Spartacus et la grande révolte des esclaves (73-72 av. J.-C.)

dimanche 6 juillet 2008.
 

Il arrivait que, malgré les précautions prises par le lanista (=trafiquant d’esclaves possesseur d’une école de gladiateurs), des révoltes se produisaient, elles étaient en général rapidement réprimées par les forces de police locales et tout rentrait dans l’ordre. Lorsque soixante-quatorze pensionnaires, des Thraces, des Gaulois, des Germains, s’évadèrent de l’école de Lentulus Batiatus, située à Capoue, personne ne pouvait soupçonner que cet événement mineur serait à l’origine d’un des plus grands dangers courus par Rome au cours de son histoire.

Les instigateurs de l’évasion étaient Spartacus, un Thrace de naissance libre qui avait servi comme auxiliaire dans l’armée romaine, avait déserté et, repris, avait été réduit en esclavage, Crixus et Oenomaüs, des Gaulois, eux aussi , croit-on, esclaves de fraîche date. Les évadés se réfugièrent sur les pentes du Vésuve. Le pouvoir ne prit l’affaire au sérieux à Capoue et à Rome, où les esprits étaient préoccupés par les événements d’Espagne et d’Orient, que lorsque des milliers d’esclaves eurent rejoint les évadés. Comme d’habitude dans ce genre de situation, le Sénat se contenta d’envoyer des cohortes d’auxiliaires dont elle confia le commandement au préteur Claudius Glaber. Celui-ci bloqua les révoltés : il savait qu’ils étaient mal armés et dépourvus de vivres ; il suffisait donc d’attendre que la faim les réduisît à se rendre. C’était sans compter sur la forte personnalité de Spartacus, qui n’était pas seulement doué d’une force herculéenne mais aussi d’une intelligence très pragmatique : il comprit qu’il ne pouvait affronter en bataille rangée même les troupes médiocres du préteur. Les assiégés remarquèrent que les Romains ne gardaient pas la position du côté d’un à-pic qu’ils jugeaient impraticable. C’est de ce côté que Spartacus fit descendre ses hommes, de nuit, à l’aide d’une échelle fabriquée avec des sarments de vigne, contourna les positions romaines et, profitant de l’effet de surprise, les mit en déroute.

Après ce succès, Spartacus, qui vit ses effectifs augmenter, organisa des raids pour assurer la subsistance de ses hommes et pour s’emparer des armes nécessaires pour combattre les troupes que ne manquerait pas d’envoyer Rome. Il s’empara en même temps d’un butin qui allait lui servir ultérieurement de monnaie d’échange pour satisfaire les besoins d’une véritable armée. De fait les préteurs envoyés pour mettre fin à cette rébellion qui menaçait les riches propriétés des grands propriétaires terriens -des sénateurs- furent successivement tous battus. Ce n’était plus une simple révolte à laquelle Rome devait faire face mais une guerre qu’il fallait soutenir.

Les insurgés divisèrent leurs forces en deux (Oenomaüs avait été tué) : Crixus, avec vingt mille ou trente mille hommes, gagna la Lucanie tandis que Spartacus, avec des forces plus importantes encore se dirigea vers le Nord pour gagner la plaine du Pô après avoir traversé le Picenum. Les historiens modernes s’interrogent sur les raisons de ce partage. S’agit-il d’un différend entre les chefs, Crixus et ceux qui le suivaient jugeant suffisant de vivre sur le pays en le pillant, Spartacus nourrissant des projets plus ambitieux ? Les avis divergent . Il se peut que Spartacus ait pensé reconduire ses hommes dans leurs pays puis qu’il renonça à ce projet pour engager une action beaucoup plus hardie et dangereuse pour Rome, soulever partout sur son passage les masses serviles et ranimer les sentiments d’hostilité des peuples d’Italie encore sous le coup de la guerre sociale, appelée aussi guerre des alliés (socii en latin), qui avait duré deux ans de 90 à 88. Dans ce cas les deux chefs se seraient partagé la tâche. Le Sénat, alarmé, chargea les consuls Gellius et Lentulus de la guerre avec deux légions chacun. Gellius, au Sud, vainquit Crixus et anéantit les deux tiers de son armée, Lentulus devait arrêter Spartacus dans sa progression. Après la défaite de Crixus, Spartacus vainquit d’abord Lentulus puis il se retourna contre Gellius, dont il dispersa l’armée. Puis il honora les mânes de Crixus par des jeux funèbres au cours desquels, suprême humiliation pour Rome, il contraignit trois cents soldats romains prisonniers à se battre et à se tuer entre eux. Il paracheva ses succès en mettant en déroute le gouverneur de la Gaule cisalpine Caius Cassius. Rome pouvait tout craindre, comme au temps d’Hannibal. Mais Spartacus, dont les forces, pourtant, avaient grossi -il aurait disposé de cent vingt mille hommes- renonça, on ne sait pourquoi. Ce qui est sûr, c’est que malgré les apparences, sa situation n’était pas aussi favorable qu’on pourrait le penser. Le soutien de l’armée de Crixus lui faisait désormais défaut, les peuples italiens ne bougèrent pas, ayant obtenu ce qu’ils désiraient, le droit de cité, et méprisant les esclaves, le long de l’Adriatique il traversait des régions où les lois agraires des Gracques avaient permis le développement de propriétés de dimensions modestes où travaillaient des esclaves mieux intégrés, non pas des masses serviles comme en Campanie ou en Sicile, promptes à la sédition. Nulle part Spartacus ne put trouver un lieu où s’installer de façon durable, jamais il ne put réunir des forces comparables à ses prédécesseurs siciliens . Pour marcher sur Rome avec une chance de victoire décisive, il lui eût fallu disposer de troupes mieux armées et mieux entraînées. Il renonça ou remit à plus tard. Dans sa marche vers le Sud, il triompha encore une fois des deux armées réunies des consuls dans le Picenum, ce qui mit fin à la campagne de 72, et il rassembla ses forces dans le Bruttium, en instituant la ville de Thurii sa capitale. La carte dit assez qu’il s’était enfermé comme dans une sorte de nasse.

Rome respirait : elle n’était plus sous la menace d’une attaque prochaine. Spartacus, lui, préparait l’avenir en échangeant avec le monde grec les objets du butin contre les matériaux destinés à la fabrication des armes. Pour conduire la guerre, le Sénat fit appel au préteur Marcus Licinius Crassus, un choix surprenant puisqu’il succédait à deux consuls. et qu’il n’avait jamais eu l’occasion de se distinguer dans une campagne militaire. Mais peut-être personne ne s’était mis en avant pour mener une guerre dont on ne pouvait tirer une grande gloire si on la gagnait et qui déshonorerait celui qui la perdrait. Crassus accepta parce qu’il était ambitieux et que cette guerre le concernait personnellement dans une certaine mesure : il était immensément riche -il recevra le surnom personnel de dives (= le riche) et sa richesse reposait en partie sur le très grand nombre des esclaves qu’il possédait et dont il tirait un revenu régulier en les louant Sa famille était honorablement connue mais il devait sa fortune au rôle qu’il avait joué auprès du dictateur Sylla (il aurait multiplié ses biens par vingt grâce aux proscriptions) et à une spéculation immobilière qui en faisait un des plus grands propriétaires de maisons et d’appartements à louer à Rome. Sénateur, il était lié aux milieux d’affaires. Sans scrupules et opportuniste, il entretenait une rivalité aiguë avec Pompée (Plutarque, Crassus). Or celui-ci, ayant vaincu Sertorius, s’apprêtait à revenir dans la Ville une fois qu’il aurait rétabli l’ordre romain en Espagne. Crassus devait faire vite pour conquérir une place de premier plan dans le monde politique. Rome vit en lui un sauveur et elle lui confia dix légions.

Fait inhabituel, Crassus engage les opérations en octobre et il les finance sur ses deniers. Il ne cherche pas à engager le combat avec l’armée de Spartacus, dont il se contente de contrecarrer les raids qu’il lance pour se ravitailler. Son légat, désobéissant à ses ordres, attaque une partie des troupes de Spartacus, avec deux légions, mais subit un désastre. Pour faire un exemple et impressionner les esprits, Crassus n’hésita pas à remettre en usage un châtiment qui n’était plus pratiqué, celui de la décimation. Cinquante soldats sur cinq cents considérés comme responsables de la défaite furent mis à mort. Crassus remporta un succès sur une troupe de dix mille esclaves, en en tuant six mille. puis il livra bataille à Spartacus lui-même. Elle fut indécise, Spartacus rompit le contact et se réfugia dans le Sud du Bruttium. Spartacus conçut le projet de passer en Sicile en faisant appel aux pirates ciliciens, excellents marins, mais ceux-ci se dérobèrent. Il construisit des radeaux qui ne résistèrent pas à la mauvaise mer de la saison. Il était donc bloqué dans l’extrême Sud de la péninsule, d’autant plus étroitement que Crassus lui barra le passage en creusant, sur cinquante cinq kilomètres de long un fossé de quatre mètres cinquante de profondeur, d’une largeur égale, et un remblai garni d’une palissade. Dispositif infranchissable qui incita Spartacus à engager des négociations qui échouèrent. Cependant par une nuit de neige, il réussit à combler partiellement le fossé et à le faire franchir par un tiers de ses troupes. Crassus dut lever le siège de peur d’être pris à revers et demanda au Sénat de hâter le retour de Pompée : il fallait qu’il fût découragé pour entreprendre une telle démarche. La situation de Spartacus n’était pas enviable pour autant : il devait faire face au mécontentement de certains dans ses propres rangs, tous ses mouvements étaient constamment épiés et contrôlés par Crassus, il savait que le gouverneur de la Macédoine, Lucullus, avait débarqué à Brindes avec son armée. Des succès partiels, comme celui qu’il remporta sur le légat de Crassus, Quinctius, ne pouvaient que retarder l’échéance. Il se résolut à livrer bataille, en Lucanie. Cette bataille serait décisive, il le savait. De part et d’autre on se battit avec acharnement et soixante mille esclaves restèrent sur le terrain et, parmi eux, Spartacus dont on ne retrouva pas le corps dans cet amoncellement de cadavres. La guerre était finie. Pompée extermina cinq mille esclaves qu’il rencontra sur sa route en Étrurie. Crassus fit crucifier six mille prisonniers sur les cent quatre-vingt quinze kilomètres de la via Appia qui conduisent de Capoue à Rome.

Pompée eut les honneurs du triomphe pour les campagnes qu’il avait menées, Crassus se contenta de l’ovation qui lui fut accordée pour sa victoire dans cette guerre. Les deux hommes accédèrent au consulat alors qu’ils ne remplissaient pas les conditions exigées par la loi et inaugurèrent leur amitié nouvelle en redonnant aux hommes d’affaires les privilèges politiques dont ils avaient été dépouillés par Sylla. Quelques années plus tard, ils s’uniraient à César pour former le premier triumvirat

Des trois guerres serviles que nous avons relatées -ce ne sont pas les seules , il y en avait eu en 198 et en 195, rapidement et facilement réprimées-, celle de Spartacus a laissé le souvenir le plus fort (Tacite, Annales ). Elle présente pourtant des similitudes avec les autres que nous avons signalées. On pourrait ajouter que des hommes libres, très pauvres , voire misérables , qui n’avaient aucun espoir de voir leur sort s’améliorer, rejoignirent les rangs des esclaves . La répression ne fut pas plus cruelle : en Sicile le consul Calpurnius Pison avait fait mettre en croix huit mille esclaves. Elle fut plus spectaculaire et, à ce titre, elle a frappé davantage les esprits. Les historiens s’accordent pour dire qu’elle n’avait pas plus de chances de triompher. Cependant la guerre de Spartacus est restée aux yeux des Romains la guerre servile par excellence, peut-être parce qu’elle s’était déroulée en Italie et qu’elle leur avait rappelé l’époque de la deuxième guerre punique. Elle est devenue, dans notre siècle, un exemple pour les révolutionnaires du monde entier : un mouvement s’est réclamé de lui en Allemagne, celui du Spartakisme, qui a joué un rôle important dans la révolution de 1918. Il est même plus qu’un exemple : un symbole

Source : http://www.antiquite.ac-versailles....


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