Le monde enchanté de la finance, par Daniel Cohen

vendredi 9 mai 2008.
 

Quelle est l’origine des crises financières ? Un fait simple et qui peut se résumer ainsi : on joue plus facilement avec l’argent des autres qu’avec le sien. Un intermédiaire financier peut se dire en effet : si je gagne, mes bénéfices seront proportionnés au volume des affaires que j’ai engagées. Si je perds, on me licenciera et peut-être perdrai-je aussi ma réputation. C’est une perte lourde, mais qui ne sera jamais proportionnelle à celles que j’ai fait subir à ceux dont j’ai géré l’argent. Une asymétrie est ainsi créée entre les gains et les pertes, qui pousse à l’audace. Passé un certain seuil de risques, l’investisseur qui joue l’argent des autres ignore le danger. Plus il joue, plus il peut gagner, sans alourdir sa perte potentielle.

Cette règle simple, les profits sont pour moi (en partie du moins), et les pertes sont pour les autres, permet de comprendre le monde enchanté de la finance. L’investisseur vit sur un mode "panglossien", pour reprendre une expression due à l’économiste Paul Krugman. Comme le héros de Voltaire, il ne voit que les bons côtés des choses. Il ignore, non par inadvertance mais rationnellement, le risque qu’elles puissent mal tourner.

Ces principes expliquent pourquoi la finance a besoin d’être régulée. Les règles prudentielles fixent un ratio minimal entre les fonds propres des banques et le volume de leurs investissements. L’idée est de les obliger à disposer des ressources leur permettant de payer, et donc d’anticiper, leurs pertes éventuelles. La crise des subprimes illustre, a contrario, le déroulement de la logique à l’oeuvre lorsque, par des artifices divers, les intermédiaires financiers ont pu s’affranchir des contraintes de la régulation. A l’origine de la crise dite des subprimes, il y a une innovation que l’on peut qualifier de géniale. Pour rendre accessible le crédit immobilier, et plus attractif aux investisseurs, les ingénieurs de Wall Street ont eu l’idée suivante. Ils ont découpé en plusieurs tranches des portefeuilles de créances hypothécaires. Les meilleures tranches sont payées en premier, les secondes ensuite, les dernières tranches subissant le risque de défaut éventuel. On fabrique ainsi une palette variée d’actifs, intéressant une vaste classe d’investisseurs : les fonds de pension pour les meilleures tranches, et les hedge funds (fonds spéculatifs) pour les actifs risqués.

Cette invention, mise au point en 1983 par une filiale de General Electric, était destinée à l’origine à des emprunteurs a priori banals. Malgré une première crise en 1994, elle a pris son élan dans les années 2000, permettant d’élargir la gamme des ménages susceptibles de bénéficier d’un emprunt. Les couches les plus défavorisées, les désormais célèbres subprimes, pouvaient enfin acheter leur logement à crédit. Wall Street venait au secours d’Harlem.

L’effondrement du système des subprimes s’est déroulé en plusieurs étapes, qui ont chacune révélé la vision panglossienne des intermédiaires financiers. En amont de la crise, tout d’abord, un fait a été rapidement révélé : la qualité des crédits s’est détériorée, même en prenant en compte la clientèle nouvelle à laquelle ils s’adressaient. La solvabilité des clients a été surévaluée par les intermédiaires chargés de la distribution des prêts. La cause de cette dégradation est évidente. Auparavant, à la vieille école des crédits bancaires, les prêteurs à l’origine d’un crédit étaient également ceux qui le collectaient ensuite. Cela créait une incitation à évaluer correctement la solvabilité du client. Avec la titrisation des prêts, celui qui est à l’origine du crédit le revend immédiatement aux marchés financiers. L’incitation est changée. Ce qui compte est de faire du chiffre, pas de surveiller la qualité du client.

UN EFFET DE LEVIER À L’ENVERS

Mais ce phénomène n’est que le premier niveau du château de cartes. Le second est la "désinvolture" des banques elles-mêmes. Pour profiter au maximum des opportunités nouvelles de la finance hypothécaire, les banques ont créé des structures nouvelles, des special investment vehicles, hors bilan. En logeant dans ces structures ad hoc leurs activités nouvelles, les banques se sont affranchies des règles prudentielles. Elles ont pu profiter au maximum de ce qu’on appelle l’effet de levier, le leveraging, à savoir la possibilité de financer à crédit des opérations à haut rendement, sans mobiliser leurs fonds propres.

La machine à jouer imprudemment avec l’argent des autres s’est alors mise en marche. La crise qui a débuté au cours de l’été 2007 en a révélé l’ampleur. Les pertes se situeraient entre 422 milliards selon l’OCDE et 945 milliards de dollars (611 millions d’euros) selon les estimations du FMI. Quel que soit le chiffre final, qui dépendra du déroulement de la crise en cours, un "effet de levier à l’envers" est à l’oeuvre, ce que l’on appelle à Wall Street le deleveraging. Les banques vont en effet devoir réduire le volume de leurs prêts pour les (re-) proportionner à leurs fonds propres, au moment même où ceux-ci sont amputés par leurs pertes. La contraction du crédit est inéluctable.

Ce qui conduit au troisième et dernier étage du château de cartes : la bulle immobilière. L’argent facile des années 2000 a alimenté une flambée des prix qui a permis aux ménages américains de vivre à crédit. Un dispositif très laxiste leur permet en effet d’accroître leur dette au fur et à mesure que la valeur de leur patrimoine immobilier augmente. Tout va bien tant que les prix montent. Lorsqu’ils baissent, les ménages dont la valeur de la dette devient supérieure à celle de leurs maisons font défaut. Le raisonnement panglossien s’applique à nouveau. Les ménages les plus endettés sont incités à parier sur la continuation de la hausse, ignorant le risque de retournement. C’est ce risque qui se matérialise à présent. Aux Etats-Unis, la chute des prix immobiliers atteint aujourd’hui un rythme annuel de 10 % en moyenne. Un cercle vicieux est enclenché. La baisse des prix oblige les ménages à se mettre en cessation de paiement, ce qui conduit les banques à mettre en vente les maisons impayées, ce qui fait baisser encore les prix.

Ce que l’argent facile a donné dans les années 2000, le crédit difficile va le reprendre dans les années à venir. Le deleveraging a commencé à tous les étages, pour les banques, les institutions financières ayant joué au maximum de l’effet de levier, tels les hedge funds ou les firmes de private equity, et pour les ménages eux-mêmes. Le désenchantement du monde financier ? Sans doute, jusqu’à la prochaine séquence.


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