Sauve qui peut (La Révolution) de Laëtitia Pitz : l’art, élément indispensable pour qui veut changer le monde

vendredi 9 février 2024.
 

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

« Sauve qui peut (La Révolution) » est un spectacle qui éclaire en quoi la fréquentation de l’art est indispensable à celui ou celle qui veut changer le monde. Propos et formes. Nous disions il y a peu dans l’Insoumission : il n’y a pas de progrès social sans un développement des arts et de la culture partageable par tous. Pas de révolution sans imaginaire, sans sensible, sans symboles et concepts nouveaux. On y est. Et c’est aussi une grande jubilation pour le spectateur. Notre article.

Quand j’entends le mot culture, je sors mon carnet de chèques

L’histoire de « Sauve qui peut » est simple. En 4 épisodes radiophoniques d’une heure, on nous raconte l’histoire de la commande d’un film commémoratif à Jean-Luc Godard. Par Jack Lang et la mission du bicentenaire de 89. Affrontement d’une volonté politique de lissage et de consensus, course à la paillette… d’une part. De l’autre, recherche, malice, discorde, insistance sur les angles et les aspérités d’un cinéaste qui ravive son passé. Faux semblants, flatteries, argent… auront raison de l’artiste. Comme souvent dans la vie. Rebondissements, émotion, pensée et drôlerie garantis.

Comme dans une tapisserie théâtrale tissée, cette trame narrative fictionnelle disparaît et réapparaît sous d’autres trames récurrentes. Celles de l’Histoire avec l’historien Henri Guillemin et surtout l’affrontement Danton vs Robespierre. Celles du positionnement des artistes avec, au coeur, le dialogue Godard/Duras. Et en périphérie, Huppert, Adjani, Delon et tutti quanti… Celle du politique et de l’intime. Celle des images, de leur sens et de leurs chocs. Celle de la confrontation des sons et musiques… Entre autres.

Comme chez Godard, le montage est limpide. Surtout pas transparent. Pas de continuité. Des ruptures. Du coq à l’âne. Des faux raccords. De la discorde. A découvert, les codes des montages. Textuels, iconiques, sonores. Le côte à côte, selon Godard, « transforme le hasard en destin ».

Ce tissage est dense. Bourré d’incursions et de références. On ne les attrape pas toutes. Mais la première grande générosité du spectacle est de ne jamais perdre le spectateur. Avec le retour de la fiction. Avec l’émotion. Avec le sens. Avec le rire.

Les miroirs devraient plus réfléchir avant de nous renvoyer notre image – JLG

L’enjeu de la représentation : la révolution. Sa traversée de nous-mêmes. Ses ratages. Nos désirs. Ses culs-de-sac. Citée par Laetitia Pitz, la metteure en scène, Sophie Wahnich, historienne, écrit en 2015, : « Convoquer la révolution est une manière de proposer dans une conjoncture mortifère et délétère, marquée par l’abandon du welfare et la valorisation des seules lois du libéralisme, un avertisseur d’incendie à la manière de Walter Benjamin. »

Dans un tel contexte, il nous est vital de fabriquer des passages pour transmettre « une expérience inouïe qui permet d’entendre à nouveau que la politique n’est pas seulement une activité, une profession, mais, pour les êtres humains, une condition. ». Cela vaut pour la révolution comme pour la représentation. Sophie Wanich avait approfondi à Marseille aux Amphis lors d’une conférence sur Victoires et déceptions révolutionnaires – de 1789 à 1917.

Et la représentation est justement une expérience. Jusqu’aux champs et contre-champs. Pas de révolution sans révolution de la scène. Plateau presque nu reconstituant un studio. Trois comédiens interprétant eux-mêmes et des dizaines de rôles. En trois, il y a deux acteurs et une actrice, un compositeur, une plasticienne, un clown auguste et un clown blanc, des chanteurs, un imitateur, un tennisman et deux pongistes… et des dizaines de personnages fictifs ou réels. Assistés par les techniciens professionnels du spectacle.

Commandant, avec les acteurs, les mouvements, les images et le son. Images. Fixes ou vidéos. Créées pour le plateau ou du XVIIe, XIXe, XXe et XXIe siècles. Politiques, historiques, artistiques, people… Un montage savant qui parcourt plus que les 3 murs du théâtre. Idem pour les sons et les musiques. Savantes, populaires, harmoniques, improvisées, ritournelles, filmiques et lalalalala. Une nudité de plateau peuplée d’une infinité de sons et de lumières, de détails méticuleux qui apparaissent et disparaissent des fausses tables de catering. Tout est prolongé et renouvelé à chaque épisode.

De mes os ferez des flutes – JLG Le débat théorique sur la révolution se retrouve en chair. Incarné. Rarement seul. Extrait d’un dialogue, d’une confrontation, d’un collage. Dialectique. C’est la seconde grande générosité de ce spectacle. Il est ouvert et rend libre chaque spectateur. Les tournants de 1793. La possibilité de la représentation ou non de la Shoah. Le rapport intime et politique. La révolution de la forme théâtrale par Büchner dans son temps. Les années Mitterrand. Le cinéma… On comprend tout. On en fait ce qu’on en veut. On construit et peut-être cela nous transforme.

On comprend tout. Et donc aussi Büchner en son XIXe siecle. Büchner, ce fils allemand de la révolution française. « Le rapport entre pauvres et riches est le seul élément révolutionnaire au monde », disait-il dans son Manifeste pré-marxiste. Le Messager Hessois. Tract distribué toute sa vie. Finie à 24 ans. Le titre : « Paix aux chaumières. Guerre aux palais. » Ou sa pièce « La mort de Danton ». Étonnante modernité. Apparition du peuple comme personnage. Puzzle de la révolution résistant à toute interprétation figée. Une des pièces les plus jouées au monde.

Robespierre : « Nous avons bien le droit de demander si on a dépouillé le peuple ou serré la main dorée des rois, quand nous voyons les législateurs du peuple faire parade de tous les vices et de tout le luxe des ci-devant courtisans, quand nous voyons ces marquis et ces comtes de la Révolution épouser des femmes riches, offrir des festins somptueux, s’adonner au jeu, avoir des domestiques et porter des habits coûteux. Nous avons bien le droit de nous étonner quand nous les entendons plaisanter, faire les beaux esprits et affecter le bon ton ».

Danton : « Mais j’aurais aimé mourir autrement, sans aucune peine, comme une étoile qui tombe, comme un son qui s’éteint tout seul et se donne de ses propres lèvres le baiser de la mort, comme un rayon de lumière qui s’enfonce dans la clarté des flots. (…) Quelle importance ? Le déluge de la Révolution peut déposer nos cadavres où il veut ; avec nos os fossilisés, on pourra encore défoncer le crâne de tous les rois. »

Tu crois qu’au bout de la nuit il y a une autre aurore ? Oui. Mais il faudra beaucoup d’audace. On ne succède pas au crépuscule comme cela – JLG Hier fait lien avec aujourd’hui. Connaître notre passé pour avancer. Se débarrasser d’hier pour inventer le présent. Percussion et déconstruction. Didi Huberman raconte dans « Passer, quoi qu’il en coûte » : « Un spectre serait donc notre « étranger familial ». Son apparition est toujours réapparition. Il est donc un être ancestral : un parent-lointain, certes – qu’on a souvent peur de voir revenir à la maison, parce que s’il revient, c’est probablement pour rouvrir parmi nous une secrète et persistante blessure relative à la question généalogique ».

Dans le jeu de la scène, il y a la langue. Ou plutôt les langues. Celle qui change le sens des mots, Michel Simonot en dit l’usage par lequel l’idéologie néolibérale amène, progressivement, à percevoir ses critères comme incontournables, quasi naturels. Pour dépolitiser. Voir La langue retournée de la culture. Ou au contraire reconquérir la fonction poétique du langage et son pouvoir révolutionnaire. Faire langue commune comme le tente lors de leurs entretiens Jean-Luc Godard et Marguerite Duras.

La tension, la torsion, le retournement… n’épargnent pas les mots. Entre 93 de Hugo et 8et demi de Fellini, le titre provisoire du film inachevé sera « 93 et demi ». Si on prononce son nom à l’anglaise, l’ami historien de Godard – Jacques Pierre, est un lointain cousin, de Shakespeare. Sa fille Rose manque d’un mot sa parenté avec Robespierre. Les mots aussi ont besoin du jeu. Et du neuf comme les comédiens le proposeront finalement pour la révolution.

Laetitia Pitz s’est inspiré d’un roman de Thierry Frogier. Le travail de la metteure en scène nous donne envie de le lire. Déjà le spectacle de la compagnie Roland Furieux fait écho avec aujourd’hui, la politique telle qu’elle se fait. Nos désirs et ce à quoi nous aspirons.

Par Laurent Klajnbaum


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