15 mars 1944 : le programme du CNR pour une démocratie sociale

samedi 22 mars 2025.
 

Le 15 mars 1944 est une date à commémorer si l’on est attaché au patrimoine et à l’identité de la France puisqu’en ce jour a été signé à l’unanimité le programme du Conseil National de la Résistance (CNR). Un programme qui a jeté les bases de l’État Providence mais contenait aussi des espoirs anarchistes.

Le Programme du Conseil National de la Résistance porte le nom riche de promesses "Les jours heureux".

Très ambitieux, il s’agit pourtant d’un texte de compromis adopté à l’unanimité par les différentes forces de la Résistance regroupées dans le CNR : mouvements armés, maquis, réseaux mais aussi partis politiques et syndicats interdits par la dictature de Pétain. Le programme d’action se compose de deux parties :

- le "Plan d’action immédiate", concentre l’ensemble des mesures à prendre en vue de la libération du territoire et de la restauration de la souveraineté nationale

- Dans la deuxième partie que je vais développer ici, les représentants du CNR proclament qu’ils sont décidés à rester unis après la Libération afin d’établir le gouvernement provisoire de la République formé par le général de Gaulle pour promouvoir « les réformes indispensables » :

« a) sur le plan économique :

- l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ; une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l’image des Etats fascistes

- le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, les fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ; […]

- le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes,

- le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie.

b) sur le plan social :

- le droit au travail et le droit au repos [...] ;

- un rajustement important des salaires [...] qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine ;

- la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement, le rétablissement des délégués d’atelier ;

- l’élévation et la sécurité du niveau de vie des travailleurs de la terre par une politique de prix agricoles rémunérateurs

- un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail [...] ;

- une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ; [...]

- une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales ; […]

- la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires

c) Sur le plan politique :

- l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ;

- la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression ;

- la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances d’argent et des influences étrangères ;

- la liberté d’association, de réunion et de manifestation ;

- l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance ;

- le respect de la personne humaine ;

- l’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi »

La plupart de ces mesures ont été mises en place entre 1944 et 1946, d’autres pour lesquels les différents mouvements n’avaient pas obtenu l’unanimité sont même venues s’y ajouter. En effet, le représentant du parti radical (parti de centre gauche) s’obstinait à refuser le droit de vote aux femmes souhaité ou tout au moins accepté par tous les autres. Mais le 21 avril 1944, puisque l’unanimité n’est plus nécessaire dans l’ordonnance qui définit l’organisation du Gouvernement Provisoire de la République Française, l’amendement présenté par le communiste Fernand Grenier est ratifié : « Les femmes seront électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».

Non seulement les Résistants ont restauré et élargi les droits politiques hérités de la Révolution de 1789 et de 1848 mais ils ont aussi souhaité fonder un « Etat-Providence », c’est à dire un Etat qui protège ses citoyens matériellement en assurant des conditions de vie dignes pour tous par des systèmes de mutualisation des coûts face aux risques de la vie et des mécanismes de redistribution des richesses. Un Etat interventionniste dans le domaine économique et social qui se soucie du bien-être de ses citoyens, qui propose des services publics, lois sociales et aides financières afin que tous ses ressortissants puissent subvenir à leurs besoins de base.

En revanche, une certaine vision encore plus aboutie de la démocratie n’a pas réussi à s’imposer. Contrairement à l’opinion couramment répandue aujourd’hui, l’Etat-Providence n’était pas l’alpha et l’omega pour les membres du CNR ni même un aboutissement. Ils avaient imaginé une démocratie plus directe en dehors de l’Etat. Pour accompagner le rétablissement des droits politiques et leur donner plus de force, les Résistants avaient prévu une véritable démocratisation de l’économie. La démocratie aurait été parachevée par la mise en place d’une démocratie sociale où les citoyens participeraient directement à la vie sociale et économique par de nouveaux modes de gouvernance. Or, force est de constater qu’aujourd’hui les travailleurs pèsent très peu dans les prises de décision des entreprises et sont soumis aux desiderata des actionnaires et donc aux intérêts particuliers d’une minorité d’ultra-riches. Les travailleurs, malgré les projets du CNR, n’ont jamais vraiment pesé dans la direction de la vie économique autrement que par le contrepoids syndical qui, de surcroît, est aujourd’hui en leur défaveur.

Seule la Sécurité Sociale, dirigée directement par les représentants des travailleurs et du patronat, constitue un vestige de ce projet d’autogestion et d’autodétermination des travailleurs. La Sociale fondée par le CNR n’est pas l’Etat-Providence : elle se passe des politiciens pour prendre des décisions, elle n’est pas une redistribution des richesses par l’impôt mais directement une distribution par les cotisations au moment de la répartition des profits des entreprises, elle bénéficie à tous et pas à une fraction spécifique de la population. Les représentants syndicaux élus par les travailleurs détenaient 75% des sièges avant que les ordonnances Jeanneney de 1967 ne rééquilibrent les rapports de force en faveur du patronat avec le « paritarisme », c’est à dire le même nombre de représentants pour les patrons que pour les salariés. Bien qu’ attaquée par les puissances de l’argent et menacée dans son autonomie par l’Etat qui ont chacun grignoté plus de pouvoir, elle reste la fierté nationale et est enviée par les travailleurs de tous les pays. Elle est un ilôt anarchiste et communiste dans un océan capitaliste.

Le budget de la Sécurité Sociale décidé par F. Bayrou, un massacre qu’il a dû faire passer en force au 49-3, est donc un scandale double au regard de ce qu’avait mis en place le CNR : alors que les Résistants instauraient la Sécurité Sociale dans un pays détruit et à bout de forces, F. Bayrou prétend que l’on doit réduire le budget dans un pays où les milliardaires ont doublé leur fortune en 5 ans ; alors que les Résistants confiaient la gestion de ce budget colossal aux travailleurs en 1945, c’est un homme qui n’a jamais travaillé qui décide seul de ce budget en 2025. On a tous bien remarqué que la Sécurité Sociale est menacée par la privatisation : les mutuelles privées profitent des restrictions budgétaires pour s’arroger une part de plus en plus conséquente du magot des retraites et de la santé en nous faisant payer plus cher individuellement ce que nous nous débrouillions pour payer collectivement. Mais elle est aussi menacée par l’étatisation depuis la loi Juppé de 1996 qui confisque en partie aux travailleurs le droit de gérer leur budget, étatisation qui a pour conséquences concrètes des décisions qui favorisent le secteur privé et réduisent les droits des assurés en restreignant progressivement les droits sociaux aux plus démunis uniquement. Etatisation qui se caractérise aussi par un paternalisme méfiant, un climat de suspicion et une obsession de la fraude sociale avec des politiques de contrôle, de discipline et de surveillance des bénéficiaires.

Les Résistants avaient compris qu’une réelle démocratie ne devait pas se limiter à des droits politiques mais dépendait de conditions matérielles, d’une limitation des puissances de l’argent dans la presse et de transformations des rapports de pouvoir dans le quotidien. Ils se refusaient à laisser le monde du travail en dehors du champ de la démocratie : à quoi bon aller voter le dimanche si le lendemain nous revoilà soumis aux ordres du patron ? Ils avaient aussi compris qu’une démocratie moderne ne pouvait pas discriminer des catégories de personnes en laissant au bord du chemin les femmes et les peuples colonisés.

Qu’on ne nous dise pas que ce sont les immigrés qui profitent des aides sociales et tuent la Sécu et l’Etat-Providence, les études montrent qu’ils apportent plus par leurs cotisations que ce qu’ils coûtent en dépenses sociales

Ceux qui tuent la Sécu et l’Etat-Providence, ce sont les politiciens avides de pouvoir et les acteurs financiers avides d’argent qui légitiment la casse sociale par des alibis fallacieux.

Aimer la France, ce n’est pas juste vénérer un drapeau tricolore vidé de son sens et un patrimoine matériel limité au vin rouge et au saucisson sec. C’est aussi défendre un patrimoine immatériel, l’héritage transmis par ceux qui ont défendu la souveraineté nationale et les droits des citoyens français durant la Révolution Française et la Seconde Guerre mondiale. C’est vouloir approfondir cet héritage que les puissances de l’argent veulent trahir. Ceux qui ont défendu la France contre l’occupation allemande n’étaient pas les patrons ni les modérés raisonnables du centre. C’était majoritairement des « extrémistes » de gauche, c’était aussi des immigrés comme le groupe FTP MOI autour de Missak Manouchian, des réfugiés rejetés de leur pays, des femmes, des Africains issus des colonies. Le CNR a porté haut, non pas juste les couleurs de la France que les pétainistes asservis aux nazis hissaient tout aussi bien, mais les valeurs de la France : liberté, égalité, fraternité. Ceux qui aiment vraiment la France sont ceux qui défendent cette devise humaniste et luttent pour approfondir son application effective. Être patriote, c’est être solidaire avec ses concitoyens. L’Etat-Providence permet de s’extraire du chacun pour soi individualiste et de mettre en pratique l’idéal de fraternité.

Voilà les leçons du CNR.

Alexandre Guilhem,

Professeur d’histoire-géographie. Auteur du ebook Comment les classes dominantes ont détourné le suffrage universel


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