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Comme beaucoup de personnes juives, vous détestez et craignez la France Insoumise. Il entre dans cette haine beaucoup de calomnies que d’autres ont déjà réfutées. De la place qui est la mienne, je reviens cependant sur un malaise que j’ai souvent partagé.
Chers amis,
Depuis des mois, l’antisémitisme est l’arme fatale utilisée pour disqualifier le Front Populaire et particulièrement sa première force, la France Insoumise. La campagne médiatique soutenue produit des effets puisqu’apparemment près de neuf personnes juives sur dix détestent la France Insoumise et la craignent. De nombreuses réponses ont été faites, notamment dans un excellent texte publié par Ludivine Bantigny, à la rédaction duquel je n’ai pas participé mais dont je la remercie d’avoir bien voulu que je sois signataire. Cependant ce texte, je le sais de première main, n’apaise pas tous les esprits. De la place qui est la mienne, je reviens sur un malaise que j’ai souvent partagé.
Le cœur du problème est évidemment Israël. Pourtant si l’on pose le problème en ses termes concrets, beaucoup d’entre vous peuvent se retrouver sur la position de la France Insoumise. Il se produit en ce moment même, à Gaza et en Cisjordanie, des crimes abominables contre lesquels il est légitime de lutter. Qui se refuse à appeler au cessez-le-feu, qui refuse les mesures nécessaires pour y contraindre le gouvernement israélien, ne peut se réconcilier avec la France Insoumise. Considérer que ces exigences seraient antisémites, ce serait considérer que toute lutte contre les crimes de l’Etat israéliens serait antisémite : sur cette base, aucune entente ne serait possible. En revanche, ceux qui soutiennent la solution à deux Etats défendue par la France Insoumise et qui admettent que cette solution, violemment rejetée par le gouvernement de Benjamin Netanyahou, ne peut être implémentée qu’en engageant avec lui un rapport de force, n’ont pas de désaccord politique avec la France Insoumise. Le malaise vient d’ailleurs.
Depuis des mois, ce qui vous est insupportable, c’est que le mot « sioniste » soit devenu une insulte. Qualifier quelqu’un de sioniste, c’est dire de lui qu’il est raciste, colonialiste et complice de crimes de guerre. Raphaël Glucksmann a beau dire qu’il veut un cessez-le-feu à Gaza et condamner Netanyahou sur tous les tons, il est honni. L’injonction qui vous est faite est sans nuance : qui n’avouerait pas qu’Israël est haïssable et l’a toujours été est un ennemi. Remarquez que les chefs de file de la France Insoumise – Jean-Luc Mélenchon, Manuel Bompard – ne font pas cet usage infamant du mot « sioniste », mais d’autres le disent, et ils laissent dire.
La rupture s’est faite brutalement, d’un seul coup, le 7 octobre : la conviction s’est imposée que la France Insoumise n’aimait pas les Juifs parce qu’elle avait manqué d’empathie. Les porte-paroles de la France Insoumise ont beau nier, rien n’y fait. Pour nombre d’entre vous, il ne suffisait pas de « déplorer toutes les morts de civils », il fallait pleurer la mort de Juifs, tués dans l’Etat-refuge des Juifs. Dire, comme c’est l’évidence, que toutes les vies se valent, c’était ne pas compatir à la douleur particulière ressentie par ceux qui découvraient que leur refuge n’en était pas un – c’était refuser de dire « Jewish lives matter » pour dire « all lives matter ». Au lieu de cette empathie attendue, vous avez entendu qu’Israël, Etat-refuge, était un Etat d’apartheid fondé par un colonialisme de peuplement, qui soumet le peuple Palestinien à une Nakba continuée depuis 76 ans !
Moi aussi, vous le savez, je pense qu’Israël est, dans les faits, un Etat d’apartheid fondé par un colonialisme de peuplement qui soumet le peuple Palestinien à une Nakba continuée depuis 76 ans. Mais je sais aussi ce que représente Israël, de quelle aspiration il est né, et je suis en sympathie profonde avec cette aspiration. Je crois que cette sympathie est ce qui nous permet de discuter. La France Insoumise en a cruellement manqué, raison pour laquelle vous ne pouvez pas voir en elle une amie. Est-elle pour autant votre ennemie ? Pourquoi en a-t-elle manqué ? Pour répondre à ces questions, il faut interroger les ressorts idéologiques et affectifs de l’attachement à Israël et de l’engagement pour la Palestine. J’ai trouvé dans le beau livre de Bernard Bloch, Situations, un bon mot palestinien :
« Notre malheur, dit Issam, c’est d’avoir les Juifs comme adversaires. Le monde les a tant fait souffrir qu’on leur pardonne tout. » « Au contraire, répond Yasser, si ce n’était pas aux Juifs que nous avions à faire, on nous aurait oubliés depuis longtemps ».
Le malheur est que les deux interlocuteurs ont raison.
1. Les Juifs, on leur pardonne tout
Les mouvements propalestiniens ont tendance à réduire Israël au fruit d’une idéologie diabolique, le sionisme, et citent à loisir quelques phrases puisées dans de vieux textes pour montrer qu’il était par essence colonialiste et raciste. Ce faisant, ils commettent une faute analytique particulièrement surprenante de la part de militants qui, étant de gauche, devraient être guidés par les principes du matérialisme. Il est aussi réducteur de considérer qu’Israël est le pur produit de l’idéologie sioniste qu’il l’est de penser que la Terreur de 1793 procède en droite ligne du Contrat social de Rousseau.
Dans mon premier billet sur Israël, j’écrivais que « le sionisme fut un projet de libération nationale par essence, une entreprise coloniale par nécessité, fatalement pris dans les jeux d’alliance avec les puissances impériales, et tendanciellement raciste par ce mouvement qui porte à déshumaniser celui qu’on opprime. » Ce disant, je ne prétendais nullement qu’Israël ait un jour été sain, avant de dégénérer. Par essence projet de libération, il fut dès l’origine entreprise coloniale. C’est le paradoxe. Dire qu’Israël n’aurait pas dû exister relève de la fiction morale. Que le sionisme ait été une idéologie trouble dès l’origine est indéniable et n’a rien de surprenant. L’aspiration à la liberté est un sentiment générique qui peut prendre bien des formes, et le sionisme a accueilli toutes les tendances de son temps : le colonialisme civilisateur du dix-neuvième siècle, le socialisme et l’anarchisme du vingtième siècle, le fondamentalisme religieux et même le fascisme du mitan du siècle. Il existait parmi ces courants, je l’ai rappelé dans mon troisième billet sur Israël, un sionisme culturel, non souverainiste, qui ouvrait une autre voie à la libération juive. S’il n’a pas prévalu, cela tient à des questions concrètes, historiques, matérielles, et particulièrement à la Shoah. En 1948, la Nakba est un contrecoup tragique de la Shoah et Israël naît de ce crime.
La Nakba était l’une des virtualités du sionisme. Israël n’est pas le seul pays né du crime, et pas non plus le seul pays né du colonialisme de peuplement. Son origine, si violente soit elle, ne détermine pas sa fin. Il eût fallu qu’Israël évolue, qu’il connaisse son mouvement pour les droits civiques, son Mai 68, sa jeunesse antiraciste. Il serait alors devenu l’Etat binational démocratique que j’appelle de mes vœux. Cela ne s’est pas fait pour plusieurs raisons : notamment, comme je l’écrivais dans mon second billet sur Israël, parce que les Israéliens sont hantés par la violence de l’holocauste, d’abord refoulée et rejouée face aux Arabes, ensuite érigée en religion civile dans laquelle on endoctrine tous les citoyens dès leur plus jeune âge. S’ensuit une névrose d’extermination qui induit la déshumanisation de l’autre et finit par justifier, dans l’esprit de beaucoup d’Israéliens, le génocide en cours.
S’il est essentiel d’admettre que l’impulsion profonde du sionisme n’est pas le racisme et le colonialisme, c’est parce qu’on ne peut autrement comprendre l’attachement à Israël. En diaspora, il est gouverné par deux affects : la peur et la dignité. Dignité d’avoir un chez soi, de ne plus vivre avec cette injonction, que les Musulmans connaissent bien, à faire éternellement la preuve de son intégration. Au moment de l’Affaire Dreyfus, la communauté juive reste largement coite, crainte de s’exposer à la vindicte en défendant l’un des siens. Cette fierté ne s’est maintenue pendant des décennies qu’au prix d’une cécité au malheur des Palestiniens.
Il suffit, pour mesurer la spécificité du sionisme, de considérer cet être étrange qu’est le sioniste de gauche. On me dira que le sionisme de gauche est une contradiction dans les termes et j’en conviendrai, exception faite du sionisme culturel dont j’ai déjà parlé et qui fut de tout temps minoritaire. Le sioniste de gauche, lui, existe bel et bien. C’est peut-être une créature unique en son genre. On n’a jamais vu un partisan de l’Apartheid en Afrique du Sud lutter contre le racisme en Grande-Bretagne, ni un partisan de la ségrégation aux Etats-Unis s’engager dans le Parti Communiste Français. Or le sioniste de gauche milite sincèrement, souvent passionnément, contre les violences policières en France, contre le racisme et même contre l’islamophobie, mais il refuse de parler d’apartheid en Israël. Si l’on veut bien le considérer un instant d’un œil dépassionné, ne pas le traiter d’hypocrite ou de menteur, il révèle précisément la profondeur du besoin d’Israël, puisque ce besoin peut mener à un tel déni.
Beaucoup de Juifs vivent aujourd’hui l’abattement de la cataracte : le génocide en cours à Gaza crève les yeux et la folle virulence des soutiens d’Israël ressemble aux gesticulations désespérées de celui qui refuse de s’avouer ce qu’il lui faudra bien reconnaître. Reste la peur. Cette peur est réelle, viscérale. Qu’elle relève pour partie de la névrose n’y change rien. Qu’elle induise une cécité au martyr des Gazaouis non plus. C’est cette peur que la France Insoumise n’a pas prise en charge.
Tous les Juifs ne sont pas hantés par la peur. Depuis le 7 octobre, des voix juives antisionistes se sont élevées pour lesquelles j’ai la plus grande admiration, telles Naomi Klein ou Simone Zimmerman aux Etats-Unis ou encore Simon Assoun et Michèle Sibony. Je me souviens avoir été frappé, lors de la dernière Pâque juive, par le contraste entre les discours de Naomi Klein et du président du CRIF, Yonathan Arfi. Yonathan Arfi, évoquant la libération des Juifs d’Egypte, ne célébrait pas la libération mais avertissait au contraire du danger de nouvelles oppressions : cette menace gouvernait un discours qui appelait à « faire taire » ses opposants et passait sous silence le génocide à Gaza. Naomi Klein, inversement, était fearless et comparait le sionisme à l’adoration du veau d’or. Michèle Sibony disait la même chose dans une terminologie lacanienne en affirmant que le sionisme était devenu pour les Juifs un « signifiant-maître » qui interdisait toute distance à soi-même, cet écart qui est condition même de la pensée. L’exil, écrivait-elle, est la condition humaine : vouloir échapper à l’exil, c’est renoncer à son humanité.
Je suis de tout cœur avec Michèle Sibony et j’envoie ses discours à certains d’entre vous. Je les envoie d’autant plus volontiers que, si radicale que soit sa critique du sionisme, je n’entends jamais dans ses propos de haine pour les sionistes en tant qu’individus. C’est avec le sentiment de la tragédie qu’elle dit des jeunes israéliens tués le 7 octobre qu’ils sont des « victimes du sionisme ». Mais la droiture, l’exigence éthique de Michèle Sibony dépasse son engagement pour la Palestine. Michèle Sibony est en rupture avec la société capitaliste, impérialiste, raciste et coloniale. Elle est une combattante de l’humanité. C’est en élevant à cette hauteur la lutte pour les droits des Palestiniens qu’elle rencontre naturellement la lutte contre l’antisémitisme, puisque les deux luttes sont en définitive des combats pour l’humanité – pour les libertés politiques, mais aussi pour la libération psychique.
Mais la libération psychique est un long chemin. Les sionistes sont comme tout le monde. La plupart d’entre eux veut la sécurité et la propriété, c’est-à-dire, dans le monde d’aujourd’hui, la nationalité. Ils sont, comme tout le monde, tendanciellement prêts à s’aveugler sur les souffrances de l’autre pour préserver leur propre bien. Ce en quoi ils diffèrent de la plupart des gens, c’est que leur sentiment de sécurité n’est pas garanti par l’Etat-nation dans lequel ils vivent. Un sioniste, pardonnez-moi cette expression, est un bourgeois comme un autre, à ceci près qu’il suffit au bourgeois non-Juif, pour étayer son sentiment d’appartenance, d’ignorer les clochards à sa porte et les migrants noyés dans la Méditerranée, tandis qu’il doit ignorer un génocide.
Qu’il y parvienne n’a rien d’étonnant. La cécité volontaire est l’une des plus puissantes dispositions humaines. Si les kibboutz sont, comme l’écrivait Michèle Sibony, des zones d’intérêt, l’Europe n’en est-elle pas une autre ? Sinon aujourd’hui, certainement demain. Les migrations massives que provoquera le changement climatique donneront amplement l’occasion de vérifier une proposition qui est pour moi un axiome : les Etats ne font, pour maintenir leur pouvoir, que le nécessaire, mais tout le nécessaire. Un Etat ne commet pas de génocide s’il n’y est pas contraint, mais il le fera plutôt que de disparaître. Ses citoyens auront alors le choix entre la résistance et la cécité volontaire : l’histoire nous a déjà montré vers où penche la majorité.
Si un sioniste est un bourgeois comme un autre, il ne doit être traité ni mieux, ni plus mal que les autres. Or quand la cause palestinienne prend soudain le dessus sur toutes les autres, vous avez le sentiment d’être une cible privilégiée. Vous le pensez d’autant plus que vous savez quelque chose que de nombreux manifestants palestiniens ignorent, ou s’obstinent à nier : si l’antisionisme ne se confond évidemment pas avec l’antisémitisme, s’il est possible de distinguer conceptuellement ces deux notions, elles ont une liaison historique intime.
2. Si ce n’était pas des Juifs, on nous aurait oubliés depuis longtemps
Les militants antisionistes en sont convaincus : Israël, en commettant des crimes au nom de tous les Juifs, est la cause première de l’antisémitisme. Combattre Israël, c’est donc combattre l’antisémitisme. S’il est certain qu’Israël est un formidable accélérateur d’antisémitisme, il est faux qu’il en soit la cause première.
Le mouvement propalestinien tend à promouvoir la thèse selon laquelle les communautés juives et musulmanes (et chrétiennes) vivaient en parfaite harmonie dans le monde Arabe. Ils en veulent pour preuve que le Moyen-Orient n’a pas vu de pogroms comparables à ceux de l’Occident chrétien. Cependant ils oublient une chose. Les Juifs vivaient, dans l’empire Ottoman, sous un statut particulier qui les maintenait en position subordonnée. Certes, ce statut était plus avantageux que les persécutions qu’ils subissaient dans la Chrétienté. Mais dans la Chrétienté même, on le sait, l’antisémitisme moderne se distingue de l’antisémitisme chrétien parce qu’il n’est pas une réaction à leur irrédentisme mais au contraire à leur intégration : on ne supporte pas de voir les marginaux d’hier grimper les échelons sociaux. Si cet antisémitisme moderne ne s’est pas répandu dans le Moyen-Orient à la même époque, c’est tout simplement que les Juifs n’y ont pas été intégrés. A chaque fois que l’empire Ottoman a pris des mesures pour améliorer le statut des Juifs, des pogroms ont eu lieu. Il est donc absurde de supposer que la culture Arabe était intrinsèquement bienveillante à l’égard des Juifs.
Lorsque les Frères Musulmans naissent en Egypte dans les années 1920, le sionisme n’en est encore qu’à ses balbutiements et la Déclaration Balfour (1917) est encore peu connue. Pourtant les Frères Musulmans sont violemment antisémites dès l’origine, dans des termes absolument identiques aux antisémites européens : pour eux comme pour les Européens, les Juifs dominent le monde. Dès cette époque commence la pénétration dans le monde Arabe du Protocole des Sages de Sion, bréviaire de l’antisémitisme moderne. Le titre de cet ouvrage permet de souligner un point fondamental, systématiquement éludé dans les débats sur l’antisionisme : l’antisionisme naît avant le sionisme de Herzl, il est d’abord l’opposition au supposé complot des sages de Sion. Avant même d’être une opposition à l’état d’Israël, l’antisionisme est un autre nom de l’antisémitisme. Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’aujourd’hui ces deux termes soient synonymes. On peut bien sûr distinguer conceptuellement les deux notions. Il n’en reste pas moins qu’elles sont historiquement liées : le premier antisionisme était un antisémitisme.
Cet antisionisme antisémite a été particulièrement puissant dans les mouvements afro-américains liés à la Nation of Islam dont furent issus Malcom X puis les Black Panthers. Martin Luther King et W. E. B. DuBois, peu sensibles au sort des Palestiniens, soutenaient le sionisme qu’ils comprenaient comme le mouvement de libération nationale du peuple Juif. Mais la Nation of Islam importe aux Etats-Unis l’antisémitisme virulent des Frères Musulmans et c’est dans ce cadre antisémite que se développe sa critique d’Israël. Si légitime qu’ait été cette critique, il est important de reconnaître que ce n’est pas de la critique d’Israël que naîtrait occasionnellement un antisémitisme mal entendu, mais la critique d’Israël qui vient se loger dans un antisémitisme préexistant, alimenté par des falsifications historiques. La plus répandue est que les Juifs auraient été les principaux instigateurs de la traite des Noirs et les plus grands propriétaires d’esclaves, thèse qui visait à effacer l’antagonisme historique entre les Noirs et les Musulmans pour les souder en un seul bloc. Cette antécédence de l’antisémitisme sur l’antisionisme se voit aisément dans la propagande incessante venue des milieux islamistes, par exemple l’adaptation télévisée à gros budget du Protocole des Sages de Sion par l’Egypte.
En esquissant l’histoire de la pénétration de l’antisémitisme dans le monde musulman et dans les mouvements de libération afro-américain, je ne valide absolument pas la thèse en vogue du « nouvel antisémitisme » musulman par opposition à un antisémitisme chrétien désuet. Je fais même exactement le contraire. Il n’y a qu’un antisémitisme aujourd’hui, c’est l’antisémitisme moderne dont la thèse est la toute-puissance Juive, le texte fondamental le Protocole des Sages de Sion, et qui traverse tout le champ social. C’est cet antisémitisme-là qui resurgit dans les dessins où l’on voit le sionisme dominant le monde, comme si un minuscule Etat du Moyen-Orient pouvait imposer sa volonté aux plus grandes puissances mondiales – petits dessins que l’on retrouve sur les sites d’extrême-droite comme sur les sites islamistes. Or quand on fait d’Israël la cause première de l’antisémitisme actuel, on élude sa profondeur et on n’est plus crédible aux yeux de ses victimes.
Jeune homme, j’étais chanteur dans un groupe de rock dont le batteur était d’origine Algérienne. Dans le salon de mon grand-père Juif, ce dernier me dit nonchalamment : « si un Juif m’emmerde, je lui dis : Hitler aurait dû en finir avec toi, sale race ». J’en suis resté tellement stupéfait que je n’ai rien dit. Je me demande aujourd’hui ce que j’aurais pu répondre. Certainement il eût été insensé de répondre :
« Je comprends, ce sont les crimes d’Israël qui ont suscité en toi une colère oh combien légitime, mais sache que tous les Juifs ne sont pas sionistes. »
C’est pourtant cette réponse que l’on entend dans la réduction de l’antisémitisme des musulmans à une colère légitime, quoique débordante, contre l’infâme Israël. De nombreux Juifs le sentent et se disent : « ils ne veulent pas voir la haine du Juif, leur dénonciation d’Israël ne sert en réalité qu’à euphémiser la violence de la haine du Juif. » Cette réaction est au cœur du malaise que les Juifs ressentent envers les manifestations pour la Palestine. Depuis des décennies, même quand ils admettent la violence d’Israël, ils s’interrogent : pourquoi Israël déchaîne-t-il une telle passion, une haine outrepassant celle que suscitent bien des Etats tout aussi criminels ? Question insupportable aux militants palestiniens qui la comprennent évidemment comme une euphémisation de la souffrance des Palestiniens. L’accusation, d’ailleurs si souvent formulée à tous propos, d’indignation sélective n’est en effet la plupart du temps qu’une forme de relativisme odieux : pour être sélective, l’indignation n’en est pas moins légitime.
Que l’antisionisme ait crû sur le terreau de l’antisémitisme ne signifie pas que la lutte pour la Palestine soit par essence antisémite. Si la haine d’Israël est nouée à l’antisémitisme, le combat des Palestiniens s’origine tout simplement dans l’oppression qu’ils subissent. Paradoxalement, les premiers concernés ont longtemps été les moins antisémites. L’antisémitisme n’est pas un diable tapis dans les gênes de l’humanité, c’est une idéologie qui circule dans des textes, des films et des images, et ces matériaux n’ont que tardivement pénétré la société palestinienne. Les grandes voix de la Palestine – Edward Saïd hier, Raja Shehadeh ou Rashid Khalidi aujourd’hui, sont totalement exemptes d’antisémitisme et font même preuve d’une infinie patience dans leur travail de déconstruction de la folie israélienne. Il n’est pas surprenant que ce soit aujourd’hui Rima Hassan qui ait la générosité de reconnaître la légitimité de l’aspiration sioniste tout en condamnant la violence de sa réalisation.
La haine d’Israël s’alimente aussi à d’autres sources que l’antisémitisme. Je suis convaincu, comme on l’a souvent dit, que la France rejoue la guerre d’Algérie en Palestine. Cela induit une cécité à l’aspiration sioniste car le sionisme est rabattu sur le colonialisme et l’Israélien repeint en pied-noir. Cependant cette cécité n’est pas équivalente à la haine du Juif. Que l’engagement pour la Palestine ait ses racines ailleurs qu’en Palestine ne le discrédite d’ailleurs nullement : quels que soient les ressorts affectifs de nos engagements, cela ne fait rien à la justesse de la cause. Les Palestiniens sont opprimés, il faut les défendre. Mais ceux qui les défendent ne peuvent pas comprendre l’hostilité qu’ils suscitent chez les Juifs s’ils ne prennent pas acte de cette histoire de l’antisionisme, de son nouage originel, quoique non conceptuel, avec l’antisémitisme.
Les militants propalestiniens répondront qu’ils chassent les antisémites des cortèges. Je sais qu’ils sont sincères. Il n’empêche : j’ai vu dans ces manifestations des images et des slogans dénonçant le « sionisme » qui prolongeaient indubitablement l’imaginaire antisémite dans lequel s’est développé l’antisionisme. Je n’ai aucun mal à comprendre votre mouvement de recul : « Et vous laissez dire ça ? » Je comprends tout aussi bien la blessure induite par un tropisme qui prend de l’ampleur : le nativisme. Le sionisme étant qualifié de « colonialisme de peuplement », le fantasme point de chasser l’envahisseur pour rendre la terre à son occupant légitime. La Palestine n’est d’ailleurs pas le seul cas où j’observe l’essor d’une idéologie nativiste promouvant le droit du premier occupant. Hier encore, je voyais un petit dessin où un Américain blanc disait à un Amérindien : « Tu ne célèbres pas la fête de l’indépendance ? » A quoi l’Amérindien répondait : « Non, puisque tu es toujours là ». La même idée sous-tendait un dessin représentant un arbre frappé du drapeau palestinien poussant de profondes racines dans la terre, à côté duquel était fiché un drapeau Israélien.
Quand les bombes israéliennes pleuvent sur Rafah, on peut ne pas s’arrêter sur l’étrangeté de ce nativisme qui défend les Palestiniens de souche, dans des mouvements par ailleurs occupés à combattre le Rassemblement National qui veut défendre les Français de souche. Mais pour des Juifs, les conséquences sont grandes puisque les voilà rendus à leur statut de peuple sans terre : ce drapeau, où veut-on qu’ils aillent le planter ? Poser une fois pour toute qu’Israël est un fait historique, certes tragique, c’est poser une évidence : tous les occupants aujourd’hui de la terre de Palestine ont le droit imprescriptible d’y vivre, bien qu’aucun d’entre eux n’aient le droit d’opprimer les autres. Cela s’appelle le droit du sol et l’égalité.
Les militants propalestiniens se mettent en colère quand on tente d’analyser l’implicite de certains slogans et dessins. Est-ce bien le moment d’être aussi susceptible quand il faut sauver un peuple du génocide ? Il n’est pas certain qu’ils aient raison. Leurs manifestations ne sauveront pas le peuple palestinien. La France n’est pas les Etats-Unis, elle n’est impliquée qu’à un très faible degré dans le conflit Israélo-Palestinien. Les manifestations en soutien à des causes internationales sont toujours, en réalité, d’abord des manifestations d’une manière d’être au monde, l’expression de visions du monde. Il n’est pas étonnant que ceux qui ne trouvent pas leur place dans ces visions du monde s’abstiennent d’y participer. Admettre la faible efficience de ces manifestations dans la lutte contre le génocide permettrait peut-être de leur assigner une fonction autre, qui serait précisément de retisser les liens.
Etant posé le constat factuel des massacres en cours à Gaza et admis la nécessité de faire ce que l’on peut – bien peu – pour y mettre un terme, on pourrait faire des manifestations des espaces de parole où les ressentis pourraient s’exprimer librement pour permettre le dépassement d’antagonismes qui ne sont pas tant fondés sur des désaccords factuels que sur des blessures mémorielles. Si la manifestation n’est pas l’espace idoine, il faut en créer d’autres : c’est une tâche que j’aurais aimé voir la France Insoumise assumer, et je crois qu’elle aurait ainsi pu vous garder à ses côtés.
3. La France Insoumise : une stratégie, une défaillance
J’en viens donc à la France Insoumise. J’ai avec elle un double désaccord paradoxal. La France Insoumise défend la solution à deux Etats. Mais quand on entend la haine d’Israël dans la voix de certains de ses membres – David Guiraud, Louis Boyard – on ne comprend pas pourquoi ils n’appellent pas tout simplement à l’élimination d’Israël. La tiédeur de l’ambition n’atténue en rien l’effet produit par la violence des affects. Or tout est là, car je crois que pour beaucoup d’entre vous, la légitimité d’Israël est plus importante que son existence même. Proposition paradoxale. Pourtant qui ne préférerait un Etat dont tous les citoyens vivraient dans la concorde et l’égalité à l’Etat fasciste et génocidaire actuel ? Quel Juif ne ressent pas dans sa chair l’ignominie des actes d’Israël ? Qui ne renoncerait pour la paix à la suprématie ? Mais pour que ce renoncement ait lieu, il y a une condition : la reconnaissance de la présence juive en Palestine, la reconnaissance que, si criminelles qu’aient été les voies de sa réalisation, l’aspiration sioniste sourd d’un besoin réel, légitime, qui n’est autre que la recherche de la légitimité de la présence juive où que ce soit. C’est pourquoi contrairement à la France Insoumise, je reconnais l’aspiration sioniste tout en militant pour une solution à un Etat.
Voilà en quoi porte mon désaccord avec la France Insoumise. Loin de lui reprocher sa position sur la Palestine, je considère qu’elle ne vas pas assez loin ; mais dans le même temps, je constate qu’elle n’a pas su dans son action prendre en charge les peurs, les ébranlements intimes qui vous saisissaient. Ces peurs ne sont pas qu’imaginaires. A chaque fois qu’Israël commet des crimes, les actes antisémitites augmentent brutalement. Ce phénomène est la preuve que la mythologie d’une essence sioniste universelle et malfaisante est bien réelle et agissante, et c’est pourquoi il ne peut être combattu qu’en allant frontalement contre cette mythologie. La France Insoumise ne l’a pas fait. Elle a cédé, en cette occasion, à la facilité. La facilité, pour un parti politique, consiste toujours à coller à l’opinion plutôt qu’à tenter de l’éclairer. C’est l’équation cardinale de la politique : il faut partir de l’existant pour le transformer, trouver dans le réel des appuis pour aller vers l’idéal, mais plus on s’ancre dans le réel et plus on risque de s’y enferrer. Cela fait douze ans que je soutiens la France Insoumise et que j’admire sa capacité à porter réellement un projet de transformation : elle a eu le courage de ne jamais céder sur l’économie, sur l’islamophobie, sur la régularisation des sans-papiers, sur les droits du genre, et d’encaisser à chaque fois les calomnies, le ridicule, le discrédit, renonçant s’il le fallait à quelques succès électoraux illusoires pour œuvrer dans le long terme à la transformation de la société. Cette fois-ci, à mon grand désarroi, je l’ai vue faillir.
Pourtant je crois encore à la stratégie de la France Insoumise. Dans la campagne électorale en cours, j’admire l’audace avec laquelle elle a, pour citer Rima Hassan, tourné la page du « porte-parolat ». Tous les partis de gauche ont compris que leur succès dépendait de leur capacité à remobiliser les abstentionnistes, mais presque tous ont peur du peuple : ils biaisent sur les violences policières, sur l’islamophobie, sur le racisme d’Etat. Ils n’osent pas donner directement la parole à des personnes dont ils savent que leurs fils Tweeter ou l’historique de leurs pages Facebook pourraient bien receler des propos homophobes ou antisémites. Aussi se contentent-ils, pour reconquérir le peuple, de donner à leurs discours des accents démagogiques ridicules et insultants pour les premiers concernés. La France Insoumise, seule, a le courage d’amener à la politique le peuple même, tel qu’il est.
Tel qu’il est – abîmé. Plein d’espoir et d’amertume, mû par un profond désir de justice, d’égalité, de liberté mais travaillé par des rancœurs et des préjugés. Vouloir étouffer ces rancœurs est insensé. On ne discipline pas un être humain comme on abat un chien enragé. On l’écoute, on lui parle, on respecte sa volonté, sa liberté. Je crois profondément que la France Insoumise a raison d’ouvrir au peuple les portes de l’agora. Il vient comme il est mais s’inscrit dans un cadre, admet des principes au nombre desquels le refus du racisme, de l’antisémitisme et de toutes les discriminations. La visée première de la France Insoumise est d’être cet incubateur du peuple, le lieu où il est libre d’entrer mais capable de se transformer.
Je crois que la stratégie de la France Insoumise est la seule qui ouvre un espoir de transcender les clivages de la société. Je crois aussi qu’elle a failli à sa mission depuis le 7 octobre. Cependant je ne veux pas croire que cette défaillance soit irrémédiable. Une chose est certaine : il n’y a aucune comparaison possible entre une France Insoumise défaillante et un Rassemblement National ontologiquement raciste et antisémite, ni même entre la France Insoumise et l’extrême-centre qui exacerbe toutes les peurs – à commencer par les vôtres – et fait le lit du fascisme. La France Insoumise ne crée pas les clivages qui traversent le peuple, elle en hérite et les travaille. L’immense difficulté de sa tâche doit nous aider à pardonner ses défaillances et, plutôt qu’à l’abandonner, à l’investir pour en prendre notre part.
Olivier Tonneau
Enseignant-chercheur à l’Université de Cambridge
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