Des soldats israéliens racontent ce qu’ils ont vécu

jeudi 18 octobre 2007.
 

Noufar Yishai-Karin s’intéresse, depuis sa jeunesse, aux crimes de guerre. A l’époque de la première Intifada, elle a eu l’occasion d’étudier la chose de près, en faisant son service militaire dans une compagnie d’infanterie blindée, près de Rafah. Une fois démobilisée, elle a étudié la psychologie et est retournée auprès des gens de la compagnie qu’elle connaissait, afin d’étudier ce qui les avait amenés au comportement violent. Les soldats lui ont parlé du plaisir qu’ils tiraient des mauvais traitements qu’ils infligeaient, mais elle pense encore qu’eux aussi sont des victimes.

Noufar Yishai-Karin était en 5e année quand son père l’a emmenée faire un tour sur les hauteurs du Golan et lui a montré où il avait perdu ses meilleurs amis lors des combats pour le poste de Tel Faher, le 9 juin 1967. "Des années durant, ces combats ont été pour lui un terrain sensible, inaccessible", dit Noufar Yishai-Karin, psychologue clinicienne, dont les années passées à l’ombre du traumatisme de guerre de son père ont façonné la conscience et menée à ce métier.

« La guerre m’a occupée depuis mes premières années », dit-elle. Arrivée dans le secondaire, elle a lu beaucoup de livres portant sur la Seconde Guerre mondiale puis, assez vite, elle a poursuivi avec la guerre du Vietnam. Elle a, dit-elle, avalé chaque livre et n’a raté aucun film traitant de cette guerre, « Je n’avais alors pas encore compris que ce qui m’intéressait, c’était les crimes de guerre commis par des soldats ».

Après son service militaire, elle a entrepris des études à l’Université Hébraïque et investi sept ans à une recherche portant sur les processus qui ont conduit des soldats israéliens à des actes injustes et des mauvais traitements, dans les années de la première Intifada. Son étude, qui constituait sa thèse de maîtrise en psychologie clinique, était centrée sur les témoignages de soldats à propos d’actes violents auxquels ils avaient pris part. Sa thèse a été adaptée pour constituer un article qui est publié ce mois-ci dans la revue « Alpaym » et qu’elle signe avec son directeur de thèse à l’Université, le professeur Yoel Elizur.

Dans l’article, intitulé « Comment une situation peut-elle survenir ? », les noms des soldats demeurent cachés, ainsi que les dates et les lieux, afin de protéger les personnes interviewées qui ont été sélectionnées, comme échantillon, au sein de deux compagnies d’infanterie blindée (Ashbal et Ashhar) qui ont fait un long service militaire à Rafah. L’article est accompagné d’une réaction de l’écrivain David Grossman qui note qu’à l’évidence, il ne s’agit pas d’une histoire d’individus isolés mais de centaines et de milliers d’autres « qui ont réalisé une sorte de ‘privatisation’ d’un mal puissant et général ».

Thérapie dans les dunes

L’histoire commence donc avec les épreuves de ces combats, de 67, auxquels son père, Yaïr Yishai, aujourd’hui âgé de 70 ans, avait pris part. De rudes combats durant une journée entière et au cours desquels on s’était aussi battu au corps à corps, au couteau et à la main. 22 soldats de Golani avaient été tués et il y avait eu de nombreux blessés. « Pendant des années, mon père restait silencieux et s’assombrissait quand il était question du fiasco que cela avait été là-bas, quand ils étaient montés vers le poste en prenant une mauvaise direction et que nombre d’entre eux avaient été tués. Lorsque j’étais en 10e, est venu chez nous, à la maison, un des fondateurs du musée Golani, pour interviewer mon père sur son service militaire et sur le combat. C’est alors que mon père s’est ouvert. Après cela, il a été instructeur de soldats de Golani et a également fait un travail de recherche sur les combats qui a largement contribué à sa santé mentale ».

Quand Noufar Yishai-Karin a été appelée sous les drapeaux dans l’armée israélienne en octobre 89, presque deux ans après le début de la première Intifada, il était clair pour elle qu’elle irait dans une unité combattante comme toute sa bande de copains et copines. Elle a grandi dans le moshav Beit Shearim où elle vit encore aujourd’hui avec son fils de six ans dans une maison spacieuse où rôdent deux chats et à l’entrée de laquelle flotte un drapeau particulièrement grand. Elle a fréquenté l’école primaire du moshav Nahalal puis une école secondaire dans le kibboutz Yifat.

Sa première année dans l’armée ne lui a pas plu. Elle a suivi un cours complet sur les conditions du service militaire qui lui a permis de se perfectionner en matière de droits des soldats et de participer à des ateliers de psychologie, avec une formation à l’interview, après quoi elle s’est retrouvée dans le bureau de recrutement de Tibériade. « A l’époque, comme aujourd’hui, personne à Beit Shearim et aux alentours ne devenait gratte-papier à l’armée et me retrouver assise dans un bureau de recrutement, ça m’a tuée ». Son rêve, dans l’armée, c’était de rencontrer des gens venant d’autres endroits, « je voulais toucher de près à l’idée de melting pot ». Elle a demandé à servir dans la brigade Golani et on l’a finalement convaincue de se faire muter dans l’infanterie blindée Ashbal.

« Il y avait alors quatre compagnies », dit-elle. « Deux en Judée-Samarie [Cisjordanie] et deux à Gaza. Je suis arrivée à Gaza à l’été 90 où j’ai rejoint une unité qui avait été mobilisée en février de la même année. Il y avait là 55 soldats dont de nombreux anciens qui avaient quitté des unités combattantes. Une femme sous-officier chargée des conditions de service est une sorte d’assistante sociale. Ma mission était de m’occuper des soldats ayant des problèmes, ce qui revenait essentiellement à les écouter. Je les rejoignais pendant les gardes de nuit parce qu’ils étaient alors plus communicatifs. Je faisais là pour moitié de l’assistance psychologique. Je me vois encore, assise sur la dune et parlant avec quelqu’un derrière lequel attendait encore quelqu’un, et ça faisait une file comme à la mutuelle ».

Pendant un an et trois mois, elle a vécu dans une base du sud de la Bande de Gaza, non loin des colonies de Rafah Yam et de Pe’at Sadeh. « Comme tous les soldats de la base, je vivais sous tente, avec une femme sous-off chargée de l’enseignement et deux instructrices de sport. Les douches étaient communes pour nous et pour les garçons, et l’une devait faire la garde quand l’autre prenait sa douche, parce qu’il y avait des trous et même le sol était fait en bois perforé. Les toilettes n’étaient qu’une fosse avec de la chaux. C’était l’époque d’avant les téléphones portables et il y avait un téléphone par tente. Un autobus venait deux fois par jour. »

Dès son arrivée, elle s’est heurtée à un cas qui l’a laissée un peu abasourdie. Quelques-uns des soldats étaient arrivés environ une semaine avant elle à la frontière de Rafah, « et avaient déjà trouvé le moyen de faire un mauvais coup. Ils avaient arrêté quelqu’un et l’avaient oublié pendant trois jours dans une douche. Ils m’ont raconté ça et je ne savais pas comment l’encaisser. »

Dans sa thèse apparaît le témoignage d’un des soldats : « Une fois que des douches ont été construites avec un générateur qui nous permettait d’avoir en permanence de l’eau chaude... la douche sans générateur était restée à l’abandon et on avait décidé que ça ferait office de cachot. On y avait amené quelqu’un et on l’a oublié là pendant trois jours... menotté et bâillonné, il ne pouvait pas parler, il ne pouvait pas bouger, il ne pouvait rien. Trois jours plus tard, je ne sais plus qui est passé là par hasard, et s’en est souvenu. »

Aujourd’hui, elle dit que la rencontre avec les soldats s’était bien passée. La plupart des aspects négatifs de leur service, qui remplissent son travail de recherche, elle ne les a pas vus alors. « Les camarades étaient formidables », dit-elle. « J’ai vu Rafah une fois. Il y avait un officier dont la compagnie s’est débarrassée et avant qu’il ne parte, il m’a emmenée faire un tour à Rafah, pour que je voie les ruelles dont parlaient les soldats. Il faut comprendre que dans la première phase de mon service, les soldats ne commettaient pas beaucoup de forfaits. C’est allé en se dégradant, en particulier après mon départ. C’est avant tout une fonction du temps et de l’usure. Pendant que j’étais là-bas, je n’ai vu que deux fois des prisonniers menottés et au checkpoint, je voyais ce penchant à faire attendre les gens debout. Je demandais aux soldats de les laisser passer et ils les laissaient passer. »

Elle a néanmoins éprouvé, elle aussi, cette usure. « J’arrivais parfois bouleversée à la maison, mais il n’y avait personne à qui parler. Même ma mère me disait alors qu’elle ne me croyait pas. » Elle a quitté la Bande de Gaza « bouleversée par ce que j’avais vu, mais surtout inquiète de l’impuissance de l’armée, de voir qu’on prend une unité et qu’on l’use d’une façon telle que la violence finit par faire partie intégrante de la vie des soldats. Après cela, j’ai investi sept ans de ma vie à tenter de chercher à comprendre ce qui se passait. »

On tire comme des dingues

En octobre 91, Noufar Yishai-Karin a commencé à étudier au département de psychologie de l’Université Hébraïque. « Déjà pendant mon service militaire, il était clair pour moi que ce serait mon domaine de recherche et ça m’intéressait en particulier de découvrir pourquoi il y a dans un groupe des gens qui œuvrent à un changement positif, ce qu’il y a dans leur personnalité qui les rend tels et ce qui se passe dans une telle situation. »

Un de ses professeurs, Yoel Elizur, faisait alors un rappel comme réserviste au sein de la structure de santé mentale de l’armée israélienne. Elizur a expliqué cette semaine que cette structure de santé mentale disposait, dans les années 90, d’un bon département de recherche, mais qu’il n’était pas parvenu à obtenir une autorisation pour entreprendre une recherche sur la violence chez des soldats. « La tendance qui prévalait alors était de garder le silence sur la question et de dire que d’une manière générale les soldats se comportaient correctement », dit-il.

Noufar Yishai-Karin qui savait qu’il avait une connaissance dans le domaine s’est adressée à lui avec son idée de recherche et Yoel Elizur a sauté sur l’occasion. Dans le cadre de sa recherche, elle a interviewé 18 soldats et 3 officiers ayant servi dans deux unités d’infanterie blindée. Elle les avait connus, pour la plupart, à l’époque de son service militaire. Elle les a recherchés et les a rencontrés individuellement, chez eux, pendant quelques heures. Les interviews ont été enregistrées et toutes ces cassettes sont toujours en sa possession. Le fait qu’elle connaissait déjà les soldats a permis d’étayer et d’approfondir leur confiance en elle jusqu’à s’ouvrir, se découvrir devant elle et être disposés à lui raconter des crimes qu’ils avaient eux-mêmes commis : des cas de meurtres et d’homicides, d’enfants dont on brise des os, d’humiliations, de destructions de biens, de pillages et de vols.

Qu’est-ce qui caractérise les 21 interviewés ? Il y a de tout dans la liste. Ils sont à peu près pour moitié ashkénazes et pour moitié mizrahim. La majorité est née dans le pays. Ce sont pour la plupart des fils de familles appartenant à la classe moyenne. Des habitants de moshav ou de kibboutz, venant de villes mixtes comme Jérusalem, Acre ou Ramle, mais aussi de Herzliya Pitouah, Tel Aviv ou Ramat Hasharon. L’analyse des évolutions des groupes se focalise, dans l’article publié par la revue « Alpayim », sur une des deux compagnies, d’où viennent 14 des interviewés. L’article déroule les événements de la compagnie, dont certains soldats sont passés par un processus de brutalisation, d’autres sont restés passifs et une minorité s’est lancée dans la lutte contre les exactions. Parmi les premiers, on peut par exemple distinguer le type impulsif qui lâchait facilement les freins intérieurs et parfois avec enthousiasme.

Témoignage : « Je suis sorti pour ma première patrouille... Les gars avec qui j’étais dans la patrouille tiraient tout simplement comme des dingues... Moi aussi, j’ai commencé à tirer comme tout le monde... C’était, tu vois, je ne te dirai pas que ce n’était pas super, parce que comme ça tout d’un coup, la première fois que tu viens, que tu prends une arme pour de vrai, pas comme à je ne sais quel exercice, ou dans je ne sais quelle cabane dans les sables, ou je ne sais pas quoi, ou que tu aies au-dessus de toi un commandant qui pèse sur ton cerveau. Tu te retrouves tout d’un coup responsable de ce que tu fais. Tu prends ton arme. Tu tires. Tu fais ce que tu veux. »

Noufar Yishai-Karin a découvert que les soldats jouissaient de l’ivresse du pouvoir non moins que du plaisir qu’ils puisaient de la violence, et c’est là un des résultats terrifiants de cette étude. « La plupart des interviewés ont pris plaisir à la violence, à un moment ou un autre de leur service militaire », écrit-elle dans sa thèse. « Ils prenaient plaisir à la violence parce qu’elle rompait la routine, et ils prenaient plaisir à détruire et à mettre le désordre. Ils tiraient aussi du plaisir de la sensation de pouvoir présente dans la violence, et de la sensation du danger. »

Témoignage : « La vérité ? Quand c’est le foutoir, alors je suis ‘mabsout’, heureux. Alors je prends mon pied. C’est comme une drogue. Si je n’entre pas à Rafah et qu’il n’y a pas moyen de se déchaîner une fois dans la semaine, je deviens fou ». Et un autre témoignage : « Ce qui est le plus important c’est que ça te dégage du joug de la loi. Tu sens que c’est toi la loi. Tu es la loi. C’est toi qui décides, qui tranches... Comme si au moment où tu quittes cet endroit appelé Israël et que tu entres par le barrage d’Erez, dans la Bande de Gaza, tu es la loi. Tu es dieu. »

Un petit enfant de quatre ans

La dureté affective de plusieurs des soldats exprimait une indifférence extrême à la souffrance du prochain quand il est arabe. « On était à bord d’un véhicule, on passait simplement dans une rue. Un gars de 25 ans, par là. Comme ça, sans raison, qu’on ne vienne pas me dire qu’il y avait une raison. Il n’avait pas lancé de pierre, rien. Tac, une balle dans le ventre... On lui tire une balle dans le ventre et il est là à agoniser sur le trottoir et nous continuons à rouler, indifférents. Aucun ne le regarde deux fois... »

Il y avait des durs qui avaient développé une idéologie selon laquelle il faut riposter avec brutalité même aux incidents mineurs. « Un enfant de trois ans est incapable de rien lancer, il ne peut pas m’atteindre, quoi qu’il fasse. Un gamin de 19 ans bien. Avec les femmes, je n’ai pas de problème. Une femme m’avait lancé sa savate, je lui ai donné un coup de pied ici (il montre l’entrejambe), je lui ai brisé tout ça ici. Elle ne peut plus avoir d’enfants maintenant. La prochaine fois, elle ne jettera plus de savates. Un jour qu’une femme m’a craché dessus, elle a reçu ma crosse dans la figure. Elle n’est plus en mesure de cracher aujourd’hui. »

Il y a des soldats qui sont diagnostiqués dans l’étude comme s’étant laissés entraîner par les commandants et les camarades et il y en a parmi eux qui n’avaient jamais levé la main sur personne avant le service militaire. « La ligne rouge, au moment où elle se brise, elle ne se brise pas, elle vole en éclats. Dès ce moment, tout est permis », témoigne un soldat.

Ces soldats croyaient que l’Intifada était une guerre et qu’il leur fallait être professionnels et préserver la pureté des armes, mais la réalité et les camaraderies entre combattants ont conduit quelques uns d’entre eux à une situation où ils couvraient leurs copains même quand ceux-ci volaient dans des maisons où ils étaient entrés pour opérer une fouille, ou encore quand ils harcelaient sexuellement de jeunes Arabes ou les provoquaient.

Chez la plupart des soldats interviewés, la première rencontre avec la brutalité est restée gravée dans la mémoire. Dans l’un des cas, qui s’est produit alors qu’ils en étaient encore à leur entraînement de base, les soldats accompagnaient un groupe de suspects. « Ils ont pris les Arabes, les commandants, ils les ont fait monter dans l’autobus entre la porte arrière et la dernière banquette et les ont placés seulement entre les sièges. Sur les genoux. Ils disent : dans deux minutes - c’est de l’entraînement, finalement - dans deux minutes, tout le monde dans le bus. Aucun n’est passé en marchant sur les banquettes... et tout le monde a commencé à leur marcher dessus, à passer sur eux en courant... C’était un hiver rude, quoi. Moins quatre degrés, de la pluie, de la grêle... Chacun sortait au milieu de la nuit... On ne leur laissait pas le temps de s’habiller. Certains en pantoufles, avec une chemise courte... Tous ouvraient les fenêtres, intentionnellement. On versait sur eux les bidons d’eau pour qu’ils gèlent de froid. Et sans arrêt, on les assommait de coups, mais vraiment sans arrêt. »

Dans un autre témoignage, un soldat décrit une de ses premières incursions dans une maison pour arrêter un Arabe « vraiment très grand, la trentaine. Il se rebiffe. On lui crie ‘couche-toi’, on lui donne des coups mais il ne se couche pas, il veut fuir... Quatre types s’étaient mis à nous lancer des pierres de toutes parts. Nous lui donnons des coups. ‘Couché ! couché ! couché ! Jusqu’à ce qu’enfin il soit couché... On arrive à la compagnie et on s’est rendu compte qu’il avait perdu connaissance... Et quelques jours plus tard, il est mort. »

Il y avait des officiers subalternes qui encourageaient la brutalité et en donnaient même un « exemple personnel ». « Après deux mois à Rafah, un commandant est arrivé... On part alors avec lui pour une première patrouille. Six heures du matin. Rafah est sous couvre-feu. Y a pas un chat dans les rues. Seulement un petit enfant de quatre ans qui joue dans le sable. Il bâtit une espèce de tour comme ça dans la cour de sa maison. Celui-là se met tout à coup à courir et tous, nous courons avec lui. Il était du génie. Nous courons tous avec lui. Il attrape le gosse. Noufar, je suis un fils de pute si je ne dis pas la vérité. Il lui a brisé le bras, ici, à l’articulation. Il lui a cassé le bras à hauteur du coude. Il lui a cassé la jambe ici. Et il a commencé à lui marcher sur le ventre, trois fois. Puis il est parti. Nous étions tous bouche bée, le regardant, choqués... Le lendemain, je repars en patrouille avec lui et déjà les soldats commençaient à faire comme lui. »

Les trois qui osèrent s’opposer

Dans un cas qui a conduit à une crise, un commandant de brigade, du groupe des durs, avait maltraité trois adolescents menottés. Un soldat, guidé par sa conscience, avait alors alerté par radio un autre commandant de brigade, infirmier de métier. Dans son interview, il a raconté à Noufar Yishai-Karin qu’avant que les secours n’arrivent, les adolescents avaient déjà « du sang sur tout le corps, leurs vêtements déjà imbibés de sang et ils tremblaient de peur. Ils étaient agenouillés, mains liées et avaient peur de bouger. »

Le soldat et le commandant de brigade qui, fidèles à leur conscience, avaient réprimandé le commandant de brigade brutal, n’ont pas été soutenus par le commandant de section. « Sachez que c’est très grave, ce que vous avez fait », leur a dit celui-ci. « Vous l’avez fustigé comme ça ! Sachez que vous êtes passibles d’une sanction. » Les deux soldats sévèrement critiqués en ont parlé à un autre soldat qui a décidé d’exposer l’affaire le lendemain, lors d’une réunion avec le commandant de division. Le commandant a écouté et a demandé à entendre les témoignages des deux autres soldats, et quand les trois ont achevé de parler, le commandant de division s’est tourné vers le commandant de section violent pour lui demander sa réaction. Mais celui-ci a refusé de répondre en présence des soldats. Le commandant de division avait alors décidé de l’éloigner du secteur et de transmettre le cas pour examen par la division d’investigation criminelle. Le commandant de brigade avait été jugé et avait passé trois mois en prison.

Noufar Yishai-Karin s’est souvenue, cette semaine, de cet incident qui avait brisé la conspiration du silence au sein de la compagnie. Tous les autres soldats ont soutenu le commandant de brigade, dit-elle, même ceux d’entre eux qui trouvaient qu’il avait effectivement exagéré et qu’il méritait une sanction. Mais face au sacro-saint principe de la fraternité entre combattants et de la loyauté envers la compagnie, les deux soldats qui avaient manifesté des scrupules furent tenus pour traîtres parce que « nul soldat ne mérite de se retrouver en prison pour un quelconque Arabe ».

Comment expliquez-vous cela ?

« La compagnie Ashhar, appelée sous les drapeaux avant nous, était une compagnie dépravée et fanatique. Au niveau humain. Ce qui était frappant, là, c’était l’absence de surveillance par les supérieurs, et les actes qu’ils avaient commis avant que nous n’arrivions étaient extrêmes. L’histoire de l’enfant et du coup de pied entre les jambes, par exemple.

« Les soldats de la compagnie Ashbal était des recrues de meilleure qualité que dans la compagnie Ashhar. Il y en avait en tous genres qui avaient échoué aux cours de pilotage. Entre les deux compagnies est née une âpre lutte qui était en fait une lutte entre cultures et même une lutte socio-économique. Il y a un lien entre le milieu socioculturel d’un homme et la manière dont il se comporte. C’est un peu comme le film parodique "La colline Halfon ne répond pas" de Assi Dayan : le reflet de l’identité israélienne dans ses multiples nuances, y compris, par exemple, l’Irakien cultivé, raffiné, portant des lunettes, et qui ne comprend pas ce qu’il fait là et qui se prépare à devenir expert comptable.

« Les deux soldats scrupuleux venaient de familles investies dans leurs enfants. L’un était le fils d’une psychologue et d’un directeur d’entreprise, et l’autre le fils d’un lieutenant-colonel dans l’armée. Dans les deux cas, les mères s’impliquaient, ce qui se traduisait par de gros colis chaque semaine. Tous deux étaient d’excellents soldats. Ils avaient suivi au quart de tour l’entraînement de base et le reste, et ils avaient assez de temps pour considérer ce qui était juste et ce qui ne l’était pas dans les actions de la compagnie à Rafah. Les officiers qui les commandaient avaient un horizon beaucoup plus étroit et venaient d’un milieu différent, et là les cultures se sont heurtées. Pour le commandant de section qui est allé en prison, le choc de sa vie aura été que, de toutes les choses qu’il a faites, s’il s’est retrouvé en prison c’est pour avoir battu des adolescents menottés. Il vit aujourd’hui aux Etats-Unis. La plupart des soldats que j’ai interviewés ont quitté le pays, à l’exception de cinq ou six. »

Comment avez-vous réussi à prévenir des représailles à l’encontre des « traîtres » dont vous avez parlé ?

« Ils sont venus me consulter, le soldat décrit comme infirmier et celui qui était allé parler au commandant de division. Ce dernier se trouvait dans une situation difficile et il avait peur, une peur terrible. Après le départ du commandant de division, je suis allée dans le quartier des sergents et j’ai rencontré le commandant de brigade violent que tous étaient occupés à réconforter. J’ai réfléchi un instant puis j’ai dit que si l’un d’entre eux osait faire quelque chose, je ne me tairais pas. Je n’avais besoin de rien demander : je savais qu’ils projetaient une vengeance. Je n’avais pas fini ma phrase qu’ils bondissaient tous, comment est-ce que j’osais ? C’était clair pour moi qu’il me fallait marquer ma ligne à moi. J’étais tellement bien vue d’eux qu’ils m’ont pardonnée. Tout de suite quelqu’un a déclaré : "Elle est la sous-off chargée des conditions de service de nous tous".

« Dans ma thèse, j’ai abordé toute cette affaire comme une famille dans laquelle il y aurait eu un viol, ou de l’inceste ou de la violence et où on garde le secret. C’était comme ça dans la compagnie. On ne donne pas quelqu’un de la famille. C’est un mécanisme élémentaire qui existe chez nous tous et ces soldats nous représentent tous. »

Des instincts de l’âge des cavernes

Les deux soldats qui ont suivi leur conscience, le témoin visuel des coups donnés aux adolescents menottés et son camarade infirmier, ont été retirés de la compagnie. Le premier a été envoyé suivre une formation de tireur d’élite et l’autre un complément de formation pour infirmiers, après quoi ils ont tous deux été envoyés pour un cursus d’officiers. Le soldat qui avait rapporté l’affaire au commandant de division fut l’objet d’un ostracisme. Tout le monde le boycottait et l’importunait. Il a finalement été retiré de la compagnie et intégré dans un poste à l’arrière.

Les deux premiers soldats sont retournés dans la compagnie comme officiers et ils ont entrepris un travail dont l’objectif était « la transmission d’une culture professionnelle ». Selon eux, la compagnie a subi une métamorphose et les soldats s’abstiennent en général de comportements brutaux. Dans son étude, Yishai-Karin a examiné comment les brutalités influaient sur l’esprit des soldats et a trouvé que ces deux-là étaient « les seuls interviewés de l’échantillon à avoir présenté un discours intégrant croissance personnelle, victoire morale et l’impression d’une signification attribuée au service militaire. Tous deux ressentaient que ce sentiment était lié au fait de se sentir en accord avec soi-même. »

Yishai-Karin considère aujourd’hui encore les soldats qu’elle a interviewés comme de bonnes gens. « Du point de vue de la structure militaire, nous étions dans une compagnie d’infanterie sans bataillon, reliée directement à un régiment de blindés se trouvant la plus grande partie du temps dans les hauteurs du Golan. Il n’y avait pas de commandant de régiment pour superviser et même le commandant de brigade était dans les blindés. Personne ne comprenait ce qui se passait dans la compagnie et il n’y avait personne pour l’examiner. Le commandant du commandement sud, Matan Vilnai, se rendait fréquemment dans la compagnie et avait des bouts de conversation avec de simples soldats, mais alors opéraient les mécanismes de déni et de dissimulation si bien que, malgré ses efforts, il n’a entendu parler de rien de ce qui se passait. Une des conclusions de l’étude est qu’il faut prendre en compte ces mécanismes de dissimulation, parce qu’ils sont naturels et qu’ils apparaîtront toujours. La guerre du Liban a montré à quel point un bon leadership et une bonne autorité protégeaient des atteintes psychologiques. »

Malgré les crimes de guerre qu’ils ont commis, vous les considérez comme des victimes avec des atteintes post-traumatiques ?

« Des types différents de recrues induisent des types différents d’unités d’infanterie blindée. Il y avait des différences importantes dans les normes de fonctionnement des différentes unités selon les recrues qui y avaient été intégrées. Ashbal, ma compagnie, fonctionnait d’une manière moins violente que les compagnies Ashhar et Ashouah. Dans le contexte de la présélection, par exemple, un des soldats qui a fait de la prison pour violence à l’encontre de Palestiniens avait été recruté dans une telle unité en dépit du fait qu’il avait déjà été condamné pour une agression dans le civil. On lui a dit que s’il faisait un bon soldat, on effacerait son dossier sur l’agression mais, au bout du compte, il s’est aussi retrouvé dans une prison militaire, et il a fait ainsi l’objet de deux condamnations.

« Il est important de souligner que ce n’était pas une unité de volontaires comme Douvdevan ou Shimshon. Les soldats dans l’infanterie blindée ne voulaient pas se retrouver dans l’Intifada. C’était une manière terrible d’exploiter leur bonne volonté et leur engagement à l’égard de l’armée et de l’Etat. Pas assez nombreux sont ceux qui ont reconnu la contribution de celui qui s’est levé et a parlé. On ne l’a pas défendu du tout. On l’a abandonné. Il a quitté le pays, en état de choc post-traumatique. Il a fait quelque chose d’important pour nous tous et n’a pas été reconnu. »

Les soldats disent que c’est du mouchardage et de la trahison.

« Ils disent ce que n’importe quel fantassin dirait. La loyauté est une valeur en soi et dans une compagnie d’infanterie, on apprend vraiment sa signification. Les autres voient cela au cinéma mais n’en font pas l’expérience comme eux le font. La loyauté est, elle aussi, une valeur importante. Leur embarras était de nature morale et ils ont fait un certain choix.

« L’armée n’a pas permis d’entraînements réguliers pour cette unité et elle ne l’a quasiment pas sortie de la routine. On ne leur a pas donné l’occasion de récupérer grâce à un peu de congé. Les entraînements bâtissent l’unité dans le sens d’une armée régulière plutôt qu’une milice, mais les entraînements de l’unité représentaient moins du tiers de ce qu’il était censé y avoir. L’argument des soldats était que plus l’unité se trouve longtemps sur le terrain, plus elle est violente et impose son ordre. Les soldats soutenaient que l’armée était consciente d’une usure portant à la violence et que, par le choix qu’elle faisait d’investir le minimum en ressources humaines, elle encourageait cette situation. »

« Dans l’enseignement secondaire, je militais au sein d’un mouvement de jeunesse qui s’appelait ‘La jeunesse chante une autre chanson’, un mouvement arabo-juif. J’étais aussi dans le ‘mouvement kibboutzique’ du Mouvement Kibboutzique Unifié. C’était un mouvement très socialiste qui visait une vie au sein de communes, avec une coopération entre les gens.

« Il y a deux types de mesures que l’armée adopte pour donner à la violence qu’il y a dans la guerre une orientation adéquate : la tradition du combat et les entraînements. Ces mesures n’ont pas été prises lors de l’Intifada. Les deux officiers scrupuleux y avaient pensé d’eux-mêmes et avaient initié des ‘entraînements Intifada’ avant d’aller sur le terrain lui-même. Si un soldat s’entraîne, il sait ce qu’on attend de lui et son comportement se conforme alors aux normes de l’armée et non pas aux instincts de l’âge des cavernes.

« Pour ce qui est de la tradition du combat, j’ai été en contact avec cette tradition dès la maison. Mon père me parlait de la guerre du Liban. Il commandait un groupe de reconnaissance. Un jour, de nombreux Chiites en colère s’étaient assemblés à l’entrée de la base, et les soldats étaient plutôt serrés. Mon père et quelques autres soldats sont entrés dans la foule, ils ont discuté avec les gens et les ont calmés. Mon père m’a dit alors que quelqu’un qui n’aurait pas connu les Arabes et qui se serait senti oppressé par toute la situation, aurait pu ouvrir le feu. C’est une histoire que j’ai entendue, enfant, en 83. Ensuite, pendant l’Intifada, je n’ai cessé de voir comment la pression provoquait des réactions extrêmes et plus violentes. Il y avait un commandant de section qui était stressé et qui soulevait chaque fois beaucoup d’agitation. Il lui manquait la tradition du combat comme l’histoire de mon père où le courage se distingue par le fait qu’ils n’ont pas ouvert le feu. La tradition du combat est quelque chose de structuré que transmet le département enseignant de l’armée, et ça manque. »

Pourriez-vous résumer le message de l’article, pour les lecteurs du journal ?

« Le message de l’étude est peut-être trop complexe pour un article de journal. Freud parle de pulsion agressive destructrice. Dans une lettre à Einstein datée de 1932, il écrivait : "En entendant parler des atrocités de l’Histoire, on a parfois l’impression que les mobiles idéologiques n’avaient que valeur de prétextes à d’intenses désirs de destruction". C’est présent chez tout le monde, dans toutes les langues, dans toutes les religions et tout au long des siècles et des millénaires de l’Histoire, et bien sûr avant elle encore. Il y a des cultures plus violentes, c’est vrai, mais la violence est apparue dans toute culture. Il y a des situations qui excitent et ramènent la violence à la surface.

« Il n’y a rien de surprenant dans la réaction des soldats envoyés là-bas. Dans une situation d’abandon, sans supervision de l’autorité supérieure, sans recherche psychologique substantielle, sans examen, ils ont agi en suivant leurs instincts et leurs émotions. Mais, en dépit de tout ce qui s’est passé là-bas, un nombre appréciable de soldats ont tenu honorablement ; grâce à des valeurs, au soutien venu de la maison, au professionnalisme et à la capacité de retenue. Les opinions politiques n’ont en rien influencé le comportement ; les opinions politiques se sont modifiées en accord avec le comportement et non l’inverse ».

On nous a donné des matraques et nous, on frappait

Un soldat de la compagnie a accepté d’être interviewé sous son vrai nom, pour cet article. Ilan Vilenda, 38 ans, célibataire, vit aujourd’hui dans un moshav de la vallée d’Izraël. Il est né dans le kibboutz Merhavia, de parents immigrés, d’une mère française et d’un père hollandais, qui se sont connus alors qu’ils étaient volontaires dans le kibboutz en 1967. Vilenda a été appelé sous les drapeaux en 1988 et a servi dans la brigade Givati. Pour transgressions à la discipline, il a été envoyé en prison à quatre reprises, transféré dans le commandement sud et intégré à la compagnie d’infanterie blindée Ashhar, peu après que ses soldats se soient mutinés et soient partis à Eilat. Il a été envoyé pour une formation de commandant de brigade puis il a été, à sa demande, transféré dans la compagnie Ashbal.

Quand il est arrivé à la base d’Ashbal, près de Rafah, Noufar Yishai-Karin y était déjà. Il était sergent d’opérations et est resté au même endroit jusqu’à la fin de la guerre du Golfe. « C’était comme dans le film "La colline Halfon ne répond pas". Des tentes dans le désert, un garde-frontière à la porte et des rouleaux de fil de fer barbelé et tu voyais la mer et Tel Sultan, le quartier nord de Rafah. On faisait un travail de police, on patrouillait et on essayait de faire régner l’ordre. S’ils lançaient des pierres, nous avions des recours comme du gaz lacrymogène, des balles en caoutchouc et en plastic ; on nous a donné des matraques en bois et on frappait. J’ai vu des choses pas faciles et il y en a d’autres dont j’ai entendu parler.

« Notre commandant était pour qu’on leur rentre dedans avec des coups. C’était une espèce de combat sans armes à feu. Ils montaient des embuscades et c’était comme jouer au chat et à la souris. Moi personnellement, je frappais un enfant ici, un enfant là, avec la main ou la matraque. Les vrais coups étaient pour les adultes. Il y en a un qui avait la télévision chez lui et la patrouille allait chez lui pour voir les matches du Mondial jusqu’à ce qu’il s’énerve et nous dise d’emporter le poste de télévision. Nous étions comme des policiers, mais sans loi. On n’était pas dans des histoires de corruption, mais on faisait ce qu’on voulait parce que la loi c’était nous et que nous contrôlions la rue. »

Comment expliquez-vous cela ?

« Le travail dans les Territoires se créait de lui-même. Personne n’avait de doctrine de combat dans les Territoires. Nous voulions être des soldats combattants et nous nous battions comme nous avions compris qu’il fallait combattre. Par la suite, nous avons compris qu’il s’agissait d’exécuter un ordre d’arrestation et qu’on ne pouvait pas donner des coups, comme ça. C’était irréel. Je rentrais à la maison et dans l’autobus un Arabe est assis à côté de toi et un quart d’heure a passé et tu ne lui as pas demandé sa carte d’identité, ni fait une petite tape. Je vivais dans deux mondes séparés et le passage se faisait quand tu mettais ton uniforme de sortie et que tu retournais à la maison. Et alors tu te retrouvais dans un autre monde, dans lequel on ne veut pas te tuer et où tu n’as envie de frapper personne. Le dimanche, tu rentrais à la base et tout recommençait. Terriblement étrange, mais on ne s’occupait pas de sentiment et de choses de ce genre. On faisait le travail. »

Cela n’influençait-il pas le comportement dans la vie civile ?

« C’est clair que mon comportement dans le kibboutz ce n’est pas mon comportement à Gaza. C’étaient deux mondes parallèles. C’est la même personnalité qui réagit différemment à deux cas extrêmes et tu es le même homme. On développait une autre personnalité parce qu’il nous fallait faire ce travail. Au début de mon service, je m’identifiais au Mapam et il n’y avait là pas de place pour que je me mette à frapper qui que ce soit, mais à Rafah, tu es atteint par une pierre, puis une autre et tu accumules énormément de colère qui finit par exploser sous forme de violence. C’était aussi censé être ça notre réaction. Nous étions là pour leur rendre la pareille. Ça m’a peut-être rendu rude, grossier. Mes opinions politiques ont changé à l’armée. J’ai viré à droite et je vote Mafdal [Parti National Religieux­ - NdT]. J’ai été démobilisé en 91. J’ai travaillé six mois environ dans le kibboutz puis je suis parti en Hollande où j’ai travaillé plusieurs années dans le tourisme, et j’ai fabriqué des fromages et des sabots en bois. J’y ai aussi fumé des drogues en vente libre. En 95, je suis allé en Inde. »

Début 96, Vilenda a été arrêté à Goa, avec cinq autres Israéliens, en possession de hashish et de LSD. Après un an passé en prison, ils ont été jugés et condamnés à dix ans de prison. Ils ont fait appel du verdict et, après environ un an, avec l’aide du Ministère des Affaires étrangères et du Président Ezer Weizman, ils ont été libérés et il est rentré en Israël.

« Je n’ai pas encore trouvé ma place », dit-il, « mais j’étais déjà bizarre avant le service militaire. J’ai été un enfant hyperactif. Je voulais servir le pays et c’était ça le boulot. Toute l’armée, c’était un ordre parfaitement illégal. Non pas qu’à Rafah nous fussions quelque chose d’exceptionnel. A l’armée, jamais les missions n’ont insinué en moi le moindre doute. Tu te convaincs toi-même que c’est là ce que tu dois faire et tu es plein d’adrénaline et il y a intérêt. Bien des fois, j’ai pensé, waouh, ce que je fais n’est pas bien, mais un soldat qui tue au front un autre soldat, c’est pire. »

Etes-vous déçu ?

« Nous avons fait trois ans dans l’armée. Nous n’avons pas obtenu un travail par priorité ni des conditions pour étudier à l’université ; nous n’avons pas attendu de miracle ici dans le pays, et beaucoup parmi la compagnie ont quitté le pays. Je suis agriculteur et quand je suis revenu d’Inde, c’était plein de Thaïlandais ici. Le monde n’attendait pas précisément que nous revenions au kibboutz. Je ne sens pas qu’on nous ait utilisés ; j’espère que c’est ce qu’ils ont fait. Je suis allé volontairement à l’armée et je n’aurais servi aucune autre armée au monde. »

Sa mère a dit, cette semaine : « Il a mûri et il a changé à l’armée. J’ai envoyé un kibboutznik sympa et j’ai eu en retour un gars qui hait les Arabes. » Proposer une traduction intégrale de cet article de Dalia Karpel ne constitue en rien une invitation à idéaliser la position de cette jeune psychologue israélienne, Noufar Yishai-Karin. Son propos me parait lui-même révélateur, au même titre que les fragments de témoignages des soldats - si ce n’est qu’il est, lui, un témoignage qui s’ignore.

La préoccupation manifestée ne serait-elle pas de rendre l’occupation plus douce pour les soldats israéliens, leur éviter de sortir traumatisés de leur service militaire au sein d’une armée tenue « d’investir le minimum en ressources humaines » ? Il m’a semblé que même cet enfant de quatre ans, dont un officier brise un bras et une jambe, n’avait pas réellement droit à exister dans ce texte : il ne parvient pas être davantage que l’objet sur lequel s’opère l’acte d’un soldat. (NdT)

de Dalia Karpel

(Traduction de l’hébreu : Michel Ghys)

Haaretz, 21 septembre 2007


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