Depardieu : Peut-on séparer l’homme et l’artiste ?

mardi 16 janvier 2024.
 

C’est un point de détail, mais tout de même : je suis assez étonné qu’on puisse ranimer à propos de Depardieu la question (déjà mal posée en elle-même) de la séparation de l’homme et de l’œuvre. Je vois passer l’expression "l’œuvre de Depardieu". Quelle œuvre ? Depardieu est un acteur, il n’a pas d’œuvre. Il a mis son talent d’acteur au service de grandes œuvres — c’est autre chose.

Et, au passage, je suis consterné de voir passer, toujours à propos de Depardieu, l’utilisation de l’exemple de Céline pour illustrer la différence entre l’homme et l’œuvre. Non seulement l’homme Céline n’était pas différent de l’écrivain Céline, mais l’horreur attachée à Céline n’est pas celle de méfaits qu’il aurait commis comme individu distinct du "sujet de l’écriture" : c’est une horreur attachée à son œuvre même. L’antisémitisme n’était pas un "vilain défaut" d’un écrivain dont les livres auraient été purs, mais un ressort intime et interne de l’œuvre, un affect fondamental qui en donne le ton. L’Eglise (écrite avant le Voyage), Bagatelles pour un massacre, Les Beaux draps, L’Ecole des cadavres, tout cela appartient intégralement à l’œuvre de Céline, et fait système avec ce qui précède (Bagatelles n’est pas littérairement en dessous de Mort à crédit) et ce qui suit (la trilogie sur la fin de la collaboration).

Ça ne veut pas dire que la distinction n’a aucun sens — l’œuvre d’un mathématicien n’a aucun rapport avec ses opinions politiques et son comportement privé —, mais qu’elle ne peut pas être utilisée comme un passe partout. Elle ne vaut que de manière circonstanciée. L’étanchéité est un phénomène assez rare, typique de la science, généralement absent de la littérature et de l’art, à examiner de près dans l’intermédiaire de ces deux pôles. Il faut, pour chaque cas, poser la question : quelle œuvre ? Quel homme ? Quel tracé de la différence ? Selon quel type ou quel degré de porosité ?

Rappelons que Proust n’opposait pas à Sainte-Beuve la différence de l’homme et de l’œuvre (quand Proust commente Balzac, il ne cesse de parler de l’homme Balzac et de ses traits de parvenus), mais la différence de l’homme de l’œuvre (le moi profond) et de l’homme du monde (le moi mondain, superficiel, qui ne fait que jouer le jeu de la comédie sociale). Le tort de Sainte-Beuve est moins de ne pas séparer l’homme et l’écrivain que de juger l’écrivain par l’image mondaine, d’ignorer la différence de l’écriture et du rôle social, du moi superficiel et du moi profond. Proust fait très bien comprendre ce qu’il vise quand il cite les lettres serviles de Baudelaire à Sainte-Beuve : il serait absurde de juger la poésie de Baudelaire par ces lettres dictées par la contrainte sociale.

La position de Proust a des aspects problématiques : sans rentrer dans les difficultés de la différence d’allure bergsonienne entre moi superficiel et moi profond, on peut opposer à Proust que le social ne se réduit pas au mondain, que le social est inscrit dans les profondeurs du moi — et qu’il faut tout de même penser, en même temps que la différence de la personne (ce que je suis en tant que j’ai été fait par mon milieu et mes interactions avec lui) et du sujet (la capacité de se distinguer de soi-même pour travailler sur soi) les rapports qu’entretiennent le moi social, le moi en tant que personnalité, et le sujet de l’écriture, qui est la façon dont l’écrivain travaille sur ce qu’il est lui-même en tant qu’héritage (passif inclus) qui lui est remis. Mais Proust a raison de souligner la spécificité du sujet de l’écriture, même si cette spécificité n’est sans doute pas désignée adéquatement par l’idée du moi profond (le moi profond de Céline est antisémite : cela ne permet pas de penser la réussite littéraire du Voyage).

Cette idée du "moi profond" marche d’ailleurs très mal dans le cas des acteurs : le moi profond de l’acteur serait-il dans ses rôles ? Qu’est-ce que cela veut dire, alors que Proust entend par "moi profond" le moi qui, justement, ne joue aucun rôle — le moi qui donc n’est pas à proprement parler la personne, puisque celle-ci se définit comme la structuration du moi par les rôles auxquels il adhère ?

Tout cela, bien sûr, est adjacent au point central : le talent n’est pas un passe-droit, ni un motif d’impunité. Et le cas Depardieu ne concerne pas Depardieu, mais un phénomène systémique qui érige en règle l’impunité des puissants. Sur tout cela, Lio a été simplement parfaite dans C’ l’hebdo . Chapeau bas. (Facebook refuse que je publie le lien : no comment.)

Je note au passage que celles à qui on a fait une réputation d’idiotes parce qu’elles ne se sont pas laissé faire, ou pas autant qu’on aurait voulu, sont aujourd’hui dans le débat des voix bien plus intelligentes que celles et ceux qui avaient une réputation d’intellectualité : Sophie Marceau, Judith Godrèche, Lio — qui ont toujours été la cible d’un mépris de classe caractérisé.

Puisqu’on leur a toujours reproché leur côté "populaire", j’aurais envie de dire qu’elles montrent que l’intelligence du peuple qui voit et nomme l’oppression est supérieure à celle des dominants qui n’utilisent l’intelligence que pour donner des alibis séduisants à leur domination.

Pierre Boyer


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