Nanterre le 22 mars 1968

samedi 23 mars 2024.
 

L’histoire de la prise de la salle du conseil

Tout a commencé le vendredi 22 mars en début de soirée, devant le bâtiment administratif de la faculté de Nanterre. C’était une (petite) tour. Elle était (un rien) phallique - des années plus tard, à Jussieu, les étudiants surnommeront la tour Zamanski « le zob à Zam » -, elle incarnait donc le pouvoir : il fallait l’occuper. La cause occasionnelle ? L’arrestation de trois ou quatre activistes à la suite du saccage des locaux d’American Express derrière l’Opéra de Paris. Un désir plus profond ? La lutte en faveur du Vietnam, de règlements moins coriaces des cités universitaires, de débouchés pour les études de sociologie...

Un groupe s’est formé au pied de l’édifice, bouscule un appariteur et franchit la porte d’entrée. Le voici dans le hall. La discussion fait rage sur la suite à donner : « Est-ce qu’occuper la salle du dessus plutôt qu’un amphi est un acte qui marque une victoire ? », questionne un étudiant. Les « oui » et les « non » fusent dans le brouhaha. « Au huitième ! » (la salle du conseil), hurlent quelques éléments. Daniel Cohn-Bendit serait plutôt pour limiter l’occupation au rez-de-chaussée. Il évoque les suites judiciaires déclenchées si le saint des saints (la salle du conseil) était forcé. Mais « Dany » n’est pas suivi dans son tropisme horizontal. Un besoin de conquête verticale s’exprime à grands cris et le rouquin libertaire en prend note : « Je me rallierai à la majorité des gens. Si la majorité est pour aller en haut, j’irai en haut. »

Mouvement de foule en direction des sommets. Mais Beaujeu, l’assesseur du doyen, et Rivière, le chef du personnel, font barrage de leur corps au pied de l’escalier. Bousculades, ultimes hésitations, nouvelles bousculades : la grande salle du huitième étage s’offre à l’occupation diserte toujous, éloquente parfois, d’une centaine d’anarchistes, de trotskystes et d’inorganisés, houspillés par quelques enragés (« prositus » pour les intimes) dont la volonté de « foutre le bordel » ne rencontre pas l’adhésion. Déçus du peu de cas que leur chaos rencontre, ces furieux lyriques exécutent trois petits bombages (« Les syndicats sont des bordels, l’Unef est une putain », « Professeurs vous êtes vieux... votre culture aussi », « Le savoir est en miettes, créons ») et puis s’en vont.

Des retardataires arrivent, le journaliste Ladislas de Hoyos passe la tête, et des échanges ou harangues vont bon train parmi les quelque cent cinquante occupants de la grande salle du conseil, à propos du Vietnam, du rôle de l’administration, du pouvoir gaulliste, des leçons à tirer de la grève estudiantine de novembre 1967, de l’université critique à construire, etc.

La police vient de relâcher les activistes arrêtés après le saccage de l’American Express. Faut-il continuer d’occuper les lieux ? D’autant que les forces de l’ordre interviendront si les troubles se prolongent au-delà d’une heure du matin, insiste la rumeur...

Pour se donner du cœur au ventre, l’assemblée décide d’organiser pour le vendredi suivant, 29 mars, une « journée portes ouvertes » consacrée, en lieu et place des cours, à un large débat autour de quatre thèmes : « Capitalisme et luttes ouvrières ; université et université critique ; luttes anti-impérialistes ; luttes étudiantes et ouvrières dans les pays de l’Est. » Les anarchistes se vantent d’avoir imposé le dernier point malgré les réticences de certains trotskystes, enclins à penser que les démocraties populaires sont des États ouvriers certes dégénérés, mais où les acquis du socialisme doivent être sauvés... Un appel est rédigé, adopté par 142 voix. Le mouvement du 22 mars est né.

L’un des moteurs libertaires en était Jean-Pierre Duteil, fondateur des éditions poitevines Acratie. Il étudiait la sociologie à Nanterre à l’époque, il a ensuite enseigné la psychologie sociale à l’université Dauphine quand elle était encore expérimentale, puis il est parti en région, dans l’imprimerie, l’agriculture et, donc, l’édition. Il a publié, en 1988, "Nanterre 68. Vers le mouvement du 22 mars" (préface de Daniel Cohn-Bendit, Ed. Acratie), un livre fondé sur des entretiens avec quatre-vingts témoins. Il prépare, pour la fin avril, une autre étude : Mai 68, un mouvement politique.

Jean-Pierre Duteil s’avère la mémoire vivante de ce mouvement du 22 mars, dont il a fêté le 20e puis le 30e anniversaire en réunissant une centaine de grognards dans une salle des fêtes. Distant mais toujours « raccord » avec ce temps, il se moque gentiment des maoïstes et de leur ouvriérisme : « Ils nous accusaient de nous intéresser à des questions sans intérêts, comme la mixité, le savoir et sa transmission, au lieu d’aller prêcher la révolution à la sortie des usines. Les maoïstes traitaient les trotskystes et les anarchistes de petits bourgeois : cela n’a rien d’étonnant puisqu’ils étaient eux-mêmes de grands bourgeois ! »

Jean-Pierre Duteil rappelle que « le campus de Nanterre était tout ce qu’il y a de plus « chiant ». Il fallait se créer une vie sociale, comme dans un village. Contrairement à une grande ville, avec ses bistrots et où l’on peut envoyer paître ceux qui vous déplaisent parce que vous trouverez toujours à proximité quinze ou vingt de vos semblables, il fallait composer. Du coup, personne n’était replié sur des questions identitaires ou politiques : « Quelque chose transcendait les appartenances viscérales d’origine. Et ce quelque chose, c’était précisément Nanterre et son esprit révolutionnaire, son projet commun de vie. Tout était à la fois à fleur de peau et d’une grande ouverture aux autres. »

Par Antoine Perraud


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