« En Martinique, le problème véritable, c’est celui des bas salaires »

samedi 26 octobre 2024.
 

Gabriel Jean-Marie, secrétaire général de la CGT Martinique, revient sur le mouvement contre la vie chère qui agite l’île depuis le 1er septembre. Il insiste sur la responsabilité des grands groupes de distribution aux mains des békés, reproduisant un modèle colonial qu’il qualifie de « racket ».

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Gabriel Jean-Marie, secrétaire général de la CGT Martinique, revient pour Mediapart sur le mouvement contre la vie chère qui agite l’île depuis le 1er septembre. Les syndicats ne sont pas à l’origine de la mobilisation, lancée par un collectif tout neuf, le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC). Pour expliquer les différences de prix avec la métropole (plus du double pour certains produits alimentaires ou de consommation courante), le responsable syndical insiste sur la responsabilité des grands groupes de distribution aux mains des békés, reproduisant un modèle colonial qu’il qualifie de « racket ». Mais la CGT insiste sur la nécessité d’augmenter les revenus des habitant·es.

Mediapart : Le mouvement contre la vie chère a été lancé tout début septembre. Où en est-on aujourd’hui ?

Gabriel Jean-Marie : Ce mouvement remet le sujet sur le tapis, parce qu’il y a déjà eu une grosse poussée de fièvre sur le sujet en février-mars 2009. Il y a plus de quinze ans, donc. Et si on remonte dans l’histoire des revendications du monde du travail en Martinique, il y en a eu bien avant aussi. En 1935, on a eu de grosses mobilisations, avec des morts, déjà sur la question de la vie chère et celle des bas salaires.

En 2009, les capitalistes locaux, les gens de la grande distribution notamment, avaient fait des concessions à l’époque, mais ils ont très vite trouvé le moyen de récupérer ce qu’ils avaient perdu. Et les choses se sont accélérées : le niveau des prix aujourd’hui est scandaleux.

On parle en moyenne de prix 40 % plus chers qu’en métropole pour les produits alimentaires.

Au moins ! Un Martiniquais a créé le site Kiprix, qui compare produit par produit. La différence de prix va jusqu’à 162 % de plus, parfois 200 %... Je connais un concessionnaire automobile qui achetait des pièces, et quand il les revendait, il appliquait tout de suite un coefficient multiplicateur de trois.

Après 2009, la Confédération générale du travail de la Martinique (CGTM) avait créé une brigade pour aller contrôler les prix. Avec le temps, il y a moins d’enthousiasme, on a d’autres choses à faire, et on n’a pas pu maintenir cette initiative. Les propriétaires de commerce l’ont bien compris et ils s’en sont donné à cœur joie, et particulièrement dans le commerce alimentaire. À côté de ça, il y a une production locale qui n’est pas aidée. Ceux qui organisent l’arrivée des marchandises, ils ont plus à gagner sur l’importation plutôt que sur une production locale.

En Martinique, 90 % des produits sont importés.

C’est vrai qu’on importe beaucoup et qu’on exporte très peu. Qu’est-ce qu’on produit à la Martinique ? La banane. Il n’y a plus de sucre – il ne reste qu’une dernière usine, mais très subventionnée. Et on produit encore de l’alcool. Le résultat, c’est qu’on a un secteur public qui est important, c’est le premier employeur dans l’île, il ne faut pas se le cacher : les communes, la fonction publique d’État, la fonction publique hospitalière… Mais en Martinique, le problème véritable, c’est celui des bas salaires.

Et comment ces salaires ont-ils évolué ces dernières années ?

Il faut savoir que dans la plupart des branches, comme dans la branche commerce, il n’y a plus de négociations. Il n’y a que quelques malheureuses discussions pour les ouvriers de la banane, où le patronat propose seulement quelques centimes de plus que le smic. Pareil pour le bâtiment, mais il n’y a que dans ces deux secteurs qu’on parle de négociation. Il n’y a plus de rapport de force. Notamment dans le commerce, et c’est là où il y a le scandale.

Les fonctionnaires touchent une surrémunération de 40 % par rapport aux fonctionnaires travaillant en métropole, grâce à une « prime de vie chère ». Certains estiment que cette situation entretient les prix hauts, puisqu’il existe une population qui peut se les permettre.

Certains veulent rendre les fonctionnaires responsables de cette situation, oui. Mais les fonctionnaires n’ont pas d’argent caché, ils consomment tout. Ceux qui en profitent sont ceux qui font de l’import.

À quoi attribuez-vous la très forte différence de prix avec la France ? Les rapports officiels donnent des raisons objectives, la distance, le transport par bateau… Mais aussi les intermédiaires, qui sont nombreux.

Ils sont très nombreux. L’État, par la voix du préfet, reconnaît qu’il y a un problème. En France, il y en a entre trois et cinq [entre le producteur et le consommateur – ndlr]. En Martinique, en Guadeloupe, il y en a quinze. Prenons un exemple : un béké [ce terme désigne les Blancs descendants de colons, qui tiennent l’économie locale – ndlr] peut se vendre à lui-même : il est à la fois grossiste, semi-grossiste, détaillant, il assure le service après-vente, il fait tout. Et à chaque étape, il touche une marge. Tout cela contribue aussi à augmenter les prix. C’est ce que nous appelons du racket.

Quant aux transports, il y a un monopole, qui s’appelle CMA CGM. En 2022, cet armateur français a fait 23 milliards de bénéfices. Et on connaît le système d’imposition des armateurs, seulement taxés sur le tonnage de marchandises transportées, pas sur leurs bénéfices. C’est ça qui lui a permis de sponsoriser l’OM, de racheter des journaux, des télés, et ainsi de suite.

Le groupe dit avoir fait un rabais sur le transport vers les Antilles. Mais le rabais a été rapidement noyé dans un tas de frais, parce que les capitalistes locaux s’arrangent pour retrouver très vite des marges et augmenter leurs bénéfices.

Que réclame la CGT Martinique dans ce contexte ?

La CGTM réclame plusieurs choses. Un blocage des prix, un contrôle, d’abord. Mais la chose la plus importante, ce qu’on met en avant, c’est l’augmentation des revenus : des salaires, des pensions de retraite et des minima sociaux. Nous voulons aussi qu’on puisse voir dans les comptabilités de ces entreprises. Et ça, pour elles, c’est hors de question.

Un site d’information a même indiqué que le groupe Bernard Hayot [plus gros conglomérat local – ndlr] était convoqué en décembre au tribunal de commerce parce qu’il n’a pas déposé ses comptes. En effet, l’amende qu’on paye, si on ne les dépose pas, est dérisoire [1 500 euros, 3 000 en cas de récidive – ndlr]. Nous, on veut lire ces comptes. Ils disent que « c’est le secret des affaires », mais pour nous, ce secret doit tomber. Il faut qu’on sache comment ces énormes profits se construisent. Ce sont des pirates, des racketteurs, des prédateurs.

Le débat se focalise souvent sur l’octroi de mer, cette taxe historique qui frappe les produits arrivant sur l’île.

L’octroi de mer intervient en fait pour une très petite partie dans l’augmentation des prix. Il ne s’agit pas pour nous de le défendre. Si l’État veut le supprimer, il n’y a pas de souci. Il faut le remplacer par une dotation globale de fonctionnement, comme pour les communes de France hexagonale.

Ce ne sont pas les syndicats qui ont lancé le mouvement, mais le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), qui se veut indépendant de toute filiation syndicale ou politique. Vous avez certes lancé des mobilisations depuis, mais avez-vous été dépassés ?

L’association a été lancée au mois de juillet et ils ont lancé aussitôt ce qu’ils appellent une « injonction » à l’État sur le sujet de la vie chère. Ce sont des gens qui utilisent beaucoup les réseaux sociaux, notamment TikTok, et ç’a contribué à leur donner une certaine visibilité.

Parallèlement, la CGT avait entrepris un travail au niveau du groupe Bernard Hayot, qui regroupe plus de 70 structures : quatre hypermarchés, deux Mr. Bricolage, un Gamm vert, des distilleries, des entreprises agricoles dans la banane… Nous essayons de rassembler les salariés, qui ne se connaissent pas. Mais ils n’étaient pas prêts en juillet, nous étions en train de travailler sur quelque chose pour le mois de septembre, puis pour la fin de l’année.

Mais c’est vrai que le 1er septembre, le RPPRAC a regroupé autour de mille personnes pour une marche à Fort-de-France. Ce type de mobilisation n’est pas allé crescendo. En revanche, les mots d’ordre contre la vie chère, ç’a déclenché toute une série de réactions et on a beaucoup de groupes indépendants, de gens loin des politiques et des syndicats, qui ont érigé des barrages, détruit, brûlé, tout ce dont vous avez entendu parler, et qui entretiennent cette tension-là.

Comment vous positionnez-vous face à ces actions ?

Pour nous, la mobilisation pour dénoncer cette situation de prix extrêmement élevés est légitime. Néanmoins, ce n’est pas à proprement parler une revendication de la CGTM, puisque nous mettons l’accent sur les salaires, les revenus. Mais nous disons que les deux sont liés, et donc nous ne combattons pas l’association lancée par M. Petiot. Mais eux ne veulent pas de rapprochement avec les syndicats ou les partis politiques, parce qu’ils estiment que ce monde-là a failli il y a quinze ans. Alors que nous avions obtenu la baisse du prix de l’essence, des primes de vie chère, ainsi que l’instauration du revenu supplémentaire temporaire d’activité (RTSA), d’un montant de 200 euros, pour des milliers de personnes pendant des années.

Et que dites-vous sur les barrages routiers et les commerces brûlés ?

Bien évidemment, le syndicat n’appelle pas à brûler. Mais le syndicat n’appelle pas non plus à faire la chasse à ceux qui auraient fait ça. L’exaspération se manifeste de différentes manières. Dans le quartier populaire de Sainte-Thérèse la semaine dernière, ils ont détruit du mobilier urbain, bloqué les transports publics, et un Carrefour Market a entièrement brûlé à Rivière-Salée.

Nous essayons plutôt de pousser ces personnes à s’organiser et à diriger leurs actions contre les grands groupes. Nous avons récemment organisé des actions dans des zones commerciales, et aidé des salariés de supermarchés à débrayer. L’irruption du RPPRAC, c’est quelque chose de nouveau, mais qui ne remet nullement en cause le travail que nous avons entamé, ni notre volonté de mettre en place quelque chose de plus costaud au niveau du groupe Bernard Hayot.

Pour l’instant, la réaction de l’État est assez simple…

… la répression !

... le couvre-feu entre 21 heures et 5 heures a été prolongé jusqu’à lundi, l’envoi de la fameuse unité spéciale CRS 8 a été acté. Comment réagissez-vous ?

Nous avons aussi entendu parler le ministre de l’intérieur, M. Retailleau. S’il n’est pas d’extrême droite, il n’en est pas très loin. La réaction de l’État, c’est jeter de l’huile sur le feu. Il n’apporte pas de réponse, il soutient les racketteurs, tous ces parasites qui vivent de la vie chère, et en guise de réponse, il envoie l’élite de la répression. Ce n’est pas une réponse, ce n’est pas une volonté de calmer les choses.

Comment peut-on essayer de les calmer ?

Lorsqu’il y a quinze intermédiaires avant qu’un produit atteigne un supermarché en Martinique, lorsque les prix sont si hauts… il y a des choses qu’on ne peut pas nier. Le préfet lui-même reconnaît qu’il y a de l’abus. Mais si l’État ne peut pas contraindre [les acteurs locaux – ndlr], la CGTM dit clairement qu’il faudra que le monde du travail, tous ceux qui sont victimes de ce racket, s’impliquent différemment et plus fermement. Et ce « plus fermement », interprétez-le comme vous voulez.

Dan Israel


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