Arrêt Vaxholm : l’hypocrisie du droit européen (par Pierre Khalfa, SUD Solidaires)

vendredi 28 décembre 2007.
 

L’arrêt Vaxholm du 18 décembre 2007 est particulièrement important tant par le sujet abordé que par l’argumentation de la Cour européenne de justice.

L’affaire concernait un conflit opposant les syndicats suédois à une entreprise lettone, Laval, qui chargée de construire une école à Vaxholm, refusait d’appliquer la convention collective du bâtiment à des travailleurs lettons détachés pour ce faire. La Cour a donné raison à l’entreprise lettone. Au-delà du fait que cet arrêt revient à détricoter le droit du travail national suédois, il est important de rentrer dans l’argumentation juridique ayant abouti à cette décision pour en analyser la portée.

Les législations européenne et suédoise

Les droits des travailleurs détachés1 en matière de conditions de travail et d’emploi relèvent de la directive 96/71. Les sujets concernés sont : les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos ; la durée minimale des congés annuels payés ; les taux de salaire minimal, y compris ceux majorés pour les heures supplémentaires ; les conditions de mise à disposition des travailleurs, notamment par des entreprises de travail intérimaire ; la sécurité, la santé et l’hygiène au travail ; les mesures protectrices applicables aux conditions de travail et d’emploi des femmes enceintes et des femmes venant d’accoucher, des enfants et des jeunes, et l’égalité de traitement entre hommes et femmes ainsi que d’autres dispositions en matière de non-discrimination.

La directive 96/71 indique dans son article 3 que les conditions de travail et d’emploi des travailleurs détachés sont fixées par « des dispositions législatives, réglementaires ou administratives et/ou par des conventions collectives ou sentences arbitrales déclarées d’applications générale (...) qui doivent être respectées par toutes les entreprises appartenant au secteur ou à la profession concernés ». La directive 96/71 définit des droits minimaux pour les travailleurs détachés. Elle ne doit pas empêcher « l’application de conditions d’emploi et de travail plus favorables aux travailleurs » (art. 3-7).

Contrairement à la France le droit du travail suédois ne comporte pas un système d’application générale des conventions collectives. Les entreprises suédoises ne sont pas obligées par la loi d’adhérer à une convention collective alors qu’en France, une fois celle-ci « étendue », elle s’applique à toutes les entreprises du secteur. Dans la pratique, en Suède, au vu du poids des syndicats et des rapports de forces, la plupart des entreprises adhèrent à la convention collective de leur secteur d’activité, mais il n’y a pas d’obligation légale. De plus, la législation suédoise ne prévoit pas de taux de salaire minimal et en règle générale les conventions collectives ne le fixent pas.

Enfin, la réglementation suédoise interdit les actions collectives pour obtenir la modification ou l’abrogation d’une convention collective. Seules sont autorisées des actions contre des entreprises qui ne sont pas liées à une convention collective.

C’est dans ce cadre que se déploie l’argumentation de la Cour de justice. La Cour s’appuie, outre la directive 96/71, sur les articles 12, 46, 49 et 50 du traité instituant la communauté européenne (CE). L’article 12 interdit « toute discrimination en fonction de la nationalité ». L’article 46 admet des exceptions à cette disposition pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique. L’article 49 concerne la liberté de prestation des services à l’intérieur de l’Union. L’article 50 définit la notion de service et indique qu’une entreprise intervenant dans un autre pays « peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, (...) dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants ».

L’argumentation de la Cour de Justice

La Cour devait répondre à deux questions, l’une concernant la demande de garantir aux travailleurs lettons détachés le salaire horaire demandé par les organisations syndicales et l’adhésion de l’entreprise à la convention collective du bâtiment, l’autre concernant la légalité de l’action collective contre l’entreprise lettone.

L’application de la convention collective et du salaire revendiqué par les syndicats

La Cour constate que « les conditions de travail et d’emploi, (...) à l’exception des taux de salaire minimal, ont été fixées par des dispositions législatives (...) que les conventions collectives ne sont pas déclarées d’application générale » (point 67). Elle constate que les pouvoirs publics suédois ont décidé que les salaires seraient négociés au cas par cas sur le lieu de travail (point 69) et que la directive 96/71 « ne porte que sur les taux de salaire minimal. Dès lors, cette disposition ne saurait être invoquée pour justifier une obligation pour ces prestataires de services de respecter des taux de salaire tels que ceux que prétendent imposer les organisations syndicales (...) lesquels ne constituent pas des salaires minimaux » (point 70).

La conclusion est sans appel. Un Etat, dans lequel les taux de salaire minimal ne sont pas déterminés par des dispositions législatives, réglementaires ou administratives, et/ou par des conventions collectives d’application générale, ne peut imposer à des entreprises étrangères détachant des travailleurs, les règles de négociation s’appliquant à ses propres salariés (point 71). Plus même, les syndicats ne peuvent imposer une négociation salariale « dans un contexte national marqué par l’absence de dispositions (...) suffisamment précises et accessibles pour ne pas rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile la détermination, par une telle entreprise, des obligations qu’elle devrait respecter en termes de salaire minimal » (point 110).

De plus, si la Cour reconnaît que les Etats peuvent prendre des « dispositions d’ordre public s’appliquant, de façon égale, aux entreprises nationales et à celles d’autres Etats membres », concernant les conditions de travail et d’emploi (point 82), elle considère que les conventions collectives relèvent d’un accord entre partenaires sociaux « lesquels ne constituent pas des entités de droit public et ne sauraient se prévaloir de cette disposition (paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 96/71) pour invoquer des raisons d’ordre public » (point 84).

Enfin, la Cour indique que certaines clauses de la convention collective du bâtiment sont plus favorables que les clauses législatives suédoises s’appliquant aux travailleurs détachés, suite à la transposition en droit suédois de la directive 96/71 et dépassent donc les normes minimales de protection prévues par la directive. Elle précise que « le niveau de protection qui doit être garanti aux travailleurs détachés sur le territoire de l’État membre d’accueil est limité, en principe, à celui prévu à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, sous a) à g), de la directive 96/71 » (point 81), c’est-à-dire limité à un niveau minimal de protection. La Cour vide donc explicitement de son contenu le paragraphe 7 de l’article 3 de la directive 96/71 qui permet l’application de conditions de travail et d’emploi plus favorables que ces normes minimales.

Elle indique que cet article « ne saurait être interprété en ce sens qu’il permet à l’État membre d’accueil de subordonner la réalisation d’une prestation de services sur son territoire à l’observation de conditions de travail et d’emploi allant au-delà des règles impératives de protection minimale » (point 80). Ainsi, l’adhésion à une convention collective est considérée comme un obstacle à la libre prestation de services, liberté reconnue par le traité.

La légalité de l’action collective

Elle est appréciée au regard de l’article 49 du traité CE qui établit la libre prestation des services. La Cour admet la « finalité sociale » de la communauté et le fait que « des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises, des personnes, services et des capitaux doivent être mises en balance avec les objectifs poursuivis par la politique sociale » (point 105). Elle reconnaît « le droit de mener une action collective ayant pour but la protection des travailleurs de l’État d’accueil contre une éventuelle pratique de dumping social peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général (...) de nature à justifier, en principe, une restriction à l’une des libertés fondamentales2 garanties par le traité » (point 103). Mais elle n’en tire aucune conséquence pratique car, comme nous venons de le voir, elle analyse qu’il n’y a pas dumping social car l’entreprise a appliqué les dispositions de la directive 96/71 sur la protection minimale des travailleurs.

La Cour reconnaît que l’Union n’est pas compétente pour réglementer le droit de déclencher des actions collectives (point 86), mais c’est pour tout de suite après rajouter que les Etats sont néanmoins tenus de respecter le droit communautaire même dans des domaines ne relevant pas de l’application des traités (point 87).

Conclusion implicite : l’application du droit à une action collective, régie par le droit national, ne doit pas violer la libre prestation des services, droit communautaire.

La Cour reconnaît néanmoins que « la protection des droits fondamentaux constitue un intérêt légitime de nature à justifier, en principe, une restriction aux obligations imposées par le droit communautaire, même en vertu d’une liberté fondamentale garantie par le traité, telle que la libre circulation des marchandises » (point 93). Mais c’est pour aussitôt vider cette affirmation de tout contenu en indiquant que « l’exercice des droits fondamentaux (...) n’échappe pas au champ d’application des dispositions du traité. Cet exercice doit être concilié avec les exigences relatives aux droits protégés par ledit traité et être conforme au principe de proportionnalité » (point 94). Parmi les « droits protégés par ledit traité » on trouve la liberté de prestation des services.

L’application du principe de proportionnalité l’amène à affirmer que l’entrave à la libre prestation des services que constitue l’action collective (point 99) ne saurait être justifiée pour imposer l’adhésion de l’entreprise Laval à la convention collective car l’employeur est seulement tenu de respecter les dispositions de la directive 96/71 qui ne préconise qu’un « noyau de règles impératives de protection minimale » (point 108).

La Cour va encore plus loin dans la condamnation de l’action collective puisqu’elle considère comme une discrimination le fait de traiter de la même façon les entreprises suédoises qui n’ont pas conclu de convention collective - et donc contre lesquelles le droit suédois autorise les actions collectives -, et des entreprises étrangères qui sont soumises à des conventions collectives dans leur pays d’origine (point 116). Ainsi, la Cour considère qu’à partir du moment où une entreprise étrangère a signé une convention collective dans son pays d’origine, lui demander d’adhérer à une convention collective du pays d’accueil serait discriminatoire !

Cette discrimination ne peut être justifiée par des raisons d’ordre public, ce qui est permis par l’article 46 du traité CE, car la Cour considère que « créer les conditions d’une concurrence loyale, à conditions égales entre employeurs suédois et entrepreneurs venant d’autres Etats membres » ne rentre pas dans ce cadre (points 118 et 119), alors même que le point 82 de l’arrêt semblait affirmer le contraire. On a là, de fait, une légitimation du dumping social.

Quelles conclusions ?

Tout d’abord, il faut remarquer que ce qui est en jeu n’est pas l’application du principe du pays d’origine prônée par le texte initial de la directive Bolkestein. A aucun moment, la Cour n’indique que les salariés lettons détachés en Suède doivent se voir appliquer le droit social letton. Ce qui est en jeu ce sont les conditions d’application de la directive 96/71 sur le détachement des travailleurs.

Force est de constater que la Cour en fait une lecture extrêmement limitée en s’appuyant sur deux aspects, le caractère « d’application générale » (législative ou autre) des dispositions concernant les conditions de travail et d’emploi des travailleurs détachés et le fait que ces dispositions n’ont pas vocation à être plus favorables que les normes minimales fixées nationalement lors de la transcription en droit national de la directive. La Cour rend, de fait, caduc un article de la directive (art. 3-7) qui permet à un Etat de promouvoir des normes plus favorables. Plus grave, la Cour considère comme illégitime une action collective visant à imposer pour les salariés détachés les mêmes conditions de travail et d’emploi que celles existant pour les salariés du pays d’accueil.

Cet arrêt illustre bien la nature du droit européen. La logique est imparable. La libre prestation des services est une liberté fondamentale explicitement garantie par le traité. Elle peut certes, en principe, être limitée pour protéger d’autres droits fondamentaux. Le problème est de définir le contenu de ces droits fondamentaux susceptibles de pouvoir limiter des libertés inscrites dans le traité. Ainsi, le fait d’exiger les mêmes conditions de travail et d’emploi pour les salariés détachés que celles qui s’appliquent aux salariés du pays d’accueil n’en fait pas partie. Agir pour l’application de ce droit est donc considéré comme une entrave à la libre prestation des services. Plus même, c’est à chaque fois à ces droits fondamentaux de faire la preuve, en application du principe de proportionnalité, qu’ils n’entravent pas de façon exagérée les règles du marché intérieur.

On le voit, la Cour pousse jusqu’au bout la logique du droit européen directement dérivé des traités et des directives. C’est au contenu de ceux-ci qu’il faut s’attaquer si l’on ne veut pas voir se reproduire régulièrement ce type d’arrêt. Cet arrêt rend plus que jamais nécessaire le débat public sur la nature de l’Union européenne et le combat pour une « autre Europe » qui mettrait au premier plan l’harmonisation par le haut des conditions de travail et d’emploi des salariés européens

Notes

1 On entend par travailleur détaché tout travailleur qui pendant une période limitée exécute son travail sur le territoire d’un État membre autre que l’État où il travaille habituellement. La période de détachement est de moins d’un an.

2 Les « libertés fondamentales » garanties par le traité sont la libre circulation des capitaux, des marchandises et des services.


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