Massacre de Gaza : l’inaction est un crime (Mediapart)

vendredi 10 novembre 2023.
 

Des rivières de sang sont en train d’engloutir la population de Gaza. Et une part de notre humanité avec. L’urgence est à la pitié, la pression et la politique.

https://www.mediapart.fr/journal/in...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20231104-191504%20&M_BT=1489664863989

À Gaza comme en Israël, il faut se tenir du côté de l’enfant sur lequel est pointée l’arme. » Dans un texte ainsi titré, publié le 11 octobre dernier, l’essayiste Naomi Klein reprochait à une partie de la gauche d’être incapable d’exprimer une véritable pitié pour le sort des civils et des enfants massacrés par le Hamas, au motif que l’arme serait brandie par des opprimés et des colonisés.

Au moment où les mères gazaouies en sont réduites à inscrire au marqueur les noms de leurs enfants sur différentes parties de leur corps pour qu’ils puissent être identifiés s’ils sont déchiquetés par les bombes israéliennes, l’impératif est de se tenir aux côtés des familles et des enfants de Gaza.

L’enclave, où les moins de 14 ans représentent 40 % des habitants, est devenue, pour reprendre les termes de l’Unicef, « un cimetière pour des milliers enfants » – 3 760 sont morts depuis le début du conflit et plus de 7 200 blessés, selon l’organisation onusienne. Des chiffres fondés sur le ministère de la santé de Gaza, certes contrôlé par le Hamas, mais repris par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et plausibles au regard de l’ampleur des destructions comme des guerres précédentes de Gaza, où le bilan de ce ministère coïncidait avec ceux des ONG et des journalistes.

Rapportés à la population israélienne, il a été dit que les massacres du 7 octobre ayant fait plus de 1 300 victimes équivalaient, en France, à un Bataclan qui aurait coûté la vie à 9 500 personnes. Si l’on prolonge ces calculs sordides, et qu’on rapporte les 9 000 morts de Gaza à une population totale d’environ 2,3 millions d’habitant·es, c’est comme si, en quatre semaines, la France avait perdu 264 000 habitants, dont plus de 100 000 enfants.

Continuons les extrapolations macabres. Selon une source proche des milieux sécuritaires israéliens cités par Le Monde, jusqu’à 15 commandants du Hamas auraient été abattus. 15 commandants pour 9 000 morts : soit 600 morts par chef du Hamas exécuté, ce qui laisse imaginer le bilan final, si le ratio reste le même pour les dizaines, voire les centaines de cadres qu’Israël a annoncé vouloir éliminer.

Des deux côtés du mur

Les chiffres, pour questionnables qu’ils puissent être et terrifiants qu’ils soient, ne racontent de toute façon ni les récits de vies fauchées ni les souffrances des proches. Séparés par un mur matériel et émotionnel, deux mondes se font aujourd’hui face dans une incommunicabilité totale des douleurs et des mémoires.

Traumatisée par l’horreur des attaques du Hamas du 7 octobre, au cours desquelles des hommes, des femmes et des enfants ont été sauvagement tués à bout portant ou brûlés par des terroristes venus les chercher jusque dans leur maison, la société israélienne enterre ses morts et attend dans l’angoisse des nouvelles des otages – 242 personnes, dont des binationaux et des étrangers, seraient actuellement détenues dans des souterrains à Gaza, selon l’armée israélienne.

Quelques kilomètres plus loin, la tombe est en train de se refermer sur la bande de Gaza. Enfermées derrière des murs sans possibilité d’en sortir, des familles entières sont décimées ; les habitants manquent de tout, y compris du minimum vital : eau, nourriture, soins… Quand ils ne sont pas détruits, les hôpitaux peinent à secourir, les médicaments manquent, l’électricité aussi. Les chirurgiens opèrent sans anesthésie avec ce qui reste de groupes électrogènes pour faire fonctionner les équipements. Les plus fragiles ne sont plus pris en charge. Les parents ne peuvent plus nourrir ni protéger leurs enfants ; à court d’eau potable, ils boivent de l’eau salée ou saumâtre en provenance de puits agricoles.

Le pilonnage de Gaza est incessant, même dans les zones méridionales censées être épargnées, où 700 000 personnes auraient trouvé refuge selon l’UNWRA, l’agence de l’ONU dédiée aux réfugiés palestiniens.

Devenu un cimetière sans sépultures, Gaza s’effondre sous nos yeux. Les morts manquent de visages et d’histoires. Ils sont déshumanisés, transformés en chiffres puis en nombres auxquels on ajoute des zéros. Empêchées d’entrer et d’apporter leur aide, les organisations non gouvernementales sont elles aussi impuissantes, à de très rares exceptions près.

Une punition collective indiscriminée

La manière sanguinaire et aveugle à la distinction entre combattants et civils, dont la guerre est aujourd’hui menée par Israël, est effarante. Mais elle ne peut pas nous surprendre en dépit de sa violence et de son ampleur. En faisant entrer dans le « cabinet de guerre », qui dirige aujourd’hui les opérations, les anciens chefs d’état-major Gadi Eisenkot et Benny Gantz, le premier ministre israélien a prétendu s’entourer de professionnels et mettre à distance les ministres suprémacistes juifs Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir qui pesaient de tout leur poids, depuis l’entrée en fonction du dernier gouvernement, sur la remise en cause de la Cour suprême et la guerre de basse intensité se déroulant depuis des mois en Cisjordanie.

Pourtant, Gadi Eisenkot était le chef des opérations de l’armée israélienne lors de la guerre menée contre le Liban et le Hezbollah en 2006. Il avait alors développé la « doctrine Dahiya » du nom de ce quartier chiite de Beyrouth entièrement rasé par l’armée israélienne, dans une indistinction assumée entre civils et combattants. Eisenkot avait ainsi revendiqué d’appliquer « une force disproportionnée » causant de nombreux dégâts humains et destructions, car, de son point de vue, ces espaces n’étaient « pas des villages civils »,mais des « bases militaires ».Quant à Benny Gantz, il était chef d’état-major pendant la guerre menée contre l’enclave en 2014, et s’était réjoui, à l’époque, d’avoir « réduit Gaza à l’âge de pierre ».

À propos des massacres du 7 octobre, Avner Gvaryahou, président de l’organisation israélienne Breaking the Silence, qui rassemble des anciens soldats de Tsahal opposés à l’occupation, confiait récemment à Mediapart : « La responsabilité des meurtres reste sur les mains des meurtriers. Et tout être doté d’humanité ne peut excuser les atrocités commises. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, aussi, une faute de notre gouvernement. »

De façon parallèle, on peut affirmer que la responsabilité des meurtres de civils et d’enfants gazaouis reste sur les mains de l’armée israélienne, mais que le Hamas ne peut s’exonérer du gouffre dans lequel il a englouti son propre peuple.

Dire cela ne revient pas à dresser une symétrie entre les deux camps qui s’affrontent en ce moment. Pour reprendre les mots de Michel Warchawski, infatigable militant de la paix en Israël : « Je refuse la symétrie entre les deux parties. Il y a un occupant et un occupé. Même si l’occupé peut utiliser des méthodes intolérables qu’il faut dénoncer. N’oublions jamais : Israël est l’occupant, il a les clés de la solution. » Mais l’organisation islamiste a tendu un piège à Israël qui s’y est engouffré en assumant une vision extensive et un usage disproportionné du droit de se défendre, passant par la mort de milliers d’innocent·es, infligeant aux Palestinien·nes une punition collective indiscriminée.

Le carnage de Jabaliya

L’invasion terrestre de l’armée israélienne aggrave le carnage, loin des yeux mais proche des cœurs de plus en plus nombreux qui battent pour Gaza. Depuis vendredi 27 octobre, les blindés sont entrés dans l’enclave, accompagnés d’unités d’élite et de forces au sol. Les combats ont désormais lieu maison par maison, tandis que les bombardements aériens s’intensifient. Le black-out tombé sur la ville invisibilise le drame en train de se produire : les moyens de communication sont entravés et les journalistes soit tués, soit empêchés de travailler – le dernier bilan s’établit à 31 morts selon le Comité pour la protection des journalistes et une plainte a été déposée par RSF devant la Cour pénale internationale. En raison du manque d’observateurs extérieurs, de témoignages et d’images, nous n’avons qu’une vision parcellaire et floue des crimes commis.

Mardi 31 octobre et mercredi 1er novembre, les bombardements israéliens ont ciblé le camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de l’enclave, faisant de nombreuses victimes civiles d’un coup – 195 selon le Hamas, qui évoque 120 personnes disparues sous les décombres et 777 blessés. Les rares images disponibles mercredi donnaient à voir un gigantesque cratère au milieu d’une ville en ruine et des habitants fouillant désespérément les gravats à la recherche de survivants. Les immeubles d’habitation ont été soufflés dans les profondeurs du sol, formant une cavité, en raison de la présence souterraine d’intenses réseaux de tunnels destinés à abriter les combattants du Hamas.

Israël justifie cette opération en affirmant qu’elle visait un poste de commandement du Hamas. « Nous savions que Bieri [Ibrahim Bieri, à la tête de la brigade de Jabaliya – ndlr] était dans un système de tunnels sous le camp. À Jabaliya, les structures du Hamas sont mélangées avec le système urbain. Depuis le réseau [souterrain], les hommes [du Hamas] pouvaient sortir, tirer des roquettes, des RPG [lance-roquettes] pour atteindre nos soldats », a expliqué l’amiral Daniel Hagari, lors d’un point presse mercredi, avant d’ajouter : « On avait là une équipe de terroristes qui ont commis les actes du 7 octobre. »

À la suite de ces bombardements, l’ONU, qui appelle à un « cessez-le-feu humanitaire immédiat » depuis une semaine, a mis en garde Israël. « Étant donné le nombre élevé de morts de civils et l’ampleur de la destruction à la suite des frappes aériennes contre le camp de réfugiés de Jabaliya, nous avons de graves préoccupations sur le fait que ce sont des attaques disproportionnées qui pourraient constituer des crimes de guerre », a déclaré le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, sur le réseau social X (ex-Twitter).

Combien de temps faudra-t-il encore pour mettre un terme à cette tragédie ? Le droit de se défendre implique-t-il un droit illimité à se venger ? Le nombre de « victimes collatérales » que l’armée israélienne juge « acceptable » pour éradiquer le Hamas a-t-il un plafond ? Le massacre des uns appelle irrémédiablement le carnage des autres dans une boucle qui ne peut que mener, compte tenu du rapport des forces en présence, et s’y rien n’est fait pour l’en empêcher, à la destruction du peuple gazaoui empêché de fuir, par Israël mais aussi par l’Égypte, qui échappe pourtant à la réprobation générale.

Convertir la compassion en pression

Dans l’immédiat, la pitié qu’inspire le sort actuel de Gaza, en écho ou en dépit des atrocités commises le 7 octobre à l’encontre d’Israélien·nes, dont beaucoup étaient des militants de la paix et de la coexistence avec les Palestinien·nes, doit se convertir en pression.

Pression des gouvernements des pays occidentaux – et des États-Unis en premier lieu – sur Israël pour un cessez-le-feu immédiat ; et pression des gouvernements des pays arabes – et du Qatar et de l’Égypte en premier lieu – sur le Hamas pour la libération des otages. Une optique qui suppose la pression accrue des opinions publiques occidentales sur leurs représentants, y compris français, accordant leur blanc-seing aux représailles israéliennes ou entretenant la confusion en proposant un jour une coalition internationale contre le Hamas et le lendemain une coalition humanitaire sans véritables contours.


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