Politique et démocratie chez Marx

vendredi 1er novembre 2024.
 

La démocratie politique et sociale en France est en déclin en raison de la pratique politique de Macron mais aussi d’un ensemble d’autres facteurs qui ne datent pas d’hier et qui ont été l’objet de multiples articles sur notre site. Il nous a paru utile de rappeler quelle était la conception de la démocratie chez Karl Marx. Nous apportons ici des documents pour alimenter la réflexion.

Politique et démocratie chez Marx

Par Nicolas Poirier

Revue Cites. Mars 2014. Pages 45 à 59

Philosophie du droit, Philosophie marxiste, Philosophie économique

Source : cairn info.

https://shs.cairn.info/revue-cites-...

Réfléchir sur la question du rapport qu’entretient la pensée de Marx à la démocratie est quelque chose qui ne va pas de soi, et qui peut même sembler dans le contexte politique et intellectuel contemporain tout à fait incongru. Envisager la perspective de l’émancipation à la manière d’un processus qui n’a pour autre fondement que le désir de liberté implique en effet la nécessité de penser autrement une notion, la démocratie, le plus souvent identifiée à l’État de droit et aux élections, et dont la radicalité est ainsi très largement domestiquée. Ce qui revient plus généralement à sortir de la confusion actuelle qui voient les néo-conservateurs (Alain Finkielkrault, Jean-Claude Milner par exemple) et les néo-staliniens (Alain Badiou, Zlavoj Zizek, notamment) rivaliser dans la dénonciation d’une démocratie comprise par les uns comme le triomphe d’un égalitarisme qui défait toutes les hiérarchies et assure le triomphe de l’incivilité, et appréhendée par les autres comme une idéologie destinée à masquer aux dominés la réalité de leur oppression. Évoquer ainsi comme le fait Alain Badiou une mystérieuse idée communiste dont la révélation par le philosophe permettrait de briser le cours des choses, établissant de la sorte le règne de la politique en vérité, c’est faire l’impasse sur la réalité des luttes effectives qui ne cessent de remettre en question l’ordre établi, au profit d’une parole prophétique et religieuse aveugle aux conflits qui continuent d’occuper une place centrale dans des sociétés marquées par la division bien plus que par le consensus [1]. Réhabiliter au contraire l’expérience démocratique comme un processus conflictuel sans fondement ni termes définis au travers duquel les hommes travaillent à s’émanciper de la domination et de toute tutelle arbitraire, c’est dans le même mouvement redonner toute sa valeur à la politique, qui n’est ni la forme sublimée des rapports de force, comme le croient les néo-staliniens, ni cette sphère des institutions qui doit rester à l’écart de toute activité critique, ainsi que le pensent les néo-conservateurs.

Réinterroger la pensée de Marx au sujet de la démocratie, c’est donc dans le même mouvement s’efforcer de dépasser la fausse alternative dans laquelle se complaisent les défenseurs et les critiques de l’institution « démocratique », et arracher Marx à l’emprise du marxisme, surtout lorsque celui-ci se pare des couleurs de l’orthodoxie, afin de réfléchir une conception de la démocratie en tant qu’« énigme résolue de toutes les constitutions », selon l’expression utilisée par Marx en 1843 (Œuvres III, « Pléiade », p. 901) : cette formule anticipe ce que des penseurs comme Cornelius Castoriadis, Miguel Abensour, Jacques Rancière ou encore Martin Breaugh cherchent à expliciter sous des vocables divers – société instituante (Castoriadis), démocratie sauvage ou insurgeante (Abensour), démocratie des « sans-parts » (Rancière), ou encore expérience plébéienne (Breaugh) – et qui ont tous en commun de chercher à désigner sous le terme de démocratie l’expérience même de la politique par laquelle un peuple lutte contre toutes les formes de servitude. Castoriadis a certes bien montré que la pensée de Marx était travaillée par une triple tension entre déterminisme et liberté, théorie et praxis, naturalité et historicité [2], mais ce qui traverse néanmoins toute son œuvre, c’est l’exigence de ne jamais céder quant à la lutte contre la domination, qu’elle prenne la forme du pouvoir monarchique, du pouvoir capitaliste ou encore du pouvoir bureaucratique, l’apport de Marx au questionnement portant sur la démocratie ayant consisté à comprendre le phénomène démocratique comme le fait politique par excellence – la dimension où se révèle cette vérité que le sujet politique c’est le démos lui-même, et non, à la manière de Hegel, l’Idée en tant qu’elle s’incarne dans le moment politique de son développement comme sujet et comme peuple [3].

« Démocratie bourgeoise »/« Démocratie ouvrière » : une fausse alternative

Il est évident que pour penser avec Marx la démocratie en tant que forme de régime où se révèle l’essence de la politique, il faut rompre avec ce que la tradition du marxisme le plus orthodoxe a cherché à défendre concernant la logique démocratique. Ainsi, selon la vulgate marxiste, la démocratie est au pire considérée comme un simulacre de régime libre et égalitaire dont la fonction est de voiler les différences de classe, au mieux réduit à un épiphénomène relevant de la super-structure et de ses avatars idéologiques qu’il convient de rapporter à l’infra-structure économique par rapport à laquelle seulement il prend toute sa signification. La tradition marxiste a certes essayé de sauver quelque chose de la démocratie, en opposant « démocratie bourgeoise » et « démocratie ouvrière », et en voyant dans la société sans classes le moment où la démocratie, qui était auparavant une structure mensongère, devient l’incarnation en acte du projet communiste.

Mais la distinction entre les droits et les libertés qui ne seraient que « formels  » (les droits de l’homme et du citoyen notamment) et les droits et les libertés qui deviendraient « réels » par le passage du capitalisme au communisme via le socialisme (l’égalité totale, à la fois juridique, politique et économique) ne se trouve à aucun endroit dans l’œuvre de Marx, elle est une invention de certains penseurs de tendance socialiste (ou à l’inverse de philosophes politiques critiquant Marx en lui imputant des virtualités totalitaires [4]) qui, après Marx et non à sa suite, tenteront de théoriser la différence entre une société marquée par des différences de classe et une société sans classes, en se focalisant sur le terrain du droit et en fétichisant cette notion.

Il semble donc dans cette perspective tout à fait abusif de voir en Marx, ainsi que le font Luc Ferry et Alain Renaut (pp. 124-127), le défenseur des seuls « droits-créances » (comme le droit au travail) qui formeraient la base juridique nécessaire à la lutte pour l’abolition du salariat contre les « droits-libertés » (comme le droit à la libre communication des pensées) ne constituant que l’expression juridique des intérêts qui sont ceux de l’individu égoïste séparé de la communauté, et formant l’ossature de la société bourgeoise. À lire en effet le texte polémique de Marx de 1843 À propos de la question juive dirigé contre les positions défendues à l’époque par Bruno Bauer concernant l’émancipation des juifs en Allemagne (Œuvres III, pp. 347-397), on s’aperçoit que Marx, loin de manifester son plus grand mépris pour les libertés publiques, comme veulent le faire croire Ferry et Renaut (p. 126), semble au contraire attaché à défendre (bien que ce ne soit évidemment pas là l’enjeu central de la polémique avec Bauer) le principe de la liberté de la presse contre les limitations arbitraires par le pouvoir étatique du droit à la critique et à son expression. Si, comme le montre bien Géraldine Muhlmann dans son livre traitant des rapports entre journalisme et démocratie [5], le propos général des réflexions sur la question juive semble être de faire ressortir le caractère équivoque des droits de l’homme et du citoyen, voire d’en dénoncer les insuffisances, il y a au moins une liberté qui n’est pas considérée par Marx comme équivoque – il s’agit en l’occurrence de la liberté de la presse. Ce que montre Géraldine Muhlmann, c’est que si la plupart des libertés mises en valeur dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont critiquées par Marx en raison de leur ambiguïté, notamment lorsqu’elles sont appliquées, la principale critique que fait Marx au droit et au pouvoir bourgeois concernant la liberté d’expression, et de façon plus générale la liberté de la presse, c’est de se contredire et de proclamer un droit inaliénable auquel on ne saurait renoncer sans perdre sa qualité d’homme tout en le limitant lorsqu’il est utilisé pour s’attaquer aux autorités et remettre en question l’ordre établi (voir p. 240). Il est d’ailleurs clair que la défense par Marx de la liberté de la presse (reconnue comme une liberté démocratique nullement « formelle » ou « abstraite ») contre les restrictions abusives imposées par l’État bourgeois ne peut se comprendre qu’en référence à la pratique professionnelle de Marx journaliste. Dès lors, il semble difficile de concilier la vision d’un penseur n’ayant que mépris pour les institutions parlementaires et les libertés publiques, donc selon les termes choisis par Ferry et Renaut « virtuellement totalitaire » (pp. 107 et 127), avec celle d’un journaliste engagé dans une lutte féroce contre la censure sur la base du motif kantien de publicité, et reposant sur la conception d’un espace public qui n’est pas conçu d’après Marx comme totalement parasité et gangrené par l’idéologie (voir G. Muhlmann, pp. 213-219). Et il est tout simplement faux de prétendre que si Marx a dénoncé dans ses articles le fait de la censure, c’est qu’il a d’abord été un libéral soucieux de radicaliser les principes de l’État de droit et de rendre effectives (« réelles ») les promesses (« formelles ») du libéralisme avant de devenir communiste. Car comment expliquer alors que celui-ci n’a pas cessé par la suite son activité de journaliste, comme en témoigne ses articles sur les États-Unis et la guerre de Sécession, parus dans le New York Daily tribune en 1861-1862, et qui atteste d’après Géraldine Muhlmann d’un travail journalistique critique engagé contre l’idéologie mais qui s’élabore au contact de cette dernière, et qui donc ne la rejette pas d’emblée dans le néant au nom de la science matérialiste (voir pp. 267-281) ?

Pour comprendre ainsi le sens que Marx attribue à la démocratie, il faut sortir de cette pseudo-alternative entre libertés « formelles » (ou « bourgeoises ») et libertés « réelles » (ou « socialistes »), et donc entre deux modalités plus ou moins fantasmées de la démocratie – la démocratie ouvrière opposée par des générations de militants, et surtout de dirigeants staliniens, à la mensongère démocratie bourgeoise, afin d’être en mesure de saisir la spécificité chez Marx de la forme démocratique en tant que dimension par où se révèle l’essence même du politique et qui travaille à s’accomplir contre l’État. Il convient d’ailleurs d’aller plus loin, en ne s’arrêtant pas simplement au fait que Marx n’était en aucun cas hostile aux « droits-libertés », comme le montre assez bien sa lutte contre la censure en tant que journaliste : dans ses moments les plus forts, Marx se sera toujours efforcé de mettre en valeur la dimension radicalement et authentiquement démocratique de la lutte pour l’émancipation – entendue en son sens radical par Miguel Abensour comme « auto-constitution », « auto-détermination » et « auto-fondation » continuée (pp. 103-109) – qui est à la fois lutte contre la domination économique et lutte contre la domination politique. Ce geste n’est d’ailleurs pas propre à la pensée de Marx, il se retrouve dans tous les mouvements et groupes révolutionnaires articulés autour du principe de l’auto-organisation : ainsi, dans le cadre de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis et Lefort auront toujours refusé de voir dans les libertés démocratiques de simples droits « formels » dont le caractère illusoire tiendrait à ce que leur existence ne modifie en rien la structure profonde des rapports de classe. Certes ces deux « marxistes hérétiques », pour reprendre l’expression d’Enzo Traverso, ont progressivement rompu avec le marxisme et la pensée de Marx elle-même, mais comme il n’est en réalité pas abusif de penser que Socialisme ou Barbarie a incarné au XXe siècle le meilleur de ce que Marx et le marxisme pouvaient donner, on peut sans doute s’accorder avec les positions défendues par Castoriadis et Lefort sur les questions du droit et de la démocratie : Lefort et Castoriadis n’ont cessé d’affirmer, au contraire de la vulgate marxiste officielle qui pour sa part n’a certes pas incarné le meilleur de ce que Marx pouvait penser mais à peu près le pire, que les droits et libertés, nés dans le sillage des révolutions qui ont secoué le monde moderne, ne doivent pas être conçus comme la traduction en termes politiques des changements ayant affecté la nature des rapports de production. D’abord parce que, selon Castoriadis, il est tout à fait erroné de voir dans le régime parlementaire une création capitaliste pure et simple, soit l’expression politique (et donc idéologique) du régime économique de la libre concurrence, dans la mesure où le marché « libre » ne constitue qu’une des expressions possibles du capitalisme – sa figure idéal-typique en quelque sorte – ainsi que tendent à le montrer les analyses de Karl Polanyi : la tendance constitutive du capitalisme serait plutôt à la concentration et à la centralisation, donc à la remise en cause du caractère autonome de la sphère politique, comme l’atteste assez bien l’exemple de la Chine contemporaine et de son régime de capitalisme esclavagiste et bureaucratique [6]. Ensuite, suivant une idée que l’on retrouve aussi bien chez Castoriadis que chez Lefort, ces droits et ces libertés, loin d’avoir été spontanément octroyés par la bourgeoisie, ont été au contraire le résultat de luttes constantes contre le pouvoir en place, auxquelles le prolétariat lui-même à fortement participé. Du coup, il devient presque gratuit de dénoncer les droits de l’individu et les libertés publiques comme simplement « formels », car ils sont en réalité partiels et donc voués à s’étendre (ou non) selon la force et le degré des mobilisations populaires. Pour preuve, la bourgeoisie a opposé une nette résistance à des revendications aussi bien politiques (extension du suffrage, lutte pour l’égalité entre les sexes…) qu’économiques (reconnaissance du droit de grève, réduction du temps de travail…), en s’efforçant de domestiquer une démocratie « dépravée » et livrée aux « instincts sauvages » ainsi qu’aux « fureurs frénétiques », selon la vision catastrophiste d’un Tocqueville partisan quant à lui d’une « démocratie » soumise à l’ordre et à la moralité. Qu’il faille par ailleurs lutter pour une extension effective de ces droits et de ces libertés contre les rapports de subordination institués en matière politique et économique notamment, et veiller à ce que l’exigence d’égalité se traduise dans le réel par des effets matériels, implique précisément de reconnaître la portée de la dynamique démocratique (Lefort) ou de l’imaginaire instituant (Castoriadis), ouverte par l’intrusion dans l’espace public du peuple comme instance de légitimation politique excédant de loin les intérêts de la bourgeoisie [7].

Classe sociale et processus de subjectivation politique

Or appréhender les choses à la manière du marxisme officiel revient à se montrer incapable non seulement de comprendre ce qui se joue dans le phénomène démocratique, qui n’est nullement selon Marx la forme juridico-politique par où les dominants subliment leurs intérêts de classe, et donc du point de vue des dominés le lieu d’une mystification, mais plus largement de penser la complexité de la réalité sociale. L’un des principaux acquis de la pensée marxienne a été en effet de considérer les rapports sociaux comme une totalité indivise dont les différentes dimensions ne peuvent être conçues séparément que de façon arbitraire, leur signification venant de la place que chacune occupe dans l’ensemble et n’apparaissant donc qu’au travers du système de leurs relations : s’interroger dès lors sur la question de savoir qui, de la politique ou de l’économie par exemple, constitue le pôle structurel (ou la « détermination en dernière instance ») à partir duquel toutes les autres sphères sociales sont dérivées, revient finalement à ne faire ressortir de l’organisation articulée du social qu’une forme squelettique vidée de sa substance concrète. Il convient au contraire, à partir des analyses de Marx, d’appréhender le capitalisme comme la domination organisée d’un pouvoir indissociablement économique et politique, la bourgeoisie s’imposant en effet comme classe dominante à partir de son monopole sur le capital économique et le pouvoir politique. Certes, si la dimension économique et la dimension politique, par exemple, ne peuvent se comprendre que dans la mesure où celles-ci sont articulées sur un mode dialectique aux autres sphères du social, cela atteste d’une certaine façon qu’elles ne sont pas à proprement parler autonomes puisqu’il faut les renvoyer chacune aux autres moments de la logique sociale pour être en mesure d’en déterminer la signification. Mais si l’on accepte de sortir d’un mode de penser strictement hégélien dont Marx est l’héritier, on se rend rapidement compte qu’à considérer les choses en relation, on ne perd rien de ce qui fait chacune leur spécificité. Car de même qu’en psychanalyse, d’après Donald Winnicott, il s’avère nécessaire pour penser l’être du nourrisson et l’être de la mère, de partir, non de l’unité « nourrisson » ou de l’unité « mère » mais de la relation indissociable que le nourrisson entretient avec son environnement, et donc avec sa mère, de même pour penser la spécificité du politique et de l’économie selon la logique marxienne, il faut prendre en compte le rapport des deux domaines l’un à l’autre, et ne pas les concevoir séparément, ou pire, réduire l’un des deux termes (le politique en l’occurrence) à n’être que le dérivé de l’autre terme (l’économie). Et ce travail ne peut s’opérer qu’à condition de tordre, au moins au départ, l’interprétation qui est communément faite de Marx (soit conférer à l’économique le statut de principe essentiel) dans le sens contraire, autrement dit en redonnant tout son poids et toute sa substance au moment politique. C’est là tout l’intérêt de la lecture de Marx par Miguel Abensour, dans son livre La démocratie contre l’État, que d’inviter, à rebours de l’interprétation traditionnelle qui voit en Marx un penseur de l’économie et du social contre les illusions du politique, à insister sur la dimension proprement politique de la pensée de Marx, sans doute trop longtemps négligée par l’historiographie marxiste (pp. 29-43). Non qu’il faille à l’inverse faire de la sphère politique le fondement véritable donnant sens à tous les phénomènes sociaux car cela constituerait un geste tout aussi réducteur. Il faut plutôt penser dans la perspective marxienne l’institution du social en parallèle avec l’institution du politique, aucune des deux dimensions n’ayant comme telles la primauté sur l’autre. De sorte que, s’il est juste de dire comme Marx et Engels dans le Manifeste communiste que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes » (Œuvres I, « Pléiade », p. 161), il est totalement erroné de lire cette formule en des termes sociologiques et objectivistes, en comprenant les rapports de classe comme l’expression pure et simple de déterminations économiques objectives. Autant une analyse du mouvement ouvrier qui ne prendrait pas en compte l’existence d’une trame économique et d’une réalité sociale objectives indépendante de toute subjectivation politique resterait partielle, autant la prise en compte de l’histoire de la classe ouvrière qui prétendrait réduire la situation de cette dernière au produit de déterminations objectives de nature économique manquerait totalement son objet [8]. C’est précisément parce que, comme l’affirme Marx dans Misère de la philosophie (ibid., pp. 79-80), la classe révolutionnaire est le plus grand pouvoir productif qu’il est nécessaire de mettre en valeur le mode d’être et l’action politiques du prolétariat qui se produit en tant que classe révolutionnaire, c’est-à-dire comme sujet d’une politique dont il constitue l’agent privilégié dans les conditions de l’économie capitaliste moderne. Marx veut dire par là que s’il n’y a pas de politique possible qui ne fasse fond à la fois sur une réalité sociale objective (le fait de l’exploitation et des conséquences sociales désastreuses que celle-ci engendre) et une instance sociale privilégiée (le prolétariat en tant que classe productrice de toute la richesse sociale), il ne saurait inversement exister de politique chargée de parler d’un point de vue universaliste au nom de cette instance sociale s’il ne se développe pas quelque chose comme un « processus de subjectivation » au travers duquel se constitue un sujet politique porteur d’un projet d’émancipation qui prenne en charge le tout de la société – l’instance sociale « prolétariat » à qui est fait un tort particulier et qui se subjective comme instance politique « chargée de chaînes radicales ». Ce sujet politique porte en germes la dissolution de toutes les classes puisqu’il subit un tort absolu, et par là se transforme en classe révolutionnaire. Autrement dit, la lutte des classes ne constituerait pas un présupposé économique et social, une réalité sociologiquement déterminée, sur laquelle devrait s’étayer la politique, qu’elle soit révolutionnaire ou réformiste, mais comme l’affirme Rancière, « elle ne fait qu’un avec son institution », et c’est cette irruption ou institution « d’une part des sans-parts » qui vient remettre en cause l’ordre consensuel par où se distribuent et se hiérarchisent les fonctions et les statuts sociaux [9]. Sans doute est-ce en ce sens qu’il faut comprendre la célèbre formule de Marx, dans sa lettre à Schweitzer du 13 février 1865, « la classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien ». Par là, Marx entendait en effet signifier que le prolétariat n’est pas une entité sociale strictement déterminée que l’on peut définir par des caractéristiques sociologiques objectives, mais n’a d’existence que dans la seule mesure où celui-ci se constitue en tant que classe révolutionnaire, sujet politique porteur d’un projet d’émancipation qui se nie lui-même en tant précisément que classe socialement déterminée. L’objectif de Marx était donc de montrer qu’il n’y a pas en soi de classe ouvrière qui serait révolutionnaire, mais que la constitution du prolétariat comme sujet révolutionnaire s’inscrit dans une dynamique proprement politique qui se cristallise dans le moment du passage de la « classe-en-soi » à la « classe-pour-soi » (Misère de la philosophie, pp. 134-135). Plus généralement, il faudrait repenser, à partir de ce que Rancière entend dans La mésentente par « subjectivation », le peuple, non en tant que réalité empirique objective s’inscrivant dans des segments bien déterminés du corps social (« le prolétariat », « les gens de peu », « la populace », « la canaille »), mais comme ce qui, au cœur du social, excède l’ordre établi par la « police », et se fait le porteur d’une exigence d’émancipation politique concernant tous les hommes (voir pp. 27-40). Parler du passage à la « classe-pour-soi » comme d’un moment politique ayant sa spécificité et sa logique propre implique d’ailleurs dans la perspective de Marx la définition de ce moment en des termes absolument démocratiques, la conscience de classe ne devant pas être inculquée du dehors au prolétariat mais devant au contraire naître et se développer en tant qu’œuvre de la classe ouvrière elle-même travaillant à s’auto-émanciper et à briser ses propres chaînes (Œuvres I, p. 469).

Les équivoques de la pensée marxienne concernant la politique

La difficulté pour Marx de penser jusqu’au bout la démocratie sur un plan spécifiquement politique, et plus généralement de concevoir la politique autrement que comme l’expression seconde d’une réalité sociale préalable, tient à une tension que Castoriadis n’avait peut-être pas repérée comme telle, mais qu’Abensour a bien mise en évidence, et à partir de laquelle peut se comprendre le flottement dans la pensée de Marx entre reconnaissance d’un moment politique autonome invitant à voir dans le démos le principe même de toute constitution politique, et donc dans la démocratie le régime révélant le sens même du politique ou sa spécificité – c’est là la signification selon Abensour du texte rédigé par Marx en 1843 Critique de la philosophie politique de Hegel – et réductionnisme sociologique tendant à faire du politique une forme idéologique relevant de la super-structure idéologique, et dont la compréhension ne peut s’opérer qu’en ramenant cette sphère à l’infra-structure économique qu’elle traduit en des termes idéalistes [10] – selon le texte-bilan de 1859 Avant-propos à la critique de l’économie politique où Marx réfléchit sur son parcours intellectuel et jette les bases de ce qui deviendra dans l’idéologie du marxisme officiel le « matérialisme historique ». Il est clair que le texte de 1859 fonde une conception de la société qui nie la spécificité et l’autonomie de la politique, et qui par là-même ravale la démocratie au rang des multiples illusions que les hommes socialisés se font sur eux-mêmes et sur la réalité de la société dans laquelle ils vivent. C’est sans doute ce flottement, voire ce glissement, qui explique pourquoi Marx a pu être tenté de passer d’une relecture critique de la politique impliquant une critique de l’État (notamment au travers de sa critique de la philosophie hégélienne du droit) et une pensée de la « vraie démocratie » à une mise en question de l’État débouchant sur une dénonciation plus large du pouvoir en tant que dimension politique redoublant l’aliénation économique. Du coup, ce n’est dès lors plus que dans les textes à strictement parler « politiques » où Marx s’emploie à rendre compte de la politique telle qu’elle se fait historiquement et sous ses yeux que celui-ci parvient à penser la politique et l’expérience de l’émancipation démocratique en des termes non réducteurs. Dans ces textes, dont on ne peut à proprement parler tirer aucune théorie définitive (d’où d’une certaine façon leur grand intérêt), Marx met en effet l’accent sur l’aspect spécifiquement politique des luttes sociales qu’on ne saurait faire dériver d’aucun soubassement économique et social se donnant comme tel, ce à quoi il omet précisément de se livrer dans des écrits plus ouvertement théoriques. C’est peut-être là le signe que Marx a tendance à tomber, lorsqu’il ne part plus de la singularité de l’expérience historique, dans le piège de la spéculation philosophique, cela même qu’il reprochait à Hegel auparavant, ce qui le conduit à vouloir instaurer une fondation première à partir de laquelle il serait possible de déduire et expliquer la totalité des phénomènes sociaux, dont évidemment la politique. D’où l’absence de référence positive dans plusieurs textes théoriques ou même militants (ce qui peut sembler paradoxal) à la politique, et donc à la démocratie (entendue en un sens politique fort et non simplement en tant qu’auto-gestion ouvrière de l’économie) comme moments positifs et décisifs dans le processus d’émancipation humaine : ainsi, tout le travail de réflexion politique critique entrepris par Marx serait, d’après Rubel, l’un des plus fins connaisseurs de son œuvre, intégralement orientée dans la perspective « d’une société libérée de toute autorité politique » (Marx critique du marxisme, Petite bibliothèque Payot, 2000, p. 84), la classe ouvrière ne devant prendre le risque de l’aliénation dans le parlementarisme bourgeois, ou la délégation de ses intérêts à une organisation révolutionnaire, qu’aux seules fins « de rendre la politique superflue » (p. 100). D’où le caractère ambigu chez Marx d’une conception qui fait de la politique un moyen d’action, dans le but paradoxal et pour ainsi dire contradictoire d’une abolition ultime de tout pouvoir politique organisé. Rubel donne ainsi de la démocratie telle que la concevait Marx la définition suivante : celle-ci présente les traits d’une association libre d’individus non aliénée par des médiations politiques et économiques (voir p. 254). Il faudrait donc concevoir avec Marx la possibilité d’une démocratie conçue comme auto-organisation et qui ne se fonderait pas sur l’existence d’un pouvoir politique. Quoi qu’on puisse penser de la pertinence d’une telle définition, il n’est en tout cas pas évident qu’on puisse reprocher à Rubel de lire Marx à contre-sens, car l’assimilation du pouvoir politique à l’État conçu comme un instrument coercitif au service des classes dominantes se retrouve à plusieurs reprises dans l’œuvre de Marx : ainsi, pour ne prendre que ces deux exemples, dans Misère de la philosophie, la suppression du pouvoir politique est clairement posée comme l’horizon du mouvement révolutionnaire (voir p. 136), tandis qu’un texte davantage militant, le Manifeste communiste, voit dans la fin des antagonismes de classes le moment où l’État disparaît et avec lui le caractère politique du pouvoir (voir pp. 182-183). La transformation des fonctions gouvernementales en simples fonctions administratives constituerait de la sorte, en tout cas dans ces deux textes de Marx, un des buts fondamentaux du mouvement ouvrier, cette idée culminant avec Engels dans l’Anti-Dürhing [11]. Or, à identifier le projet d’abolition des classes sociales avec l’élimination du pouvoir politique, n’est-on pas en définitive conduit à manquer ce qui fait, selon Miguel Abensour, le propre de l’homme ? (voir pp. 98-99). Loin de se réduire au pouvoir étatique, qui n’en est qu’une forme historique contingente, l’institution politique constitue l’une des dimensions constitutives de l’être-social de l’homme ; sa mise à l’écart à certains moments du parcours de Marx, ou dans les conceptions conseillistes et anarchistes qui se réclament de Marx, sous couvert de ne pas perdre de vue l’importance du fait économique, ne signifierait-elle pas en réalité le renoncement à la prise en charge globale de la société et à l’exercice de la liberté effective dans le cadre d’une démocratie véritable ? Le conseillisme et l’anarchisme ne feraient ainsi qu’accentuer une tendance présente chez Marx (le réductionnisme économique et sociologique), certes contrebalancée par une tendance inverse précisément mise en valeur par Miguel Abensour (la reconnaissance de la spécificité de la politique irréductible au social), mais qui aurait cependant débouché à plusieurs endroits de son œuvre et à plusieurs moments de son parcours, sur la restriction du champ de ses préoccupations, par la focalisation sur les questions relatives à l’économie, et l’aurait conduit à affirmer que la solution de tous les problèmes découle de la transformation radicale des rapports de production.

Marx et la « vraie démocratie »

Mais on aurait tort, affirme Abensour, d’en conclure qu’après 1859 – moment où selon l’interprétation orthodoxe Marx aurait jeté les bases de la science matérialiste – l’œuvre de Marx ne sera plus dès lors travaillée par cette pensée du politique et de la « vraie démocratie », puisque aussi bien dans le cadre de son travail de journaliste que dans son activité militante au sein de la première Internationale et dans ses prises de position favorables à la Commune de Paris ou relatives au programme du Parti ouvrier allemand en 1875, celui-ci revient longuement sur la question relative à la politique et au statut qu’il convient d’accorder à l’État (structure oppressive propre à la société bourgeoise ou organisme nécessaire qu’il convient de subordonner à la société ?) Cette tension n’est d’ailleurs pas propre au Marx « seconde période » puisqu’elle traverse déjà l’œuvre de « jeunesse » de Marx, tiraillée comme le remarque Miguel Abensour entre une reconnaissance de l’autonomie, voire de la primauté, de la politique, et une « monadologie » productiviste, où l’asservissement du prolétaire à son travail devient le modèle à suivre pour rendre compte de l’asservissement et de l’aliénation propres à la vie politique (pp. 133-135). Pour ne prendre que les textes de Marx relatives à la Commune de Paris, on comprend aisément, à leur lecture, ce que veut signifier Miguel Abensour lorsque celui-ci affirme que l’œuvre de Marx aura été toujours traversée par le désir de penser la « vraie démocratie » (que l’on ne doit d’ailleurs nullement confondre avec la tentative opérée par l’anti-démocrate Badiou pour penser la politique « en vérité »). Il est en effet révélateur que Marx ait autant insisté, dans grand nombre de ses textes, sur la critique de l’État, non pas seulement comme contenu, mais surtout en tant que forme où viennent se cristalliser les antagonismes sociaux résultant de l’accaparement par la classe dominante du pouvoir politique et économique. Que ce soit dans les textes philosophiques de « jeunesse » (Critique de la philosophie du droit de Hegel, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel) ou dans ses écrits plus circonstanciés de la « maturité » (Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, et surtout La Guerre civile en France), Marx mettra toujours l’accent sur la dénonciation de l’État comme corps séparé de la société réelle : ainsi, dans Le 18 Brumaire…, le pouvoir étatique est-il décrit par Marx comme un « effroyable corps de parasite qui enserre […] le corps de la société française » (Œuvres IV, « Pléiade », pp. 530-531), le texte sur la Commune de Paris La Guerre civile en France présentant là encore l’État comme un « parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement » (Éditions sociales, 1968, p. 66). La lecture de Miguel Abensour reste de ce point de vue très fidèle à la dimension antiétatique de l’œuvre de Marx, qui ne peut d’ailleurs se comprendre qu’en relation avec le projet marxien de penser la « vraie démocratie » : l’interprétation proposée par Miguel Abensour consiste en effet à montrer, qu’à égale distance des positions jacobines, cherchant à faire de l’État l’instrument de l’émancipation du peuple, et de la tradition saint-simonienne, reprise par Engels, où l’État est conçu comme voué à disparaître dans la pure administration des choses, Marx développe une pensée de la « vraie démocratie », que l’on doit penser comme l’avènement d’une forme politique mobilisant le désir de liberté en se constituant contre l’État dans un mouvement d’insurrection permanente (p. 139). Car lorsqu’il s’agit d’insister sur la nouveauté irréductible de l’événement communard, Marx prend en effet le soin de porter l’accent sur le caractère véritablement démocratique d’un tel événement. Ce qui fait l’exemplarité d’après Marx de la Commune de Paris ne viendrait pas tant des mesures prises sur le plan social et économique que du fait que telles mesures, pour modérées qu’elles aient été, « ne pouvaient, comme l’affirme Marx dans La Guerre civile en France, qu’impliquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple » (p. 72). Et cette insistance sur le caractère authentiquement démocratique de la Commune de Paris va de pair chez Marx avec l’insistance sur la forme anti-étatique prise par le mouvement d’insurrection démocratique, puisque c’est selon la lecture de Miguel Abensour en s’opposant à l’État que la constitution démocratique « communale » accède à sa pleine et entière existence (p. 140).

Que la critique de la politique soit dans son œuvre articulée à une critique de l’économie politique n’implique pas chez Marx une incapacité à penser l’irréductibilité de la politique, et par là même la spécificité de la démocratie que l’on ne saurait réduire à une forme parmi d’autres de la domination étatique, et pouvant donc prendre éventuellement la figure de la « dictature du prolétariat », mais que l’on doit plutôt percevoir comme le régime où vient se cristalliser le désir universel de se battre contre la servitude, et donc contre l’État en tant qu’organisme au service de la domination. Cette figure de la « vraie démocratie », opposée à la forme-État, anticipe en quelque sorte ce que Castoriadis, pourtant un critique radical de Marx et du marxisme, cherche à signifier lorsqu’il oppose la politique, en tant qu’activité de mise en question de l’institution selon les visées de sa transformation, et le politique, comme dimension du pouvoir institué qui existe dans chaque société [12]. C’est cette confusion que l’on peut d’ailleurs pointer du doigt dans le discours contemporain, puisque ce que défendent les « néo-conservateurs » et attaquent les « néo-staliniens » aussi bien, ce n’est pas la « vraie démocratie » dont parle Marx, et pour laquelle les deux camps ne manifestent de toute façon que le plus profond mépris, mais précisément cette forme prise par le politique dans le cadre de la modernité, qu’on l’appelle « République » ou « État de droit » pour la défendre, ou « démocratie bourgeoise » pour en dénoncer l’imposture. La « vraie démocratie » dont parle Marx doit donc s’entendre non pas spécifiquement en tant que régime, institution ou même forme sociale, mais comme cet agir qui ne cesse de travailler et vient contester, au nom d’un désir de liberté présent en chaque homme et comme indéracinable, l’ordre de la domination instituée. Quels que soient les termes employés – démocratie « communale » (Marx), « sauvage » (Lefort), « insurrectionnelle » ou « insurgeante » (Abensour), « instituante » (Castoriadis), « plébéienne » (Breaugh), comme l’on voudra – il s’agit toujours de désigner, non un régime politique parfait, mais ce que peuvent créer des hommes lorsqu’ils sont rassemblés et travaillés par le même désir de liberté et d’égalité. « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! » [13]

** Fin du texte de Poirier.

** Commentaires HD

ce texte rappelle une idée essentielle chez Marx : le politique est indissociable de l’économique et il existe un rapport dialectique d’interaction entre les deux il a le mérite de vouloir dépasser une vision réductionniste des droits de l’homme d’un certain « marxisme orthodoxe ». Il rappelle à juste raison que les droits de l’homme ne sont pas simplement une construction de l’idéologie bourgeoise mais sont aussi le résultat de luttes sociales parfois meurtrières. Néanmoins ce texte présent une lacune importante concernant l’analyse des droits de l’homme et du citoyen par Marx.

Ce que critique fondamentalement Marx c’est le caractère individualiste de ces droits où les individus , membres de la société civile, sont conçus comme des « monades isolées », des êtres égoïstes « repliés sur eux-mêmes » ne faisant pas encore solidairement avec la société.

Ce n’est donc pas seulement le caractère formel ou superstructurel des droits de l’homme qui est remis en cause mais la conception philosophique profonde de l’individu et de l’homme.

Avant d’aborder plus en détail cet aspect philosophique, rappelons un texte de Marx qui illustre notre propos.

**

Critique des droits de l’homme par Karl Marx.

Critique par Karl Marx du droit naturel de la Révolution Française

Source Internet : le chiffon rouge de Morlaix site du Parti Communiste Français du pays de Morlaix (Côtes-d’Armor. Bretagne).

http://www.le-chiffon-rouge-morlaix....

Source du texte de Marx : A propos de la question juive, 1844 - (Karl Marx. 1818-1883)

"On distingue les droits de l’homme comme tels des droits du citoyen. Quel est cet homme distinct du citoyen ? Nul autre que le membre de la société civile. Pourquoi le membre de la société civile est-il nommé "homme", homme tout court ; pourquoi ses droits sont-ils dits droits de l’homme ? Comment expliquons-nous ce fait ? Par la relation entre l’État politique et la société civile, par la nature de l’émancipation politique.

Avant tout, nous constatons que ce qu’on appelle les "droits de l’homme", les droits de l’homme distingués des droits du citoyen, ne sont autres que les droits du membre de la société civile, c’est à dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. Laissons parler la constitution la plus radicale, la constitution de 1793 :

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Art 2. "Ces droits, etc. (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété".

En quoi consiste la liberté ?

Art. 6. "La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui", ou, d’après la Déclaration des droits de l’homme de 1791 : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".

Ainsi, la liberté est le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d’une clôture. Il s’agit de la liberté de l’homme comme monade isolée et repliée sur elle-même. (...) Le droit humain de la liberté n’est pas fondé sur l’union de l’homme avec l’homme, mais au contraire sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de cette séparation, le droit de l’individu borné, enfermé en lui-même.

L’application pratique du droit de l’homme à la liberté, c’est le droit de l’homme à la propriété privée.

En quoi consiste le droit de l’homme à la propriété privée ?

Art. 16 (Constitution de 1793) : " Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. "

Par conséquent, le droit de l’homme à la propriété privée, c’est le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier d’autrui, indépendamment de la société : c’est le droit de l’intérêt personnel. Cette liberté individuelle, tout comme sa mise en pratique constituent la base de la société civile. Elle laisse chaque homme trouver dans autrui non la réalisation mais plutôt la limite de sa propre liberté. Mais ce qu’elle proclame avant tout, c’est le droit pour l’homme, de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.

Restent les autres droits de l’homme, l’égalité et la sûreté.

L’égalité, dépourvue ici de signification politique, n’est rien d’autre que l’égalité de la liberté définie plus haut, à savoir : chaque homme est considéré au même titre comme une monade repliée sur elle-même. La Constitution de 1795 définit la notion de cette égalité conformément à sa signification :

Art.3 (Constitution de 1795) : "L’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse."

Et la sûreté ?

Art.8 (Constitution de 1793) : "La sûreté consiste dans la protection accordée à la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés".

La sûreté est la plus haute notion sociale de la société civile, la notion de police d’après laquelle la société toute entière n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits, de ses propriétés. (...) Par la notion de sûreté, la société civile ne s’élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté, c’est plutôt l’assurance de son égoïsme.

Ainsi, aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au-delà de l’homme égoïste, au-delà de l’homme comme membre de société civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l’individu séparé de la communauté. Bien loin que l’homme ait été considéré, dans ces droits-là, comme un être générique, c’est au contraire la vie générique elle-même, la société, qui apparaît comme un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leur propriété et de leur personne égoïste.

Il est déjà mystérieux qu’un peuple, qui commence à peine à s’affranchir, à renverser toutes les barrières séparant les divers membres du peuple, à fonder une communauté politique, que ce peuple proclame solennellement les droits de l’homme égoïste, séparé de son prochain et de la communauté (Déclaration de 1791), et renouvelle même cette proclamation à un moment où l’on réclame impérieusement le dévouement héroïque, seul capable de sauver la nation, au moment où le sacrifice de tous les intérêts de la société civile est mis à l’ordre du jour, et où l’égoïsme doit être puni comme un crime (Déclaration des droits de l’homme, etc, de 1793). Ce fait devient encore plus mystérieux quand nous voyons que les émancipateurs politiques réduisent la citoyenneté, la communauté politique, à un simple moyen, pour conserver ces prétendus droits de l’homme, que le citoyen est donc déclaré serviteur de l’homme égoïste, que la sphère où l’homme se comporte en être communautaire est rabaissée à un rang inférieur à la sphère où il se comporte en être fragmentaire, et qu’enfin ce n’est pas l’homme comme citoyen, mais l’homme comme bourgeois, qui est pris pour l’homme proprement dit, pour l’homme vrai".

Karl Marx, Philosophie, "A propos de la question juive"(1844) - Folio Gallimard (p. 71-74)

*

Fin du texte de Karl Marx.

**

Suite du commentaire HD

Ce que critique Marx c’est la conception abstraite et atomistique de l’homme. Dans sa célèbre 6ème thèse sur Feuherbach , Marx affirme que : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à un individu singulier (ou isolé) mais dans sa réalité effective elle est l’ensemble des rapports sociaux. » Pour un commentaire philosophique de cette thèse de Marx, on peut utiliser le lien suivant :

https://major-prepa.com/culture-gen...’essence%20religieuse,l’ensemble%20des%20rapports%20sociaux

Ce que ne dit pas ce commentaire, par ailleurs intéressant, c’est que l’on a ici une application de la dialectique matérialiste marxiste entre le particulier et le général, entre l’abstrait et le concret. Ce que reproche Marx à cette déclaration des droits de l’Homme, c’est que cette notion qui se prétend dans cette déclaration générique, en réalité, ne l’est pas comme il est expliqué dans le commentaire de Marx.

Pour aller plus loin sur cette question, on peut lire de Lucien Sève : le marxisme et l’individu. Dans son œuvre magistrale : les sources du moi, construction de l’identité moderne, Charles Taylor rejoint complètement la thèse de Marx en montrant que la notion de moi impliquant la notion d’intériorité, authenticité, identité individuelle est une construction historique impliquant un ensemble de rapports sociaux. Il explique comment la notion d’individualisme se construit progressivement depuis l’Antiquité en passant par le christianisme, l’humanisme, les philosophes du siècle des lumières, le romantisme,… l’individualisme libéral ou bourgeois doit être étudié avec les outils du matérialisme historique pour mettre en lumière ces spécificités.

* Dans une optique marxiste contemporaine, la notion de démocratie et de « Droits de l’homme et du citoyen » ne doive pas seulement être pensé comme élément de la « superstructure » mais comme élément de la « métastructure » selon la notion introduite par Jacques Bidet.

Le philosophe marxien Jacques Bidet développe la notion de métastructure principalement dans son livre Théorie générale (1999), où il propose une lecture renouvelée du marxisme en intégrant des éléments de la philosophie politique moderne. La métastructure, selon Bidet, se réfère à l’ensemble des institutions et des pratiques qui régulent et organisent la structure économique d’une société. Elle englobe des domaines comme le droit, l’État, l’idéologie, et la culture, qui jouent un rôle central dans la reproduction et la transformation des rapports de production.

Dans sa théorie, Bidet distingue deux niveaux dans l’analyse sociale :

La structure : qui correspond aux relations de production, c’est-à-dire aux rapports économiques qui définissent une société donnée (comme les rapports entre le capital et le travail dans le capitalisme).

La métastructure : qui englobe les mécanismes régulateurs qui surplombent et organisent la structure économique. La métastructure intervient pour stabiliser et légitimer les rapports de production, tout en étant elle-même un champ de conflit et de transformation potentielle.

Bidet considère que la métastructure est aussi importante que la structure économique dans l’analyse des sociétés modernes, car elle conditionne en grande partie les dynamiques sociales et politiques. En somme, la métastructure chez Jacques Bidet est un concept clé qui permet de comprendre comment les sociétés se régulent et se transforment au-delà des seules logiques économiques.

Il est clair que la notion de « droits de l’homme » et de « démocratie libérale » sont des idéologies et des institutions régulant et légitimant le mode de production capitaliste contemporain.

Elles sont enjeux de conflits politiques et sociaux quasi permanents.

**

Hervé Debonrivage

0


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message