Compétitivité et attractivité : les faux-semblants de l’Elysée

mercredi 14 août 2024.
 

En invitant des patrons de multinationales à Versailles, le chef d’État a mis en scène l’attractivité de la France, qu’il associe, à tort, à la compétitivité économique. Si cette dernière reste en berne, ce n’est pas à cause de salaires trop généreux, mais des stratégies d’investissement douteuses des entrepreneurs français.

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La mise en scène de la rencontre de Versailles entre le président de la République et 140 dirigeants de multinationales en route pour Davos a été l’occasion de polir encore le récit officiel de l’exécutif. Par la grâce du charme du nouveau président et par sa volonté réformatrice, “l’attractivité de la France” serait ainsi de retour et donnerait aux investisseurs le goût – qu’ils avaient perdu – de réinvestir dans l’Hexagone. Mais ce récit est contesté. Certains jugent en effet que ce regain d’attractivité s’explique plutôt par l’action du précédent gouvernement. Ce mardi 23 janvier, Libération titre ainsi : « Investissements étrangers : Merci Hollande ! »

In fine, ces deux visions se rejoignent en une seule : la France serait devenue moins attractive pour les investisseurs étrangers du fait de son manque de compétitivité, lequel s’explique principalement par la fiscalité et les salaires. Aussi, lorsqu’un gouvernement décide de “réformer”, autrement dit de baisser les impôts sur le capital et de faire pression, par l’allègement du droit du travail, sur les salaires, la compétitivité et l’attractivité progressent. Cette position est largement défendue par les bureaux d’études comme EY, qui lient régulièrement attractivité et compétitivité. La seule question qui vaudrait alors est de savoir qui a amélioré la compétitivité. D’où l’actuel débat.

Mais si tous faisaient fausse route ? Première erreur : sur l’attractivité. En réalité, la France demeure un pays très attractif pour les investissements étrangers. Les flux entrants d’investissements directs étrangers sont toujours très importants dans l’Hexagone, selon l’OCDE, et supérieurs à ceux de l’Allemagne, par exemple. De l’aveu même du cabinet EY, la France était, en 2016, la première destination des projets industriels étrangers, là encore loin devant l’Allemagne.

C’est que l’attractivité est en réalité une notion fort différente de la compétitivité. On n’investit pas toujours pour exporter. D’ailleurs, le Royaume-Uni, champion européen de l’attractivité, n’est pas un exportateur de référence, parce qu’on y investit en portefeuille boursier ou dans l’immobilier. À l’inverse, l’Allemagne, le champion de l’exportation, attire moins les investisseurs étrangers…

Par ailleurs, le choix d’un investissement ne dépend pas que du coût du travail ou de la fiscalité. La position géographique, les infrastructures, la qualité et la productivité de la main-d’œuvre, la demande intérieure sont aussi des déterminants cruciaux. De ce point de vue, la France dispose d’atouts majeurs, qui sont traduits par ces flux d’investissements étrangers toujours élevés.

Cette question de l’attractivité est avant tout un argument de communication, bien davantage qu’un élément clé macroéconomique. Il s’agit de prouver que la France est plus ou moins aimée par le reste du monde, ce qui est une vision fort limitée de l’appréciation d’un pays. Dans les faits, plus ou moins d’attractivité change peu de chose. Deux chiffres pour l’illustrer : le gouvernement a fêté bruyamment les 2 200 emplois qui devraient être créés sur cinq ans par les investisseurs invités à Versailles. Le lendemain, Carrefour annonçait la suppression de 2 400 emplois en trois ans… Bref, la question de l’amélioration de l’attractivité a tout d’un leurre communicationnel.

Il en va différemment de la question de la compétitivité. Son rétablissement est, non sans raison, une des priorités de l’exécutif. Une étude, publiée la semaine dernière par l’institut COE-Rexecode, proche du patronat, soulignait l’ampleur de ce problème. La France a vu sa part dans les exportations de la zone euro se réduire de 24 % depuis 2000. Le rapport estime que si la France avait conservé sa part de marché à l’exportation au niveau de 2000, elle aurait engrangé en cumulé 1 700 milliards d’euros sur 2017.

On peut, chaque trimestre, percevoir le poids négatif du commerce extérieur sur la croissance. Au troisième trimestre, les échanges externes ont ainsi ôté l’équivalent de la demande intérieure, soit 0,6 point de PIB, à la croissance qui, au bout du compte, n’a reposé que sur la formation des stocks…

Il y a là une vraie question, fort préoccupante pour l’économie hexagonale. Mais là aussi – et c’est leur deuxième erreur commune –, la narration du gouvernement, d’une partie de son opposition et de nombreux observateurs semble peu pertinente. Selon eux, la France a perdu des parts de marché à l’exportation, ce serait donc la faute conjuguée des deux “charges” de l’économie dans la pensée néolibérale : le salarié et l’État. Le salarié, trop gourmand, se serait allié à l’État dépensier pour ruiner la capacité d’exportation de nos vaillantes entreprises. Ce point de vue est résumé dans un article récent du Monde de cette façon : « La France souffre de coûts de production lourds, et pratique donc des prix élevés, trop élevés par rapport à la qualité proposée. »

Dès lors, la logique imposerait d’alléger les coûts de production. François Hollande, dans la deuxième partie de son quinquennat, avait adopté ce point de vue qui l’a conduit à lancer le CICE, le pacte de responsabilité et les réformes Rebsamen et El Khomri du droit du travail. Le gouvernement d’Édouard Philippe ne fait qu’approfondir cette politique. La logique est la même : on améliore la compétitivité par la baisse de la fiscalité et la pression sur les salaires. C’est l’application de la fameuse “dévaluation interne”, mise en œuvre pendant la crise dans plusieurs pays européens.

La question est cependant plus ardue. La compétitivité est une notion très complexe. La considérer sous le seul angle des coûts ne traduit qu’une partie de la réalité. Le choix d’un produit repose sur de nombreux autres critères : sa réputation, sa qualité, sa réponse aux besoins de l’acheteur, son innovation, ce que l’on appelle la « compétitivité hors coût ». Surtout, la compétitivité est toujours une question relative. Elle s’apprécie en rapport avec les concurrents et les politiques qu’ils mènent.

L’oubli du récit officiel : les choix faits par les entreprises

Une des meilleures mesures de la compétitivité-coût est sans doute le coût salarial unitaire (CSU), qui rend compte de l’évolution du coût du travail, corrigée de celle de la productivité réelle. Si un salarié est plus productif, l’augmentation de son salaire ne conduit pas forcément à une dégradation de la compétitivité. Selon les données récoltées par COE-Rexecode, entre 2000 et 2017, ces coûts salariaux unitaires ont progressé de 29 % en France. C’est certes plus que ceux de l’Allemagne (+ 18,9 %), mais c’est moins que ceux de l’Espagne (+ 34,8 %) et de l’Italie (+ 47,3 %). Cette progression française se situe dans la moyenne de la zone euro (où elle a été de 30 %), même si elle a été légèrement supérieure à cette moyenne jusqu’en 2015.

Le seul coût ne saurait expliquer l’effondrement de la part de marché de la France. La France a un comportement moyen sur l’évolution des coûts salariaux. Il ne peut y avoir là de « dérapage » en raison de cotisations et de salaires trop élevés. Comment, si l’on ne raisonne qu’ainsi, expliquer que la France subisse une dégradation de sa part dans les exportations un peu supérieure à celle de l’Italie (– 24 % contre – 22 %), alors que les coûts italiens ont progressé de 1,7 fois plus vite que ceux de la France ? On remarquera que la différence entre les coûts salariaux unitaires français et allemands est plus faible (1,5 fois plus rapide), alors que l’Allemagne a augmenté sa part dans les exportations globales de la zone euro de 10 %. Bref, l’explication de l’État prédateur et du salarié gourmand trouve là sa limite.

Certes, les marges des entreprises françaises non financières demeurent faibles en comparaison avec leurs concurrents de la zone euro (31,9 %, contre 41 % dans la zone euro). Et COE-Rexecode ne se prive pas d’en faire un élément décisif de la perte de compétitivité française. Mais cette différence est ancienne et chronique. Elle existait déjà au début du millénaire. Surtout, ce décalage est dû, comme le rappelle l’Insee dans sa dernière note de conjoncture, aux sociétés des services marchands, moins exposés aux marchés extérieurs. L’industrie, elle, atteint des niveaux de marge jamais vus, dépassant les 40 %. Selon ce critère, l’Italie devrait d’ailleurs avoir maintenu, voire augmenté, sa compétitivité puisque ses marges industrielles sont largement supérieures à celles de l’Allemagne et encore plus de la France. Or on a vu que ce n’était pas le cas.

L’argument de la compétitivité-coût et de l’avidité des salariés et de l’État ne semble donc pas tenir. Sans doute y a-t-il un effet négatif lié aux coûts, mais il faut noter qu’il est général à la zone euro et s’explique par la très forte modération salariale allemande entamée à la fin des années 1990, qui s’est poursuivie jusque dans les années 2010 (le salaire réel allemand a encore reculé en 2013). Ce phénomène sur un outil industriel déjà apprécié des fournisseurs a eu un effet ravageur sur les concurrents de l’Allemagne.

On peut certes regretter que tous les États de la zone euro n’aient pas suivi, à l’époque, l’exemple allemand... Mais rappelons que l’Allemagne a compressé pendant des années sa demande intérieure et n’a pu réaliser ses performances que parce qu’il y avait une demande pour ses produits dans les pays émergents, mais aussi en zone euro. Une compression générale de la demande en zone euro n’aurait guère été possible…

Mais les faits restent têtus : la France n’a pas « dérapé » sur les coûts unitaires salariaux et a pourtant vu sa compétitivité se dégrader. Pire : depuis 2014, elle a amélioré notablement sa compétitivité-coût, sans voir sa position de concurrence s’améliorer. C’est même la conclusion de l’étude de COE-Rexecode. Les dizaines de milliards d’euros consacrés aux marges via les baisses de cotisations diverses et le CICE, mais aussi la relative modération salariale du pays depuis quelques années, ont permis de réduire le coût salarial unitaire mais nullement d’améliorer la compétitivité. Il faut donc chercher une réponse ailleurs, dans la compétitivité « hors coût » principalement.

Cet aspect est toujours le plus difficile à comprendre parce qu’il inclut des éléments psychologiques pas toujours rationnels. La deutsche Qualität est fortement ancrée dans les mentalités et résiste même aux divers scandales qui ont touché l’industrie allemande, comme le Dieselgate de Volkswagen. L’étude de COE-Rexecode propose une enquête auprès de « l’acheteur moyen européen », qui reflète en grande partie cette réalité. On peut remarquer qu’il existe un déficit de rapport qualité-prix important pour les produits français face à leurs concurrents allemands, italiens, et même espagnols.

Si la qualité globale semble s’être maintenue, le « contenu en innovation technologique » ainsi que les « services associés » se sont dégradés. Ceci reflète clairement la faiblesse de l’investissement français dans l’innovation. Comme le souligne régulièrement l’économiste de Natixis Patrick Artus, la France est le pays où le stock de robots rapporté à l’emploi manufacturier est le plus faible. Si globalement, en France, l’investissement est resté élevé, il est manifestement de piètre qualité (la part de l’investissement en bâtiment est considérable) et ne permet pas d’améliorer les positions des produits français sur les marchés internationaux.

Or de ce point de vue, la faute ne saurait en revenir à l’État. Qui décide d’investir dans des robots ? Qui décide d’offrir des services associés ? Qui détermine les stratégies produit des entreprises ? Certainement pas l’État et encore moins les salariés et leurs représentants qui en France, rappelons-le (à la différence de l’Allemagne, par exemple), n’ont pas leur mot à dire sur la stratégie des entreprises. Il convient même de rappeler que l’État soutient l’innovation par le crédit d’impôt recherche (CIR) dont les entreprises, notamment étrangères, sont friandes, mais qui n’est guère utilisé pour améliorer les produits français… Du reste, la capacité financière d’investissement dans l’innovation des entreprises françaises ne saurait être contestée. Outre le redressement des marges, on notera que, depuis 2012, l’accès au crédit a été très élevé, grâce à la BCE, et que l’épargne des entreprises bat record sur record.

Il faut donc bien se résoudre à poser une question toujours éludée dès lors qu’on évoque le problème de la compétitivité, celle de la responsabilité des stratégies d’entreprise et donc des dirigeants. Cette dernière, quoique absente de la “narration” dominante, comme le dirait le prix de la banque de Suède en économie – l’équivalent du prix Nobel – Robert Schiller, est sans doute considérable. L’entrepreneur français investit mal, fait des choix contestables et peine à vendre ses produits à l’international. Lui aussi est une part importante de l’inadaptation de la France à la mondialisation. Et comme nul ne remet en question ses choix et que sa position est même parfois “héroïsée” par les observateurs, très logiquement, cette situation perdure.

Quelles mesures de redressement ?

Cette situation a conduit à une réduction de la base productive du pays, qui est aujourd’hui l’élément le plus préoccupant. Si le phénomène de désindustrialisation a été contesté, la France connaît, par rapport à ses voisins, un décalage indéniable dans la production de biens manufacturés. C’est là un des principaux facteurs de la perte de compétitivité. Elle s’est fortement spécialisée dans quelques secteurs comme le transport, où elle excelle, mais qui ne lui permet pas de compenser ses besoins de produits importés. Dans les autres secteurs, les entreprises françaises n’ont pas su conserver leurs positions ni sauvegarder leurs avantages compétitifs par des investissements innovants.

Pour l’instant, les dirigeants français en restent à cette narration centrée sur les seuls coûts, qui les épargne. Et les gouvernements suivent en baissant les cotisations, surtout sur les bas salaires, et en flexibilisant le marché du travail. C’est une démarche périlleuse. Le pari est que, attirés par la baisse des coûts salariaux uniques, les investisseurs, notamment étrangers (et l’on retrouve ici la logique de “l’attractivité”), viendront ouvrir des usines en France.

Mais il n’y a là aucune garantie car la France est encore éloignée de ses concurrents de gammes moins élevées, comme l’Espagne. On estime qu’il faudrait une perte de 15 % du niveau de vie des salariés pour devenir compétitif face à ces pays, dans l’hypothèse où l’on parviendrait à construire une capacité productive adaptée et où les pays à bas coûts ne réagiraient pas…

L’exemple de l’Espagne devrait faire réfléchir nos dirigeants. Malgré sa forte croissance et un niveau de coûts déjà inférieur à celui de la France, le coût social et économique est élevé. Comme le soulignait le site espagnol Público, lundi 22 janvier, le pouvoir d’achat des salariés espagnols a reculé de 7 % en dix ans et le chômage reste le double de celui de 2007. Par ailleurs, malgré cette forte dévaluation interne, le déficit commercial persiste, même s’il s’est réduit : l’Espagne exporte des produits à faible valeur et importe des produits chers… Autrement dit, on est loin de la solution miracle.

Cette dernière, d’ailleurs, n’existe sans doute pas. Rétablir la compétitivité française prendra du temps. Elle passera par une politique plus coopérative de l’Allemagne, notamment par une plus forte stimulation de la demande intérieure par le biais de hausses plus fortes des salaires. Mais rien ne se fera sans mettre fin à la narration de l’irresponsabilité supposée des entreprises dans ce phénomène, accompagnée d’une politique fiscale et d’investissement publique et privée adaptée, favorisant la montée en gamme, la formation en interne et les vrais investissements d’innovation. L’entrée des salariés aux conseils d’administration peut également jouer en faveur de la correction de certains choix.

Une telle stratégie, à la différence de celle menée aujourd’hui, a le mérite de préserver la demande intérieure sans peser sur le niveau de vie des plus fragiles. Elle est aussi sans doute plus réaliste, puisqu’elle cherche à favoriser une production adaptée à ce niveau de vie, plutôt que d’entrer dans une course à l’échalote des coûts néfaste et stérile. Mais celui qui accueille sous les ors de Versailles les plus grands patrons de ce monde pour 550 emplois par an, quand les accords de départs collectifs commencent à détruire de plus en plus d’emplois, semble peu à même de réaliser cette révolution copernicienne de la compétitivité.

Romaric Godin, janvier 2018


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