« L’Empire » de Bruno Dumont : une comédie pessimiste sur l’avenir humain

mardi 12 mars 2024.
 

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Le dernier film de Bruno Dumont « L’Empire » est à la fois un grand film et une comédie loufoque. Il séduira les aficionados du cinéaste. Il énervera ceux et celles qui le détestent. Pour les autres, il surprendra. Dans « L’Empire », deux histoires entrent en collision. La vie quotidienne des habitants du Boulonnais, d’une part.

D’autre part, un récit de science-fiction. Des extra-terrestres se battent autour d’un enfant, messie pour les uns – le camp du mal appelé les 1, antéchrist pour les autres – le camp du bien appelé les 0. Pensée numérique ? Avec ce système binaire, c’est le sable de « Dune » qui empli les plages de la Côte d’Opale. Percussion et interpénétration du réel et du fantasmagorique. L’extraordinaire dans l’ordinaire. Notre article.

« Pour une fois, laisse-moi te regarder avec mes propres yeux » – Anakin Skywalker On se laisse avoir par l’histoire, on ne peut s’empêcher d’y voir des correspondances avec notre actualité et on rit. Mais il faut prendre au sérieux la proposition du cinéaste. Bruno Dumont a déclaré au Festival de Berlin – qui a décerné son Grand prix à L’Empire – : « Ce n’est pas une parodie de La Guerre des étoiles. Il y a quelques citations mais je n’ai pas voulu reprendre l’histoire. Il y a des références aux grands films du genre, incluant Star Wars, La Planète des singes. Je voulais faire un film de science-fiction, car j’aime beaucoup les space-opera qui sont une façon d’aborder les questions complexes comme l’origine du monde, tout en restant dans mon univers terrestre. »

Pour qui aime le genre, on en reconnaît les codes. Projetés sur le Nord-Pas-de-Calais et ses habitants. Une poésie pessimiste sur l’avenir humain

« Vous êtes venus dans cette casserole ? Vous êtes plus braves que je ne le pensais. », Princesse Leïla La science-fiction est un genre. Dans ce film : univers parallèles, rencontre entre humains et aliens, vaisseaux spatiaux, espaces interstellaire. S’y mêlent des éléments de Fantaisy . Pouvoirs magiques, décors et atmosphère de conte…. Autour d’une quête initiatique et d’une bataille.

Dès ses premiers films, « La vie de Jésus » ou « L’Humanité », dont le personnage principal s’appelait Pharaon, Bruno Dumont s’intéresse aux grandes mythologies. Et certaines scènes de son film « Flandres » ont été tournées en Tunisie dans les endroits de Star Wars. La science fiction c’est aussi une façon de voir le monde. D’en dénoncer ses travers ou ses dangers De s’intéresser aux mythes fondateurs. C’est aussi le propos d’« Empire ».

« L’Empire » prend donc place dans une filmographie plus diverse qu’il n’apparaît au premier coup d’œil. De la « Guerre des étoiles » de Lucas à « Solaris » de Tarkovski. De « Soleil vert » de Fleischer à « 2001 odyssée de l’espace » de Kubrick. De « La jetée » de Marker à « Dune » de Villeneuve.

« Fais-le ou ne le fais pas. Il n’y a pas d’essai » – Yoda Avec « L’Empire », Bruno Dumont a réalisé un film hybride, métissé. Minimalisme et épique mixés comme dans un set. Frictions des contraires qui rendent le spectateur libre de son regard et de son interprétation.

Il y a d’abord les paysages de la côte d’Opale et du Nord filmés superbement. Les trois éléments. La terre, on dira même la glaise. L’eau, la Manche ou plutôt la Mer du Nord. Les ciels. Et les habitations modestes des villages. Et leurs habitants. Les terres plates après les dunes. Les départementales rectilignes. Bruno Dumont tourne en peintre. On n’est d’évidence pas en période touristique. Authenticité du terroir.

On reconnaît la lumière du nord, mais le soleil tape comme sur la Côte d’Azur. Territorialité du cinéaste. Terre exotique en revanche pour la SF. Car les scènes du Nord croisent les ciels intergalactiques, les vaisseaux spatiaux, la presque sosie de Lara Croft, un langage inversé à la manière de « Dune » version David Lynch, une cathédrale et un château volants… Imbrication des mondes comme dans les films fantastiques du duo Abbott et Costello.

Frictions aussi entre le Bien et le Mal. Venus du Cosmos, l’un comme l’autre ont les habits du passé terrestre. Le Maître du Mal s’habille et joue à la Faust de Murnau. Les vaisseaux sont calqués, l’un sur la Sainte Chapelle, l’autre d’après le Palais royal de Caserte à Naples. Les troupes du Mal se déplacent à cheval – des Boulonnais ou des Traits du Nord recyclés du labour… Les gendarmes paraissent modernes avec leur voiture de fonction.

Leur combat est moins manichéen qu’il n’y parait. Le blanc est la couleur du mal, le noir du bien. On n’est pas si sûr du caractère démoniaque de l’enfant que les soldats du Bien veulent supprimer. C’est un lieutenant du bien qui décapitera au laser à la Daesh. Bien et Mal s’incarnent pour rendre physique des notions dont on ne réalise pas bien les frontières. La morale est discutable. Temps confus ? D’ailleurs – un bref moment – Bien et Mal fusionnent dans une communion sexuelle entre les chefs terrestres. À intérieur de l’enveloppe, la chair travaille les aliens. Le Mal n’existe pas sans le Bien. Et réciproquement.

Dumont ne prend pas parti, il montre. « La morale, oui, c’est très bien dans le réel, il faut tous se retrouver dans la concorde, mais on ne crée pas la concorde en filmant de la concorde, ça ne marche pas comme ça ! C’est le chaos qu’il faut filmer, la transgression ! Aujourd’hui, le cinéma devient de la communication, il s’aligne sur des injonctions, c’est une catastrophe ».

Frictions aussi entre les jeux des comédiens. Professionnels et amateurs. Les humains ne sont pas professionnels. Se métissent le naturel et le naturalisme, le surjoué burlesque et le déjoué maladroit, l’emphase et le minimalisme. Dans l’espace de contact, l’événement, l’atypique. La transformation de soi : « Je change en échangeant avec l’autre, sans me perdre, ni me dénaturer », disait Édouard Glissant.

On retrouve les paysages profonds de Dumont. Et son amour des gros plans atypiques. Dans « L’Empire » les pieds des personnages et les sabots des chevaux les ancrant dans la terre. Des séquences presque documentaires comme le remorquage d’un bateau de pêcheurs. Et à l’opposé Hugues Namur Superviseur VFX et les équipes de MPC Paris ont élaboré pour le film 200 plans VFX comprenant des flottes de vaisseaux et de monuments spatiaux, des blurb intergalactiques et des paysages spatiaux. Face aux corps usés des habitants du Nord, les mains des aliens qui se tordent et les corps cassés des danseurs du Mal.

Le cinéaste joue des opposés. Bruno Dumont n’est pas un réalisateur réaliste mais le cinéaste qui en exaspère le régime de vraisemblance. Cela crée le rire. Et – au-delà du déroutement – le spectateur a face à l’œuvre une grande liberté d’interprétation. C’est pour ces raisons que Bruno Dumont est inclassable.

« Je ne viendrais jamais du côté obscur » – Luke Skywalker

Inclassable ne veut pas dire sans références. « L’Empire » en fourmille. Au-delà de la SF. On peut y voir pêle-mêle un plan presque issu du « Mépris » de Godard, la caméra virevoltante autour du couple de Lelouch dans « Un homme, une femm e », Lyna Khoudry s’inspirant d’Isabelle Adjani dans « L’été meurtrier »…. et des citations de la Bible.

Dans le profond du film, le peuple du nord. Modeste et qui se contente de vivre. Pas si concernés par l’arrivée des extraterrestres. Préoccupés de leur vie. Sauf quand une aînée rabroue les impétrants d’une bataille intergalactique ne supportant pas le désordre dans son jardin. Vrais et attachants. Un peu vains aussi. Personne ne comprend tout à fait ce qu’il fait. Comme ceux et celles venus des autres mondes d’ailleurs. Les anti-héros contre les super héros ? Des critiques pensent qu’ils sont ridiculisés. Méconnaissance et mépris de classe de la critique ?

Le cinéaste n’est pas complaisant, mais regarde avec humanité. Et de l’amour. En cinéaste esthète et populaire. Rendre visible l’invisible. Le peuple aussi. Au coeur de ce peuple, les bras cassés de la Gendarmerie nationale. Van der Weyden et Carpentier. Le clown blanc et l’Auguste arrivés direct du « P’tit Quinquin ».

L’auteur culte de la SF, Philip K. Dick, écrivait à propos de son genre : « C’est notre monde disloqué par un certain genre d’effort mental de l’auteur, c’est notre monde transformé en ce qu’il n’est pas ou pas encore. Ce monde doit se distinguer au moins d’une façon de celui qui nous est donné, et cette façon doit être suffisante pour permettre des événements qui ne peuvent se produire dans notre société – ou dans aucune société connue présente ou passée.

Il doit y avoir une idée cohérente impliquée dans cette dislocation ; c’est-à-dire que la dislocation doit être conceptuelle, et non simplement triviale ou étrange – c’est là l’essence de la science-fiction, une dislocation conceptuelle dans la société en sorte qu’une nouvelle société est produite dans l’esprit de l’auteur, couchée sur le papier, et à partir du papier elle produit un choc convulsif dans l’esprit du lecteur, le choc produit par un trouble de la reconnaissance. Il sait qu’il ne lit pas un texte sur le monde véritable. »

Dumont est le cinéaste de ce monde dérangé. Ses films déjantés et iconoclastes traitent de la condition humaine. Pour Hollywood, c’est simple. Bien contre mal. Plaidoyer d’une certaine modernité. On comprend tout. Les films de Dumont témoignent d’un autre cinéma. Le cinéma des accidents. Sans discours préétabli en dehors de celui que le spectateur construit. S’il le veut. Loin du formatage de la communication. En plus de faire rire, ça fait du bien.

Par Laurent Klajnbaum


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