La Chine est debout

lundi 18 août 2008.
 

La spectaculaire (et coûteuse) inauguration des Jeux Olympiques aura démontré –encore une fois- les prouesses techniques et esthétiques de la Chine d’aujourd’hui. Voilà un autre indicateur de cette montée en puissance d’un pays qui vient de surpasser le Japon en termes de puissance économique et qui ne cesse de fracasser les records à tous les niveaux.

Les dernières prédictions des institutions financières internationales constatent que le taux de croissance de l’économie en 2008 sera « seulement » de 10%, après plus d’une décennie de croissance à deux chiffres. D’autre part la Chine réussit à nourrir sa gigantesque population (1,3 milliard), soit 22% de la population mondiale, alors qu’elle ne dispose que de 6% des terres arables de la planète. Plus encore, la Chine a réussi à développer son secteur industriel, ses secteurs de haute technologie (y compris le spatial), ainsi que ses capacités militaires.

Au-delà des performances macro économiques, il est important de noter que, selon les agences internationales comme la Banque mondiale, cette croissance a permis de sortir de la pauvreté « extrême » de 350 à 400 millions de Chinois depuis vingt ans. De tout cela ressort plusieurs débats.

Au niveau des élites et de leurs médias dans notre monde, la question est : qu’est-ce qui va empêcher la Chine de devenir LA grande superpuissance d’ici 2025 ? À une autre échelle d’autres s’interrogent. Pourquoi ce pays pauvre est-il l’« exception » dans un monde où la grande majorité des États et des peuples dominés s’enfoncent dans la misère ou au mieux stagnent dans un « ordre » international de plus en plus chaotique ? Est-ce que la Chine « émergente » pourra réconcilier ses impératifs de croissance avec un projet qui respecte les droits et la volonté d’émancipation qui a animé ce pays depuis si longtemps ?

La Chine « éternelle »

Une explication assez courante dans l’univers médiatique et politique est que la Chine, cet « empire du milieu » historique, ne fait que « reprendre sa place » dans la hiérarchie des nations. En effet, l’État chinois centralisé existe pratiquement depuis 2200 ans. Plus tard la Chine fut conquise par les Mongols et les Mandchous, mais les conquérants furent en fait « absorbés » par l’État et les structures de cette Chine en avance sur le monde en matière de culture, de production matérielle, d’organisation sociale. Après tout c’est de cette civilisation que sont parvenues vers le reste du monde des inventions fondamentales comme le papier, la poudre à canon, la boussole, la soie et tant d’autres choses. On dit donc aujourd’hui, y compris dans un certain discours nationaliste en Chine, « voyez, nous étions dominants, et maintenant, l’histoire reprend son cours ».

Certes, personne ne peut nier l’épaisseur historique de l’espace chinois et des capacités extraordinaires de la population et de l’État pour avoir créé dans cette région du monde un centre de civilisation parmi les plus avancés au monde. Par contre, une telle lecture peut trop facilement devenir « essentialiste », comme si la Chine avait le secret de sa force dans une sorte de « code génétique ». D’autres grandes et même très grandes civilisations ont structuré de vastes régions du monde pendant des centaines, voire des milliers d’années (le cas de l’Égypte pharaonique). Lorsque les Espagnols sont arrivés à Mexico, la capitale de l’empire aztèque était probablement la plus grande ville du monde. On ne peut oublier que la Grèce antique qui a dominé une vaste partie du monde du pourtour méditerranéen jusqu’aux confins de l’Hindus tout en « inventant » la géométrie et la logique a été réduite en morceaux.

Le danger de dislocation

Si on revient à la situation de la Chine, les historiens démontrent les soubresauts d’un espace qui est monté et descendu au fil des aléas des crises internes et externes. Au début du règne mongol par exemple, la population diminua de 40% jusqu’à temps que le nouvel État se remette en place (après plusieurs décennies). Lors de l’arrivée des conquérants mandchous en 1644, la Chine entra dans une très longue période de déclin. Au cours du dix-neuvième siècle, le pays sombra dans un chaos généralisé. Les impérialistes occidentaux et japonais s’emparèrent de vastes régions, forçant l’État chinois à d’humiliantes concessions. Dans les années 1850, une très vaste révolte dite des Taiping entraînant dans son sillon des dizaines de millions de Chinois et sapant de manière dramatique la centralité de l’État.

Bref au début du vingtième siècle, la Chine était en morceaux. La dynastie de l’impératrice Cixi était à la merci des grandes puissances qui rêvaient de « dépecer » la Chine comme ils venaient de le faire en Afrique. En dépit de tentatives de modernisation « par en haut », le vieil État Chinois semblait incapable de se remonter contrairement à son voisin et rival japonais. Les « seigneurs de la guerre » menaient le pays à feu et à sang. Les secteurs modernes du pays dans les villes côtières dont une bourgeoisie embryonnaire semblaient globalement inaptes à s’imposer. Les pratiques féodales réduisant les paysans, et encore plus les paysannes, au rang de « bêtes de somme » se perpétuaient. Au tournant des années 1930, le Japon pratiquait sur la Chine un colonialisme d’une barbarie et d’une violence inouïes qui horrifiaient même ses allés nazis, ce qui n’est pas peu dire.

En 1948 sur quatre cent millions de Chinois, environ la moitié de la population crevait de faim. Rien ne permet de penser que la Chine au tournant du siècle était « condamnée », comme ce qui est arrivé dans la majeure partie de l’Asie (avec l’exception du Japon), de l’Afrique et de l’Amérique latine à la dislocation et à la misère. Mais admettons cependant que cette évolution contredit une vision un peu romantique de la Chine « éternelle », marquée par le « destin », « programmée » pour dominer.

La bifurcation

En parallèle à la vision essentialiste, un autre narratif domine l’univers médiatique. La puissante Chine d’aujourd’hui est le résultat de son « ouverture au monde » depuis les transformations de l’ère post-maoïste. C’est la « mondialisation » qui a sauvé la Chine lorsque son leadership a eu l’« intelligence » d’ouvrir ses portes et de transformer son pays en un vaste « atelier du monde ».

Encore là, cette interprétation semble un peu courte. En 1949 après une guerre civile épique de près de trente ans, la Chine a bifurqué. Une révolution « nationale et démocratique » victorieuse a sorti la société et l’État du chaos, d’abord en rétablissant l’autorité nationale sur l’ensemble du territoire (sauf Taiwan et les colonies britanniques et portugaises).

C’est cette révolution qui a redistribué les terres aux paysans affamés. C’est également celle-ci qui a imposé une modernisation autoritaire qui aboli les structures féodales, libéré les femmes, industrialisé et construit les infrastructures, érigé un vaste filet de sécurité sociale qui a soigné, éduqué et protégé la population, à commencer par les démunis. En termes macro économiques (on oublie cela), les taux de croissance de cette Chine maoïste ont également atteint des niveaux très élevés tout au long des années 1950 et 1960.

Certes, cette Chine moderne a connu plusieurs convulsions, débats, soulèvements, certains reflétant les anciennes fractures de cette société millénaire, d’autres traduisant les nouveaux intérêts de classe à l’œuvre dans un pays en transition vers la modernité. Paysans, prolétaires, intellectuels, bureaucrates et « nouveaux bourgeois » se sont confrontés bien que l’État chinois, sous la gouverne du Parti communiste, ait réussi à négocier, plus souvent qu’autrement, les grands compromis qui ont évité la dislocation de la société à part quelques périodes relativement courtes où le « mandat du ciel » a chambranlé.

Modernisation et développement du capitalisme

En fin de compte rétroactivement, la révolution chinoise a permis la relance du pays en créant un État et une structure sociale « modernes », axé sur le développement économique capitaliste. Tout cela n’aurait jamais été possible si la Chine était restée sous le joug des seigneurs et de guerre et des impérialistes.

Sur le fond et malgré la perception, cette révolution dont Mao avait précisé la nature « nationale » (et non « socialiste ») a permis l’érection d’une bourgeoisie « nationale », dans une large mesure appuyée sur l’État. De ce capitalisme est né également un prolétariat (classe des salariés) moderne. Le « génie » de cette nouvelle classe dominante a été de rallier les masses affamées paysannes et urbaines dans une sorte de « keynésianisme » à la chinoise et de bouleverser les blocages hérités du féodalisme au niveau des structures sociales et culturelles. Tout cela s’est fait sous l’autorité « de fer » du Parti communiste, générant autoritarisme, répression et exclusion des dissidents et aussi de certaines minorités nationales comme les Tibétains et les Ouighours.

Bref, il semble évident que la puissance de la Chine d’aujourd’hui repose en bonne partie sur un projet politique, volontariste, qui s’est exprimé sous la forme d’un communisme national bien particulier, hybridisé, si on peut dire, avec le nationalisme.

« Superpuissance » ou « atelier du monde »

Après trente ans de développement économique et social accéléré, la Chine est arrivée à une nouvelle bifurcation. La classe dominante ayant solidifié ses assises en dépit de et au-delà des contestations sociales (comme lors de la révolution culturelle) se sent assez solide pour pratiquer, selon ses propres intérêts et termes, une ouverture au « marché mondial », lire, le système capitaliste mondial.

L’objectif est de renforcer la Chine essentiellement par une croissance économique à la fois « tirée » par ses exportations et l’élargissement du marché interne dans un compromis constamment renégocié entre les diverses fractions des dominants chinois. Certes, ceux-ci s’entendent, pour le moment, sur la nécessité de refuser un rôle de subordination dans ce « marché mondial ». L’équilibre rêvé par Beijing est celle d’une ouverture sur ce marché grâce aux investissements et aux exportations tout en protégeant la capacité de l’État de réguler les flux et de contrôler les outils stratégiques de l’accumulation (notamment les flux monétaires).

Tout en développant les secteurs de l’industrie légère qui permettent la croissance continue des exportations, la Chine continue d’investir massivement dans ses capacités industrielles de base, ses infrastructures et aussi son armée, en vue d’affrontements éventuels qui se dessinent dans l’évolution actuelle du monde). Ce « modèle », avec d’importantes variantes, a été suivi par le Japon dans sa grande marche vers la modernité. Mais pour le Chine, les enjeux sont plus compliqués.

La Chine et la « triade »

Comme cela est connu, ce système mondial actuel est dominé par la « triade » (États-Unis, Union européenne, Japon). Cette domination est appuyée par tout un réseau institutionnel qui agit tant sur le plan économique que politique et militaire. Et depuis la disparition de l’URSS, ces puissances ont tenté de consolider cette domination en marginalisant les institutions multilatérales et d’imposer les règles du « marché » (selon les intérêts de la triade).

Devant la Chine, le but est de transformer ce pays, dans une alliance avec certains dominants chinois, en un vaste « atelier du monde » qui permet de relancer l’accumulation, essentiellement par une vaste opération de réduction des coûts salariaux. C’est en gros le même projet qui s’esquisse face à d’autres pays dits « émergents » que la triade veut « insérer » ici et là selon des niches établies dans le processus d’accumulation capitaliste. Mais ces pays « émergents », comme la Chine, ne veulent pas nécessairement être confinés à ces « niches ». C’est ce qui explique les convulsions de l’OMC et des négociations commerciales où les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, South Africa) font figure de saboteurs.

À une autre échelle, il est possible de penser que ces contradictions vont s’intensifier et sans doute se transposer sur le plan politique, diplomatique et même militaire. Les dirigeants chinois ont raison de s’inquiéter de la pénétration militaire des États-Unis en Asie centrale, en Afghanistan notamment. Ils comprennent que les menaces contre l’Iran et l’occupation de l’Irak font partie de la « guerre sans fin » des dominants états-uniens dont les ambitions de dominer le monde sont explicites.

La création et le développement de l’« Organisation de coopération de Shanghai », mise en place par la Chine et qui compte maintenant une dizaine d’États dont la Russie est un début de réponse à ces menaces.

L’élan de l’émancipation

Aujourd’hui tous en conviendront, la Chine est debout, confirmant la déclaration intempestive de Mao en 1949 au moment de l’intronisation du nouveau pouvoir.

Pour la population, les avancées ne sont pas négligeables, si ce n’est que cette incroyable sortie de la misère et de la dislocation qui sévissaient depuis des décennies. La Chine de l’esclavage, qui dominait il y a à peine 60 ans, a laissé la place à une Chine capitaliste agressive, où une grande partie de la population (pas tous) a conscience de voir ses conditions de vie s’améliorer, un peu comme les couches moyennes et populaires des pays occidentaux durant les « trente glorieuses ».

Tout cela fait beaucoup de « gagnants » en Chine, mais aussi beaucoup de « perdants », dont ces immenses masses prolétarisées et qui déferlent sur les zones côtières à la recherche d’emplois précaires, mal payés, dangereux, dont plusieurs dans ces « ateliers de misère » en lien avec les réseaux les plus exploiteurs de la mondialisation néolibérale.

Or tel qu’évoqué auparavant, la Chine ancienne et féodale est sortie de son impasse par la lutte des masses, et non par un quelconque « destin » historique. Aujourd’hui encore, de nouvelles résistances s’articulent dans les milieux populaires contre le capitalisme « consolidé » qui produit en Chine comme ailleurs l’exploitation et l’oppression. Des centaines de milliers de grèves, de manifestations, de blocages de rues, de protestations diverses se développent d’un bout à l’autre du pays contre les nouveaux bourgeois, contre la bureaucratie du Parti communiste, contre les excès d’un « développement sauvage » qui détruit les communautés et leur environnement.

C’est ce même élan qui avait porté les étudiants et les ouvriers à secouer la Chine impériale au début du siècle dernier et qui avait mené l’armée rouge des paysans à court-circuiter les seigneurs de guerre et les impérialistes japonais il y a 60 ans.

C’est cette gigantesque confrontation, dominants chinois contre dominés chinois, qui s’esquisse sous nos yeux alors que la Chine s’apprête à devenir une des superpuissances du monde.

BEAUDET Pierre

Mis en ligne le 11 août 2008


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