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Impressionnante synthèse historique, l’ouvrage « Le Monde nazi : 1919-1945 » décrit la « stratégie plurielle » d’une force qui a employé la violence et la séduction, et bénéficié de la complaisance des élites. Entretien avec l’un de ses coauteurs.
« La Shoah ne se résume en rien à un face-à-face entre meurtriers allemands et victimes juives. C’est une histoire européenne que ce livre va tenter de raconter. » Voici ce qu’écrivent les historiens Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin dans l’introduction de leur ouvrage Le Monde nazi : 1919-1945, que viennent de publier les éditions Tallandier.
Cette somme de près de 600 pages ne doit pas intimider. Sans jargon excessif, les coauteurs exposent avec clarté et précision les principaux acquis de leur discipline sur le nazisme. Depuis sa genèse, dans les ruines laissées par le premier conflit mondial, jusqu’à son effondrement, à l’issue d’une guerre génocide qui continue de hanter les mémoires, ils restituent la logique interne et les conditions de possibilité de ce « cortège tourmenté qui plongea le continent dans les ténèbres ».
Si les trois historiens tiennent à ne pas faire du nazisme une « aberration » allemande, ils s’efforcent aussi d’en explorer toutes les facettes, au-delà des violences pratiquées par le mouvement et le régime, « dont la diversité et l’intensité » continuent néanmoins de provoquer l’effroi. Dans les pages les plus originales du livre, ils montrent ainsi le continuum entre les crimes nazis, l’anéantissement de l’État de droit, et les dimensions a priori banales de leur « encellulement de la société », à travers des réseaux de charité et de festivités.
L’ambition du livre, atteinte, est de ne pas réduire le nazisme à « un mouvement, un parti politique, une stratégie ou un État », mais de le donner à voir comme un monde en soi, enraciné dans la matérialité, les croyances et les affects des sociétés et des individus.
Pour donner un aperçu de la tâche réalisée et prolonger la réflexion, Mediapart s’est entretenu avec un des coauteurs, Christian Ingrao, chercheur au CNRS et à l’EHESS. Il est spécialiste des violences de guerre et a notamment publié, en son nom seul, La promesse de l’Est : Espérance nazie et génocide (Édition du Seuil, 2016), et Le Soleil noir du paroxysme (Odile Jacob, 2021).
Mediapart : Quelles sont les principales idées reçues qui circulent encore sur le nazisme, et que ce livre tente de déminer ?
Christian Ingrao : La première, ce serait la place de Hitler. Il n’y a pas besoin de son omniprésence pour expliquer et décrire le nazisme, et il ne faudrait surtout pas laisser croire que ce phénomène est le fruit des capacités hors norme d’un individu, qui aurait agi comme un enchanteur maléfique. C’est d’abord une affaire allemande, puis européenne. Le génocide des juifs a bien sûr été un projet nazi, mais il aurait été impossible sans un concours européen.
La deuxième idée à démonter, ce serait celle d’un nazisme interprété comme un accident ou un complot. L’arrivée au pouvoir du national-socialisme est le fruit d’une conjonction d’aspirations, d’intérêts, d’aveuglements et d’irresponsabilité. Il faut tenir ensemble ces facteurs composites pour restituer la réalité.
Enfin, il est important de dire qu’il n’a pas été porté uniquement par les suffrages populaires. Oui, la société allemande a fait du Parti national-socialiste la première force du pays à un moment donné, au niveau fédéral. Mais les Allemands n’ont jamais choisi d’appeler Hitler au pouvoir, ni approuvé dans les urnes ce qu’il en a fait.
Vous notez à plusieurs reprises le caractère pléthorique des livres sur le nazisme et la Seconde Guerre mondiale : qu’avez-vous souhaité faire avec cette somme sur le monde nazi ?
Le livre répond à plusieurs logiques. La première est une logique de synthèse. On a repris les grands courants interprétatifs du nazisme, en mentionnant leurs apports, leurs limites et leurs hybridations. On s’aperçoit que la communauté historienne a parfois « voté avec ses pieds » durant les grandes querelles du champ académique, en se rangeant sans bruit derrière le paradigme le plus convaincant.
Par exemple, plus personne aujourd’hui ne se dit intentionnaliste [du nom de ce courant qui estimait que l’extermination des juifs d’Europe était voulue par Hitler et les nazis dès les débuts du mouvement – ndlr]. Mais en même temps, on sait que le fonctionnalisme le plus radical [le courant qui insiste sur le poids du contexte et de l’enchaînement des événements – ndlr] a lui aussi ses défauts, et qu’il faut toujours réintroduire des représentations, de la culture, des sensibilités, de l’idéologique dans nos récits.
Une nouvelle génération renouvelle le champ à travers l’histoire du social, des émotions, des sensibilités ou du genre.
Le deuxième intérêt du livre, c’est aussi de refléter une manière de faire de l’histoire, en France, qui n’est pas tout à fait la même qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni. Cette dynamique n’a pas toujours existé. Quand j’ai commencé à faire l’histoire du nazisme, je ne trouvais pas de directeur de thèse spécialiste du nazisme en France. Désormais, il existe des historiens et des historiennes talentueuses, parfaitement germanophones, qui peuvent accompagner la jeune recherche.
Le troisième apport, c’est de mettre en évidence les résultats d’une quatrième génération d’études sur le nazisme. Les intentionnalistes ont dominé les années 1950, les fonctionnalistes les années 1970, puis les années 1990 ont été marquées par les travaux sur les acteurs du génocide, et de merveilleuses thèses d’histoire locale sur la Biélorussie ou la Pologne. Depuis dix ans, une nouvelle génération renouvelle le champ à travers l’histoire du social, des émotions, des sensibilités ou du genre.
Avant le traitement chronologique du phénomène nazi, un chapitre introductif décrit la vision du monde des nazis, en montrant que beaucoup de ses ingrédients ne sont pas originaux. Qu’est-ce qui a donc fait la spécificité, le cœur irréductible du nazisme, par rapport à d’autres courants d’extrême droite ?
D’une part, votre question interroge la singularité de la version allemande de l’ethno-nationalisme. On retrouve ici les débats sur le Sonderweg, cette voie spécifique que l’Allemagne aurait suivie pour se moderniser, et qui permettrait de comprendre le nazisme. De notre côté, nous ne pensons pas que ce récit assume seul une portée explicative suffisante. Pour comprendre le nazisme, il faut aussi prendre en compte les effets de la Première Guerre mondiale, ainsi que la défaite allemande et sa mise en récit.
D’autre part, votre question soulève la particularité du nazisme à l’intérieur de l’offre völkisch, ethno-nationaliste, en Allemagne. Ici, on a montré que les nazis sont un groupe parmi d’autres dans le Munich du début des années 1920, et qu’ils ont commencé à jouer un rôle fédérateur à partir de 1924-1925. Par rapport à ses concurrents, le Parti national-socialiste arbore un certain nombre de caractéristiques qui permettent de comprendre son succès.
Premièrement, il se révèle apte à s’ancrer dans divers milieux sociaux : il dispose d’une organisation étudiante, d’une organisation d’élites, de branches plus populaires…, si bien que le parti recrute aussi bien parmi les employés, et plus tard les chômeurs, que parmi les classes moyennes. Sa sociologie était composite.
Deuxièmement, le nazisme se distingue par sa très grande cohérence idéologique. C’est un discours sur le monde, sur l’histoire et sur soi. Le monde est présenté comme un agrégat de races, avec une grande zone où se concentrent les races les plus créatives, en Scandinavie, en Allemagne, aux Pays-Bas et dans les îles britanniques, et une dégradation de la « qualité » des races au-delà.
Le discours sur l’histoire avance que les Nordiques étaient déjà derrière Athènes, Sparte, Rome ou encore l’empire de Charlemagne. Se seraient succédé des phases de créativité impériale et des phases de décadence, la plupart du temps causées par cet ennemi immanent qui est la race juive.
Enfin, le nazisme donne une forme d’orientation de soi. Chacun des militants nazis est le représentant d’une chaîne de personnes, d’un lignage avec des ancêtres et des êtres en devenir. Chacun des membres du parti qui intériorise cette grille de lecture sait où il va. Tout ce qui était incompréhensible, dangereux, angoissant dans le chaos traversé par l’Allemagne entre 1919 et 1923 est élucidé.
La conquête du pouvoir se fait bien sur trois plans : les urnes, mais aussi la rue et l’accommodement des élites de plus en plus complaisantes.
Le discours nazi est donc un système culturel de « désangoissement », mais il est en même temps un projet utopique, de régénération sociobiologique de la Germanie, tendu vers l’avenir. Ce projet repose sur trois figures : la Volksgemeinschaft, c’est-à-dire la communauté du peuple, une « ethno-communauté » censée apporter chaleur et sollicitude ; le Lebensraum, puisqu’il faut un espace à cette communauté pour vivre, un biotope ; et enfin un Reich, un empire qui doit durer des milliers d’années une fois que cette communauté est constituée et dispose de son espace.
Vous insistez sur le fait qu’on ne peut pas comprendre le développement du nazisme sans la Première Guerre mondiale. À suivre l’évolution des votes et des adhésions au parti, on ne peut pas non plus le comprendre sans la crise de 1929 et ses suites. Comment les nazis ont-ils exploité ce moment de désastre économique ?
La crise a mis à l’épreuve une société qui connaissait déjà une montée des conservatismes. Quand on observe les résultats électoraux, la République de Weimar est un régime qui commence à gauche et termine quasiment à l’extrême droite. Ce qui s’effondre, ce sont les partis de droite traditionnelle et du centre, qui se mettent à « coller » au national-socialisme. Il y a une dimension générationnelle très forte dans cette dynamique, dans la mesure où ce sont les jeunes électeurs de ces partis qui basculent le plus vers les nazis.
Dans ces années-là, ils font volontiers campagne sur le pain et l’emploi, tandis que les responsables gouvernementaux rajoutent de la crise à la crise avec des politiques déflationnistes. En parallèle, ils pratiquent des violences contre leurs rivaux. La conquête du pouvoir se fait bien sur trois plans : les urnes, mais aussi la rue et l’accommodement d’élites de plus en plus complaisantes.
Concernant l’arrivée au pouvoir, d’ailleurs, vous mettez à distance deux types de discours : ceux qui incriminent la bourgeoisie et disculpent les masses allemandes, comme ceux qui estiment que la dictature nazie est issue du fonctionnement normal de la démocratie.
Il faut d’abord avoir en tête que le NSDAP est un Volkspartei, un « parti populaire » dont la composition transcende les classes sociales. C’est aussi un parti générationnel, qui attire en particulier les jeunes. On ne peut se contenter d’incriminer la classe ouvrière, ou de tout mettre sur le dos de la grande bourgeoisie et des magnats. Ça a marché avec ces derniers, c’est vrai, mais ça aurait marché sans eux.
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