiétant : les choses vont vraiment mal pour que le gouvernement s’engage aussi loin. Signal rassurant en même temps : les spéculateurs pourront continuer leurs petites combines, le gouvernement garantit in fine leurs extravagances, faut bien être libéral. Et ce matin, après un week-end de tractations et de restructurations, le gouvernement de Washington laisse tomber brutalement Lehman Brothers, une banque en faillite pour cause d’overdose de subprimes. Trois jours durant pourtant, les capitalistes ont fait la danse du ventre sur l’air bien connu : "État, sauve-nous !". Il n’y a bien que les socialistes français qui ne veulent plus entendre parler de nationalisations.

Une banque ? Pas n’importe laquelle. Lehman Brothers est la quatrième banque d’investissement américaine, maison respectée de Wall Street depuis le XIXe qui figure parmi les six membres fondateurs de la Reserve fédérale américaine. "Le capitalisme est obsolète" ? En tout cas la maladie est dans le saint des saints. In extremis, la Bank of America rachète, à moitié de sa valeur estimée, Merill Lynch, une autre vedette de Wall Street. L’opération nettoyage et colmatage a commencé. Les héros de la finance, les virtuoses de l’arbitrage prient pour que les choses en restent là. Mais plus personne ne peut le garantir. Et pour cause : tous savent que la soudaine richesse du capitalisme reagano-thatchérien est très largement du vent. Les milliardaires de papier ne manquent pas et ceux-là encore s’en tireront bien : ceux qui suivent, les fameuses "classes moyennes" qui ont cru au miracle du "tous capitalistes" vont passer à la caisse.

Tout le discours sur la "nouvelle création de valeur" se révèle comme une gigantesque escroquerie intellectuelle. Les agents de propagande du grand capital répétaient que désormais, l’activité financière était la seule créatrice de valeur et que la production ne jouait qu’un rôle presque subalterne. Alors que la productivité du travail stagne ou n’augmente que faiblement, tous les investisseurs exigent des ROI (retour sur investissement) de 15%, une norme insensée, sans le moindre rapport avec la plus-value réellement produite dans les secteurs productifs.

Les produits dérivés ne sont pas du capital, mais du capital fictif au carré. Le capital fictif selon Marx Technorati naît du crédit et des sociétés par action, c’est-à-dire de tous les "produits financiers" (comme on ne disait pas encore à l’époque de Marx Technorati) dont le rapport est une anticipation des bénéfices futurs qui devraient être réalisés dans le secteur productif. Les produits dérivés sont des spéculations sur les produits financiers, des spéculations qui trouvent leur origine dans la volonté des investisseurs de se couvrir. Comment cela marche-t-il ? Je reprends ici l’explication de Tony Andréani dans un texte à paraître : " Un marché dérivé est un marché d’assurance : on y négocie par exemple un droit d’achat (une « option ») ou une obligation d’achat (ont dit alors un « future ») d’un produit à un terme choisi (par exemple dans trois mois) et à un prix fixé à l’avance. Prenons le cas d’une option d’achat d’une matière première, comme le cuivre ou le blé. Une entreprise qui prévoit un achat de ce produit à une date déterminée veut se couvrir contre une hausse de son prix, et elle s’adresse pour ce faire généralement à un intermédiaire qui s’engage, si l’entreprise lève l’option, à lui fournir le contrat de livraison à cette date, et au prix convenu dans l’option. Cet agent fait partie d’une nouvelle catégorie de spéculateurs : il fait le pari qu’il empochera la différence si le prix au comptant entre temps a baissé, prenant le risque d’y perdre si au contraire le prix a augmenté. Pour ce risque il demande une prime : cette prime est la valeur de l’option d’achat." Cette pratique est très ancienne et renvoie aux nécessités du fonctionnement de l’économie capitaliste. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’elle s’est développée considérablement sur le marché boursier. Un investisseur qui achète ou vend des actions passe par un intermédiaire qui le couvre. La spéculation a trouvé un démultiplicateur.

Il n’est pas nécessaire d’être polytechnicien pour comprendre que, normalement, c’est un jeu à somme nulle, l’assureur gagne l’argent que l’assuré renonce à gagner. Or depuis plusieurs années tout le monde gagnait. Tout le monde gagnait à condition que la folie spéculative ne s’arrête pas et même s’amplifie à chaque tour de manège. Mais tout le monde sait que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Un jour les salariés américains ne peuvent plus payer les remboursements de leurs maisons et tout le système menace de s’effondrer. Jérôme Kerviel, le fameux trader de la Société Générale n’est ni un fou, ni un voyou. Il a joué consciencieusement et avec talent le jeu du capitalisme jusqu’à ce que le retournement de la conjoncture mette à nu le caractère illusoire des milliards gagnés ainsi.

La spéculation financière ne fait pas de miracle. Elle ne crée par une once de plus-value. Elle n’est qu’un moyen pour répartir entre les divers capitalistes ou apprentis-capitalistes la plus-value produite socialement. Si la sphère financière permet d’accélérer la rotation du capital, c’est seulement dans une certaine mesure et là encore les contraintes de la production finissent par s’imposer. L’économie-casino n’existe pas. Ce qui se passe - et c’est déjà amorcé depuis un moment - c’est une réorganisation d’ensemble du régime d’accumulation du capital. La "libéralisation" initiée par Reagan et Thatcher (nous ne les prenons ici que comme emblèmes de quelque chose qui les dépasse et de loin) a permis des transferts de richesse colossaux vers les fractions dominantes du capital financier, transferts liés d’une part à la "titrisation" de la dette publique (voir sur ce sujet les travaux de François Chesnais) et d’autre part à l’offensive frontale contre le salaire ouvrier, offensive rendue possible et justifiée idéologiquement par la libéralisation. Recul, voir démantèlement des conquêtes sociales dans les pays avancés, transferts massifs de la production vers les zones à bas salaire du sud-est asiatique, de l’Europe de l’Est ou de l’Afrique du Nord. Mais le procédé n’a qu’un temps. En Chine aussi bien qu’en Europe de l’Est les salaires montent et on a même vu, quelle horreur !, les ouvriers de Renault-Dacia en Roumanie se mettre en grève pour des augmentations de salaires. Le secteur de la "high tech" n’est plus aussi profitable qu’avant. L’industrie des micro-ordinateurs commence à rencontrer des sérieuses difficultés, car la course à la baisse des prix va laisser quelques morts sur le pavé. L’un des géant du secteur, Dell, ne sent pas très bien et ce ne sont pas les mini-PC à prix cassés qui vont restaurer le taux de profit.

Ce n’est pas la crise finale, évidemment. Puisqu’il n’y a pas et il n’y aura pas de crise finale. Quel qu’en soit le prix, le capitalisme dispose de ressources considérables pour opérer son sauvetage et ce d’autant plus qu’il n’existe plus aucune alternative sérieuse. Mais nous sommes dans la zone des tempêtes, dans un passage d’une phase du capitalisme à une autre qui a encore du mal à se dessiner. Et comme toujours dans ce genre de situation, les va-t-en-guerre se font entendre plus fort. les États-Unis dont la crise révèle (mais est-ce une révélation ?) la grande fragilité, n’ont pas d’autre choix pour maintenir leur leadership que de compenser l’affaissement économique par un surcroît de puissance militaire. Certes, à long terme, c’est intenable. L’ex-URSS s’est effondrée comme ça : militarisme à haute dose sur fond de déclin économique. Mais "à long terme, nous sommes morts", comme disait Lord Keynes. Et de ce point de vue se qui se trame du côté de l’Afghanistan n’est pas sans rapport avec les déboires de Wall Street.


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