Bolivie : Face à l’obstruction organisée par la droite liée au capitalisme, Evo Morales en situation délicate

vendredi 21 mars 2008.
 

Décembre 2005, Evo Morales arrive au pouvoir concrétisant politiquement un cycle de luttes sociales initié en 2000 avec la guerre de l’eau qui voyait la population de Cochabamba se mobiliser pour rejeter la privatisation de l’eau.

Mais malgré sa victoire dès le premier tour avec près de 54 % des voix, Morales a du rapidement faire face aux critiques de l’opposition. Aux vieilles rengaines de la droite (risque de fuite des capitaux et d’un faible investissement, soi-disant assujettissement à Castro et Chavez, etc...), s’est ajoutée une contre-offensive concrète organisée par l’oligarchie du pays.

1) La mobilisation populaire contre la privatisation de l’eau de 1999 à 2002

Fin 1999, le FMI conditionne un nouveau prêt à la Bolivie en demandant comme contrepartie que la distribution de l’eau soit privatisée dans la ville de Cochabamba. Cette privatisation, en faveur de l’entreprise américaine Bechtel, pose immédiatement plusieurs problèmes. D’une part, il n’y a eu aucun appel d’offre de faite. D’autre part, il semble que le capital de l’entreprise soit insuffisant pour réaliser les investissements auxquels elle s’est engagée à travers le contrat de privatisation (1).

Très tôt, la mobilisation se développe faisant remarquer que cette privatisation est contraire à la loi ce qui obligera le gouvernement à en adopter une nouvelle permettant que la gestion de l’eau puisse se faire via une entreprise privée (ce qu’il fera en octobre). Les premières protestations viennent alors des regantes (2), pour qui cette loi est une véritable atteinte à leur traditionnelle gestion de cette ressource.

Pourtant, à cette époque, la contestation reste encore très faible. En fait, il faut attendre janvier pour que le mouvement prenne une réelle ampleur, en grande partie due à l’augmentation du prix de l’eau qui dans certains cas pouvait s’élever à plus de 300 % par rapport aux anciennes factures. D’autres familles voyaient aussi leur consommation doubler voire tripler sur le papier alors quand celle-ci restait la même dans les faits. La mobilisation va s’organiser autour de la Coordination pour l’eau et la vie, qui se chargera notamment d’une nouvelle proposition de loi sur l’eau. Selon Oscar Olivera, syndicaliste et ancien porte-parole de cette coordination, c’est la forme même de cette organisation qui a permis le succès de cette lutte. La coordination opte pour une structure horizontale qui permettra la participation de chacun. Sur la place centrale de la ville où sont prises les décisions, des dizaines de milliers de personnes se réunissent pour délibérer. Très tôt, des actions concrètes vont se mettre en place et notamment des blocages de la ville. Finalement le 9 avril, l’entreprise Bechtel est obligée de quitter la ville et la gestion de l’eau retourne dans le giron de la municipalité. Qui plus est, quelques jours plus tard le Parlement adopte les modifications proposées par la coordination concernant loi sur l’eau (3).

2) La poursuite des mouvements populaires en 2001-2002

Cette victoire populaire annonçait, sans que ses protagonistes ne le sachent encore, un cycle de luttes sociales qui allaient renverser deux présidents avant de placer Evo Morales à la tête du pouvoir. Les années 2001-2002 voient l’émergence d’un réel mouvement cocalero avec à sa tête le futur président, notamment dans le Chapare, région du département de Cochabamba. De nombreux blocages sont organisés pour obtenir satisfaction et que cesse la répression au nom de la lutte anti-drogues appuyée comme il se faut par les Etats-Unis.

Les gouvernements d’Hugo Banzer, puis celui de Gonzalo Sanchez de Losada vont en effet s’aligner sur la position de Washington dans la politique d’éradication de la coca offrant aux paysans des sommes allant de 300 à 1500 dollars par hectares pour que ceux-ci abandonnent leur culture, puis, par la suite, détruisant des plantations sans la moindre rémunération. Face à ces mesures, les paysans cocaleros ont décidé de réaffirmer l’importance de la feuille de coca dans la culture bolivienne. Comme le rappelle Ravi Santander, syndicaliste cocalero, la coca est avant tout un aliment nécessaire pour les familles les plus pauvres, car c’est une plante que l’on peut cultiver trois à quatre fois par an ce qui offre donc un rendement plus élevé que les autres cultures. Les graves conflits qu’il y eut à l’époque provoquèrent l’expulsion d’Evo Morales du Parlement, les députés le jugeant responsables des événements de l’époque.

3) L’émergence du MAS et de Morales

Cette expulsion va entraîner une vive polémique et Evo Morales pourra finalement réintégrer le cénacle. Pourtant cette expulsion aura avant tout l’effet d’accroître la popularité du leader cocalero, et ce, quelques mois avant l’élection présidentielle. Celle-ci va être l’occasion pour le MAS (Movimiento al Socialismo) de gravir un nouvel échelon vers la prise du pouvoir. En effet, de façon quelque peu inattendue Morales arrive à se hisser au second tour de l’élection présidentielle. Toutefois le système électoral ne lui laissera que peu de chance d’accéder à la dernière marche. En effet, la constitution prévoyait que, si aucun candidat n’obtenait 50 % des voix, le peuple ne pouvait choisir lors d’un second tour puisque c’était aux députés de désigner le futur président ce qui laissait place à des alliances de toutes sortes. Et face à l’ensemble des partis traditionnels, Morales n’avait aucune chance. Tous ces faits faisaient cependant de Morales un candidat anti-système, en rupture avec les structures traditionnelles du pouvoir en Bolivie (4). C’est finalement Gonzalo Sanchez Losada qui deviendra président

Une année après son arrivée au pouvoir deux événements vont faire exploser un fort mouvement social à travers le pays aux conséquences encore imprévisibles. Le FMI est à nouveau à l’origine de l’un d’eux. Celui-ci contraindra le gouvernement à imposer un nouvel impôt, ce qui fera sortir à nouveau les gens dans la rue. Ce à quoi s’ajoutera, quelque temps plus tard, la signature d’un contrat de livraison de gaz vers le Mexique et les Etats-Unis à prix bradé via le Chili, ennemi de la Bolivie depuis la guerre du Pacifique (1879-1883). La mobilisation va s’amplifier à partir d’El Alto, la périphérie populaire de La Paz se trouvant sur les hauteurs de la capitale. Face aux manifestations et actions toujours plus importantes (de nombreux blocages paralysent tout le pays), le président est obligé de démissionner et de fuir jusqu’aux Etats-Unis. C’est finalement Carlos Mesa, qui revendique le fait de ne pas être un candidat de parti, qui prendra sa succession.

2003 s’avère donc être une année charnière pour les luttes sociales en Bolivie. D’une part, le combat ne se trouve plus localisée dans une partie précise du pays. D’autre part, c’est avec la guerre du gaz que surgissent avec force les deux thèmes autour desquels s’articuleront principalement la campagne du MAS : la nationalisation des hydrocarbures et la convocation d’une Assemblée Constituante.

4) L’irréductible montée de Morales

A peine arrivé au pouvoir, Carlos Mesa se trouve cependant déjà sur un siège éjectable. Les revendications sur la nationalisation et l’assemblée constituante étaient toujours présentes dans le mouvement social. Mais Carlos Mesa ne satisfera aucune de celles-ci. Pourtant l’effervescence populaire l’obligera à revoir ses positions. Face aux nouvelles mobilisations qui bloquent le pays, celui-ci va concéder l’obligation pour l’Etat d’obtenir au moins 50+1 % des bénéfices dans le domaine des hydrocarbures suite à un référendum portant sur cette question. Pas assez car le peuple veut une nationalisation plus profonde, plus avancée. Cette mesure ne calmera donc pas les ardeurs du mouvement populaire. Compte tenu de la poursuite des actions, Mesa se trouve dans l’obligation de démissionner en juin 2005. Il aura eu toutefois le temps, durant son cours mandat, de prendre une décision qui va avoir son importance par la suite : le passage à l’élection des préfets par le peuple, alors qu’ils étaient jusque-là désignés par le président. La Bolivie se trouve cependant dans une situation de chaos politique. C’est normalement le président du Sénat, Hormando Vaca Diez, qui est censé succéder au président démissionnaire. Mais celui-ci représente la vieille classe politique et face à la pression populaire, notamment à Sucre où doit avoir lieu la nomination, le Parlement fait marche arrière et décide de prendre une autre option. L’intérim pour la fin du mandat présidentiel, qui court jusqu’à la fin de l’année, sera finalement assuré par Eduardo Rodriguez, président de la cour suprême.

L’élection présidentielle qui doit avoir quelques mois après le départ précipité de Mesa va s’avérer cruciale : la Bolivie va-t-elle enfin pouvoir sortir de cette instabilité chronique ? Toujours est-il qu’Evo Morales peut s’ériger comme le candidat des revendications populaires. Mais se pose le même problème qu’en 2002 : si ce dernier n’obtient pas la majorité absolue dès le premier tour, il n’aura presque aucune chance de devenir président. Mais ce scénario ne se réalisera pas car il récoltera pas moins de 53,7 % des voix faisant de lui le premier président indigène d’Amérique Latine. C’est donc une nouvelle victoire pour la gauche sur le continent après celle de Chavez et peu de temps avant celle de Correa en Equateur.

5) Un nouvel élan pour la Bolivie

Le gouvernement de Morales se veut en rupture avec les politiques passées qui ont livrées le pays aux grandes multinationales. Symboliquement, sa première mesure consistera à baisser son salaire de 50 %. Et dès le 1er mai 2006 est annoncé la nationalisation des hydrocarbures. Evo Morales affirmera à cette occasion que « le pillage de la Bolivie est terminé ». Cette mesure permettra à la Bolivie de percevoir 1,6 milliards de dollars en 2007 à travers l’IDH (Impôt Direct sur les Hydrocarbures), alors qu’elle n’en avait perçu que 300 millions en 2005. Les recettes de l’IDH doivent permettre de financer la renta dignidad, une pension de 200 bolivianos (environ 20 euros) que toucheront les personnes retraités. Pour le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud cette somme représente une immense aide pour les personnes les plus défavorisées. De même, a été mis en place le système de bons « Juancito Pinto », d’une valeur de 25 dollars pour favoriser la scolarisation des enfants.

Dans le même temps, sur le plan international, la Bolivie a intégré l’ALBA, union basée sur l’entraide entre les peuples. Cette intégration a permis à des médecins et professeurs cubains de venir appuyer concrètement le pays. Le président s’est aussi bien sûr engagé pour tenter de faire retirer la feuille de coca de la liste des drogues tout en en finissant avec les politiques d’éradication qui étaient fortement appuyées par les Etats-Unis

Mais le plus grand chantier d’Evo Morales reste la nouvelle constitution. Celle-ci a notamment pour but d’en finir avec l’Etat colonial et transformer en profondeur la société bolivienne. Ainsi la nouvelle constitution laisse aux populations indigènes le soin de pouvoir gérer par eux-mêmes de nombreux domaines, reconnaît la wiphala (drapeau indigène) comme symbole de l’Etat et trente-six langues étrangères comme langue nationale. La constitution s’inscrit aussi dans le cadre de la récupération des ressources puisque dans les exploitations d’hydrocarbures, YPFB (entreprise nationale) devra récolter au moins 50+1 % bénéfices. De même, aucune entreprise étrangère ne pourra bénéficier de meilleurs avantages que les entreprises nationales. Enfin seront considérés comme traître à la patrie, ceux qui réaliseront « l’aliénation des ressources naturelles propriété de l’état bolivien en faveur d’entreprises, de personnes ou d’états étrangers » (art 125-I-2). Ces articles vont donc dans le sens d’un retour à la souveraineté économique Un des défis qui revient le plus dans la bouche des gens pour les années à venir est la nécessaire industrialisation du pays. Et pour cela l’argent provenant de la nationalisation sera plus qu’utile. Car la Bolivie est encore un pays qui importe beaucoup de ressources de l’étranger, conservant ainsi une grande dépendance envers les forces économiques étrangères.

6) Les réponses de la droite

Selon Oscar Olivera, les trop nombreuses concessions accordées à la droite par le gouvernement ont permis à celle-ci de retrouver un second souffle. Cette contre-offensive s’est organisée autour de la question des autonomies en s’appuyant sur le département de Santa Cruz, le département le plus riche du pays. Si quatre départements ont voté en faveur de l’autonomie en juin 2006, c’est bel et bien six préfets qui se trouvent aujourd’hui en conflit avec le pouvoir central. En effet, les préfets de Cochabamba de Chuquisaca ont rejoint le clan des préfets autonomistes alors que leurs départements ont voté à plus de 60 % contre les autonomies. Ceci n’a pas été sans poser de problèmes. En effet, Manfred Reyes Villa, préfet de Cochabamba, avait souhaité convoquer de nouveau un référendum tout en affirmant sa sympathie pour l’action du département de Santa Cruz. Les habitants de Cochabamba sont alors sortis dans la rue pour réclamer la démission de cet homme qui se moquait outrageusement des résultats du premier référendum. A nouveau la ville va être bloquée jusqu’à ce que les partisans du préfet, le 11 janvier 2007, viennent mettre fin brutalement et violemment à ces actions. Le bilan de ces affrontements sera de trois morts. On le voit donc, la question des autonomies est un sujet très sensible dans le pays.

Le thème des autonomies est apparu pendant les travaux de la Constituante. Pendant celle-ci, la droite a tout fait pour bloquer l’avancée des travaux. Elle a même fait surgir l’idée de faire de Sucre la pleine capitale du pays entraînant plusieurs conflits dans le pays. La droite était consciente de ce qu’elle faisait en lançant ce sujet polémique.

L’autonomie est partie de Santa Cruz, département qui connaissait déjà antérieurement des volontés séparatistes, avant de s’organiser autour des départements de l’est du pays où se réunissent les principales richesses (hydrocarbures, grandes propriétés foncières, ...). Les départements revendiquent donc un pouvoir plus important au détriment de La Paz, dénonçant un « centralisme autoritaire ». Pourtant, l’apparition récente à un tel niveau de cette revendication montre tout l’opportunisme qu’il y a dans celle-ci. Pour Pablo Mamani, sociologue qui rappelle qu’au début, l’autonomie a toujours été une revendication indigène, et ce, depuis la colonisation espagnole, il n’y a aucun doute, l’autonomie telle que la revendique la droite s’assimile plus à une forme de séparatisme. En effet, il faut rappeler que la nouvelle constitution reconnaît une certaine forme d’autonomie, mais pas comme le souhaite la droite. Et ceci, elle ne peut pas l’accepter, comme elle ne peut accepter d’être gouverné par un indigène. Du coup, le préfet de Santa Cruz a décidé de convoquer un référendum début mais pour faire adopter un texte qui définira l’autonomie du département. Si la loi sur les référendums affirme que les préfets sont dans la mesure d’en convoquer un s’ils ont été élus (d’où l’importance de la décision prise par Mesa), ce sur quoi s’appuie le préfet de Santa Cruz, le MAS affirme que le contenu du référendum est illégal puisque anticonstitutionnel. A ce jour, les deux cotés campent sur leur position ne laissant que peu de chance à une sortie de crise. Certains partisans du parti au pouvoir sont allés jusqu’à demander des armes au président si celui-ci n’était pas capable de se faire respecter.

7) Les critiques de la gauche

La position du gouvernement est d’autant plus difficile à négocier que les critiques émanent dans le même temps de la gauche. Les principales d’entre elles portent sur la question de la nationalisation. Certains préfèrent utiliser d’autres termes pour qualifier la politique sur les hydrocarbures comme « réappropriation partielle des ressources nationales », « renégociation de contrats », « simple élévation de l’impôt sur les hydrocarbures », et vont jusqu’à regretter que Morales n’ait pas exproprié les entreprises étrangères, car affirment-ils, les entreprises continuent de décider de leur politique d’exploitation des hydrocarbures. Mais la politique sur les hydrocarbures n’est pas le seul sujet victime de la part de militants de gauche de fortes critiques.

Le Mouvement Sans Terre (MST) bolivien, par exemple, reste critique envers l’article de la constitution qui limiterait la taille maximale des terres à 5000 ou à 10000 hectares. En effet, selon Javier Aramayo Caballero, conseiller juridique du MST, un des phénomènes qui risque de se produire est une explosion de moyennes propriétés qui feront tout pour arriver jusqu’à la limite fatidique, ce qui risque de ne pas résoudre le problème de la terre comme l’aurait souhaité le président. Une autre critique adressée par le secrétaire de la Confederación Obrera Departamental (Confédération ouvrière Départementale) de Cochabamba, Victor Mitma, pointe le fait qu’aucun des ministres a été élu ce qui, selon lui, « s’assimile aux anciennes politiques » où l’on nommait ses amis aux différents postes, alors que Morales se voulait en rupture avec les structures du passé

On le voit donc, les critiques viennent aussi de celles et ceux qui n’ont pas hésité à voter pour Morales en 2005. Ainsi, si les mouvements sociaux l’ont porté au pouvoir, ils n’en restent pas pour autant passif face à ses politiques. Cette situation démontre en tout cas que le président ne pourra gouverner sans eux s’il veut poursuivre le changement profond qu’il souhaite pour la Bolivie.

Erwan Bernier

NOTES :

(1) Le gouvernement socialiste français de l’époque appuiera alors financièrement cette privatisation en participant aux investissements de la nouvelle entreprise.

(2) Personnes qui gèrent de manière traditionnelle la distribution de l’eau dans les communautés indigènes.

(3) Esther, Ceceña, Ana. La guerra por el agua y por la vida. Bolivia, 2004.

(4) Do Alto, Hervé, Stefanoni, Pablo. Evo Morales, de la coca al Palacio. Bolivia : Malatesta, 2004


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