Des femmes en grève avec occupation aux chèques postaux en Mai 68

lundi 5 mai 2008.
 

Tandis que, selon un éditorial du Monde, la France s’ennuie, on assiste à quelques grèves dures où les jeunes travailleurs jouent un rôle prépondérant et nouveau. Au Chèques, quelques mois auparavant, à l’appel de la CFDT et de la CGT, il y a eu plusieurs grèves sur la réduction du temps de travail, avec un pourcentage de grévistes meilleur que d’habitude, mais pour le reste la vie suit son cours. A la radio on suit les événements de la fac de Nanterre, on en parle un peu dans les services. Ils sont jeunes comme nous, mais ce sont des étudiants, un autre monde. Pour la majorité d’entre nous, le monde du lycée n’est pas très loin cependant, mais avec notre boulot aux PTT, nous sommes passées à autre chose, nous sommes entrées dans le monde du travail, et d’une façon définitive, même si on a d’autres aspirations que de faire ce travail toute sa vie, on pressent que les études c’est fini. Non, ce n’est pas l’usine, mais ce n’est pas non plus l’emploi de bureau dont nos parents rêvaient pour nous en ayant eu accès à un emploi de « fonctionnaire ». Ces jeunes qui osent se révolter, ils nous font rêver. Certaines les qualifient de petits bourgeois ; c’est vrai ils sont privilégiés par rapport à nous, des « fils à papa », mais ça ne fait rien, tels des aimants ils nous attirent. Dans ce climat, la manifestation unitaire du 13 mai pour protester contre les violences policières à l’encontre des manifestations étudiantes réunit à Paris près de 800 000 personnes et des dizaines de milliers dans les grandes villes de France. Les premières grèves avec occupation d’usines interviennent à Nantes et Saint-Nazaire. Le 15 mai, l’usine Renault de Cléon est occupée et son directeur séquestré. La grève se répand comme une traînée de poudre, le mouvement s’étend, et au soir du 18 mai on compte deux millions de grévistes. Le 20 mai au matin 6 millions de travailleurs sont en grève, parmi lesquels les filles des Chèques.

Le mois de mai 68 aux Chèques postaux : rue des Favorites, boulevard de Vaugirard, avenue de Choisy, les femmes des chèques entrent dans la danse

Dans la nuit du 18 au 19 mai, réunis en assemblée générale, les gars de la nuit ont décidé la grève et la fermeture des grilles pour informer le personnel qui prend le service à 7h30 le matin. Dans l’impasse Bourseul, noire de monde, la CGT et FO appellent le personnel du jour à rentrer dans le mouvement. Pour la CFDT, Odette se jette à l’eau et prend la parole pour dire que les conditions de travail dans les salles et les services féminins nécessitent de partir en grève pour faire aboutir les revendications. La grève est votée à main levée. A 8 heures, les portes sont ouvertes : celles qui n’ont pas voté la grève s’engouffrent pour rejoindre leur service. Dans la matinée un comité de grève se constitue avec plusieurs représentants et représentantes de chaque organisation syndicale avec une majorité de militants CGT. C’est une intersyndicale où le représentant de la CGT, par accord tacite, s’auto désigne comme porte-parole du « comité de grève ». Dans la matinée le chef du centre, responsable de l’immeuble, est destitué de son rôle par l’intersyndicale qui lui fait savoir que désormais il est sous son contrôle. Un groupe de grévistes est désigné pour garder l’entrée de son appartement. Dans les services, ça discute ferme. Le changement de brigade qui se fait à midi trouve un centre en pleine ébullition. On se fait interpeller : « Vous êtes folles, vous voulez la guerre civile ! ». Quand les militantes, toutes organisations syndicales confondues, expliquent dans les services que c’est le moment de faire aboutir les revendications qui jusque là se sont heurtées au mur de la Direction, c’est : « Vous voulez couler les Chè-ques postaux, la réduction du temps de travail, c’est impossible », quasiment l’utopie du siècle. Pourtant, beaucoup se laissent convaincre et l’idée de la grève gagne rapidement du terrain. Comme pas mal de filles suivent l’actualité de près, elles se mettent en grève et, pressentant que ça va durer un certain temps, se dépêchent de rejoindre leur province avant l’arrêt total des moyens de transport. C’est dommage pour l’animation de la grève et l’occupation des locaux ! Tout le monde est d’accord : c’est le moment d’y aller. Des cadres zélés tentent en vain d’empêcher les discussions. Ce jour là, le sempiternel taisez vous mesdames ! ne marche plus : même celles qui sont contre la grève n’arrêtent pas de parler ! Les syndicalistes font le tour des services pour expliquer pourquoi il faut rejoindre le mouvement. Les cadres qui essaient de leur refuser l’entrée du service se rendent très vite compte qu’ils sont isolés et abandonnent la partie. Dans les services, les filles écoutent, elles veulent savoir, se faire une opinion avant de déterminer leur attitude, elles se doutent que le mouvement sera long et que ce n’est pas une grève comme d’habitude.

Comité de grève, piquet de grève... Des mots et des réalités nouvelles pour presque toutes...

Pendant ce temps, au comité de grève, d’autres militants se posent le problème de la popularité du mouvement et de la nécessité de ne pas nuire aux personnes les plus en difficultés : par exemple payer les retraites, les pensions aux handicapés. Décision est prise de maintenir un guichet ouvert aux « à vue » rue des Favorites, qui sera tenu à tour de rôle par des grévistes, et cela tant qu’il y aura des fonds en caisse. Tous les matins jusqu’à l’occupation des locaux, il y aura assemblée générale dans la rue, jusqu’à 8 heures. Chaque jour, les stratégies se précisent de part et d’autre. Pour dissuader de faire grève, certains cadres acceptent que les filles arrivent à midi, signent la feuille de présence et repartent aussitôt. Leur préoccupation première n’est pas le service à rendre aux titulaires de comptes, mais de faire échec à la grève. Les filles viennent, s’intéressent, discutent, regardent en rigolant leurs chefs « préférés » et non grévistes, après avoir vaincu tous les obstacles pour venir travailler, et se casser le nez sur des grilles fermées. Le zèle n’est pas récompensé, ma bonne dame ! Au fil des jours, la grève s’organise, avec entre autres le piquet de grève au changement de brigade de 12 heures, dit aussi « mur de la honte » : les non grévistes doivent rentrer devant une haie de militants et de grévistes pas très psychologues. Les hommes sont les plus agressifs, certains d’entre eux jettent des pièces de monnaie aux filles qui rentrent. Cela sans chercher à discuter. Les raisons pour lesquelles certaines filles ne font pas la grève ne renvoient pas uniquement au fait de ne pas vouloir perdre de l’argent, ou par positionnement politique contre la grève. Pour quelques unes c’est l’interdiction formelle du mari, la grève ça ne se fait pas pour une femme. Pour d’autres, mariées à des postiers, c’est un certain partage des rôles : « mon mari fait grève au centre de tri de Paris-Brune, on ne peut pas faire la grève à deux », c’est elle qui vient bosser et qui se paye le piquet de grève. D’autres encore élèvent seules un enfant et sont dans l’angoisse du lendemain, elle vont travailler même si elles préféreraient être dans le mouvement. Les attitudes agressives ravalent les femmes à une condition non seulement de femme mais de prostituée. Le piquet de grève est donc un moment de tension, non seulement entre grévistes et non grévistes, mais aussi entre grévistes aux conceptions différentes. Le blocage des transports en commun, les restrictions sur l’essence rendent chaque jour plus difficile l’accès au centre. Cependant une poignée de non grévistes fanatiques vient encore. Pour ce qui est des grévistes militantes, c’est surtout celles qui n’habitent pas trop loin, celles qui font du stop tant qu’il y a encore un peu d’essence, cela jusqu’à l’occupation des locaux, après on va d’une certaine manière s’installer. Au moins une fois par semaine les responsables du comité de grève vont en taxi rue du Louvre à la Recette Principale chercher des fonds pour verser 200frs à chacune, car le porte-monnaie est à sec pour tout le monde, et à midi on mange encore à la cantine, le cuisinier bien que gréviste continuera tant qu’il aura des denrées à nous mitonner quelques ragoûts.

Les langues se délient, les comptes se règlent, chacun, chacune choisit son camp...

Du côté grévistes, les discussions vont bon train, on commente les infos de la radio et de la première chaîne de télé dont les principaux journalistes rejoignent la grève. Les « jaunes » du TF1 de l’époque font un journal télévisé de plus en plus déprimant, eux-mêmes n’ont plus l’air d’y croire. Bizarrement les clivages syndicaux ont l’air d’avoir disparu pour un moment. Ce qui prime, dans l’ambiance générale, c’est le grand plaisir de jouer un bon tour à nos grands chefs qui nous prenaient jusque là pour des gamines relativement inoffensives, mises à part quelques fortes têtes. Bien sûr ils pensent : « elles sont manipulées par les syndicats », et certains des plus radicaux contre la grève espèrent reprendre rapidement tout ça en main. La CSL (confédération des syndicats libres) jouera son rôle contre le mouvement, un syndicat « jaune » et un peu fasciste c’est dans ces moments-là que c’est utile. Si les archives syndicales n’ont pas gardé beaucoup de traces de Mai 68 aux Chèques postaux, il en est qui en ont gardé un souvenir cuisant : nos directeurs et chefs de centre qui ne pensaient pas que ça pouvait leur arriver à eux, une grève avec occupation des locaux, habitués qu’ils étaient à considérer les femmes comme quantité négligeable. Ils ont été extrêmement choqués de l’attitude « de leurs petites femmes si gen-tilles » en temps normal. A l’entrée du bancaire, le fameux service disciplinaire, le chef de division tenta, un jour de plus, un jour de trop, de faire régner sa terreur habituelle : « Mes femmes ne sortiront pas ! », dit-il avec son autorité toute militaire. Il n’avait pas compris le changement brutal qui s’était opéré. Les filles s’échappèrent au cri de « Liberté au bancaire ! », et pour une fois c’est lui qui passa un sale quart d’heure. Ce jour là, les filles qu’il humiliait chaque jour, qu’il rabaissait à chaque occasion, que parfois il insultait, se ruèrent sur lui, criant leur détestation : non il n’a pas le droit de les traiter ainsi, il faut qu’il paye un jour ! Les militants syndicaux furent obligés d’intervenir pour protéger ce monsieur, et éviter son lynchage. C’est lui qui avait peur, c’est lui qui était sous les huées, sous la colère de celles qui subissaient chaque jour ses brimades, elles qu’il traitait comme des incapables, des moins que rien, elles qu’il accablait de son mépris,... Ce jour là elles lui disent son fait, ce qu’elles ont sur le coeur. Il n’a que ce qu’il mérite, mais il faut éviter tout incident qui serait vite exploité par les antigrèves. Quelques filles très motivées insistent pour occuper les locaux, elles pensent à juste titre que c’est vital pour que la grève tienne bon et qu’elle se renforce. Certains des militants politiques sont réticents à l’occupation, ils attendent la prise de parole du Général De Gaulle. Un groupe de filles très déterminées va imposer l’occupation, avec l’accord des militantes de la CFDT.

L’occupation des locaux

Un beau soir, après la sortie d’une poignée de non grévistes, l’occupation des locaux est donc décidée. Toute la journée il a régné un climat particulier, une espèce de tension avec des airs de conspiration. Visiblement il se préparait quelque chose et à 19h03, après un dernier piquet de grève « mur de la honte », nous nous sommes engouffrées à quelques centaines dans le centre. C’était l’occupation, on était chez nous, sans les chefs. On va y passer les nuits et les jours. L’occupation est organisée par le comité de grève, on s’installe, on invite des chanteurs, on parle, on se parle jusqu’à plus soif, on fait connaissance, alors que toute l’année on travaille dans des services voisins, on ne se connaît pas. Maintenant on a le temps de se parler, on est ensemble, sans le mur de la hiérarchie, sans les cloisons des « divisions ». Le soir à la cantine les talents s’expriment, les uns disent des poèmes, les autres chantent et puis on tient les « positions », d’abord le bureau du chef de centre responsable du bâtiment, ensuite le standard où parviennent les appels des usagers, soient très mécontents, soit sympathisants, mais qui s’inquiètent pour leur retraite qui n’est pas versée, leur salaire en souffrance.... Le service des paiements à vue, rue des Favorites, ouvert au début, où des militantes du comité de grève versaient des sommes dans les cas de besoin urgent, a du fermer faute « d’oseille ». Il y a tous les jours la cantine à faire tourner, sans machine à laver la vaisselle. Il faut se taper les 300 couverts à laver chaque jour. On a à coeur de tenir les locaux propres, il y a aussi la corvée balayage. Mais tout ceci se fait dans la bonne humeur entre deux réunions, c’est du travail, mais pas vraiment. Au coeur de ce mois de mai aux chèques, une revendication centrale, une préoccupation partagée, un objectif qui va de soi , qui est présent depuis des années, qui a fait l’objet de toutes les mobilisations, qui a été élaboré au fil du temps : la réduction du temps de travail ! Cela c’est la suite...

Par Gisèle Moulié


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