Théâtre : Sylvain Creuzevault aborde le fascisme au théâtre

mercredi 18 octobre 2023.
 

Théâtre. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Pour ce nouvel article, l’Insoumission.fr vous parle de Sylvain Creuzevault. Le metteur en scène présente cet automne deux spectacles dont les échos avec l’actualité sont criants. Le premier est une comédie sur le moment du danger : « Edelweiss » d’après les écrits de ceux qui en France ont collaboré avec l’Allemagne nazie. L’autre à venir sera produit à la MC93 de Bobigny : Esthétique de la Résistance d’après le roman de Peter Weiss. Les deux spectacles tourneront en France.

« Edelweiss » apporte un éclairage utile sur le moment politique que traverse la France. Mardi, la moitié des députés LREM ont applaudi Marine Le Pen à l’Assemblée nationale. Lors de la récente « marche » du CRIF, des représentants politiques LREM, LR, PS, EELV se sont mélangés à ceux de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour. Le lendemain, le député Meyer Habib a déclaré que le RN était désormais inclut dans leur prétendu « arc républicain ».

La pièce de Sylvain Creuzevault fait écho à cette vaste réorganisation politique, à cette inversion de tout, à ce cauchemar éveillé qui fait que la France ressemble de moins en moins à la France. Il aide à scruter le fascisme par son autopsie historique, à le sonder dans ses différentes formes puis à y résister sans jamais reculer. Notre journaliste de l’Insoumission.fr a pu assister à la pièce et s’entretenir avec le metteur en scène. Sylvain Noel, rédacteur en chef.

Quand l’art change notre rapport au monde Créer politiquement une œuvre n’implique pas que son sujet soit obligatoirement politique. Et ce n’est pas toujours le sujet qui fait l’intérêt de l’oeuvre.

Le peintre Gustave Courbet, en peignant des figures populaires, en prétendant ne rien cacher du réel a transgressé la hiérarchie des genres en vogue dans la peinture académique ou romantique. Il contribue ainsi à modifier notre regard et nos représentations.

De même Jean-Luc Godard rompt, dès son premier film À bout de souffle, avec la linéarité du récit filmique. À bout de souffle, interdit au moins de 18 ans en 1960, irregardable navet selon des critiques de l’époque, est aujourd’hui un thriller classique, dans les 100 meilleurs films de tous les temps, vu, étudié et admiré. Notre œil depuis 1960 s’est modifié.

Idem encore pour le rap qui « écorchait les oreilles » à son apparition et dont certains titres sont aujourd’hui programmés sur Radio-Nostalgie. Modifier le regard ou l’écoute, bouger nos perceptions, rendre tangibles de nouveaux imaginaires, figurer ce dont le réel est porteur… tout cela a à voir avec l’art. Et forcément cela concerne avec ceux et celles qui veulent transformer le monde.

Mais il arrive qu’on fasse politiquement du théâtre autour d’un propos lui aussi politique.

C’est le cas de Sylvain Creuzevault et de la pièce qu’il présente à l’Odéon jusqu’au 22 octobre Edelweiss – France fascisme –. Et on espère aussi beaucoup de son pendant, Esthétique de la résistance, d’après l’oeuvre de Peter Weiss, qui se jouera à la MC93 de Bobigny du 9 au 12 novembre.

Théâtre de l’Odéon – Edelweiss, pâle fleur des glaciers Le fascisme sur scène.

Edelweiss, c’est 2 heures 15 de spectacle monté autour des écrits des principaux collaborateurs français. Qu’ils soient issus du monde politique d’avant-guerre dans sa diversité : Joseph Darnand et Philippe Henriot, dirigeant et député de l’extrême droite, Pierre Laval ministre de nombreux gouvernements de droite de la IIIème République, Jacques Doriot, ex-député et responsable national du PCF, Marcel Déat, ex-député du Parti socialiste. Ou issus aussi du monde intellectuel, poétique et littéraire comme Louis Ferdinand Céline, Lucien Rebatet, Pierre Drieu La Rochelle ou Robert Brasillach.

Sylvain Creuzevault s’est beaucoup nourri de l’histoire et de la pensée de l’histoire. Cependant ne nous trompons pas, il ne fait pas œuvre d’historien mais de citoyen et d’artiste par les moyens du théâtre.

Il y a beaucoup de théâtre dans la mise en scène de Sylvain Creuzevault. Un rythme, des inventions scéniques, huit comédiens magnifiques, comme des clowns fildeferistes, endossant les rôles d’hommes et de femmes indistinctement. Il y a de l’envie de rire vite étouffée, quelquefois libérée. Sur scène aucune fioriture, tout est nécessaire et fort. Comme rarement le mariage du plateau et de la vidéo est réussi car juste. On retrouve, si on le veut, de nombreuses citations du théâtre aussi : de Brecht à Vichy -Fictions de Jean-Pierre Vincent, Bernard Chartreux et Michel Deutsch à Arturo Ui dans la mise en scène d’Heiner Müller. On est parfois touché par la beauté. Mais là n’est pas vraiment l’essentiel.

Car Edelweiss, c’est 2 heures 15 de discours fascistes en pleine gueule. Sans discontinuer. Sans possibilité de fuir. On croyait connaître, on en découvre. Ça fait mal.

Sylvain Creuzevault fait le choix d’une pièce, on n’ose dire comique, mais grinçante, les huit comédiens et comédiennes dessinent leurs rôles entre pantins et bouffons, on voit apparaître en vidéo nos « héros » de la résistance et réapparaître deux acteurs qui figurent le débat du peuple… Tout y est fait intelligemment pour nous tenir à distance d’une identification.

Mais on n’est pas sourd et on entend. Les fascistes peuvent bien écrire, penser réellement, être intelligents et même courageux. Avait-on oublié que savant n’est pas synonyme de bien ? Que beau n’est pas semblable à bon ? Que l’intelligence n’est pas par nature humaniste ? Que les courageux ne servent pas toujours l’intérêt général ?

Tout ce monde débat et se débat. Leurs conflits dans la construction d’une hégémonie culturelle fasciste recouvrent leur diversité d’origines et de positions. Avec un arbitre l’Allemagne nazie et ses besoins concrets avant d’être idéologiques.

L’histoire ne se répète pas, elle rime – Mark Twain Certains des personnages ont été condamnés à mort ou exécutés, l’un s’est suicidé, d’autres graciés puis libérés. C’est le cas de Louis Ferdinand Céline qui nommait les résistants « les héros du marché noir » et qui disait en 1946 pour sa défense à son avocat « L’antisémitisme est aussi vieux que le monde, et le mien, par sa forme outrée, énormément comique, strictement littéraire, n’a jamais persécuté personne ».

Idem pour Lucien Rebatet. Après son ouvrage Les décombres de 1942 – il y désigne les juifs, les politiques et les militaires comme responsables de la débâcle de 1940 – et son interview de Marcel Deat dans Je suis partout qu’il titrait : « Il y a en France des forces révolutionnaires dont l’Europe pour vaincre ne peut plus se passer » il déclarait en 1967, « La cause d’Israël est là-bas celle de tous les Occidentaux. On m’eût bien étonné si l’on m’eût prophétisé en 1939 que je ferais un jour des vœux pour la victoire d’une armée sioniste ».

Et en 1969 sur le plateau de Radioscopie à la question de Jacques Chancel « Lucien Rebatet, est-ce que vous avez honte de tout ce qui s’est passé ? », il répond : « Pas le moins du monde. Si j’avais honte d’ailleurs, je ne serais pas à ce micro. Je me suis battu pour la cause que je croyais bonne ».

Sylvain Creuzevault n’est pas innocent. Ni un seul dissécateur de l’occupation. Il connaît l’intérêt pour aujourd’hui de se pencher sur notre histoire. Autopsier l’histoire pour en connaître les moteurs. Non en professeur de morale ou de bien-pensance. En artiste donc en gestes. À nous spectateurs de faire notre travail, dans la salle et dans la vie, sous peine que le cauchemar s’incarne.

Le metteur en scène ouvre malgré tout quelques piste, libres à nous de les suivre. D’autant plus perceptibles que les textes qu’on entend ne semblent pas avoir perdu tout crédit pour tous. Quelques bruits d’hier pour aujourd’hui. Parfois anachroniques. On entend par exemple Perlimpinpin sur scène ou l’étonnement de Laval de retrouver ensemble CGT et CFDT dans le Programme national de la Résistance. On voit passer des figures historiques ou actuelles qui clarifient le propos souvent et parfois le complexifie.

Des mots balises nous font dresser l’oreille sur le débat. Concernant le peuple, notamment quand la question de classe s’impose aux collaborateurs par dessus le reste. La décadence ou la décivilisation. Le jeu des personnages entre nationalisme français, soumission à une puissance étrangère et pensée fasciste de l’Europe. Car les fascistes ont une pensée appuyée de l’Europe.

A quelques mois des prochaines élections européennes. Avec des interprètes tels Michel Onfray ou Michel Houellebecq. A l’heure où les promoteurs du camp présidentiel participent, avec d’autres complicités, à la construction d’une nouvelle hégémonie, au sens gramscien, autour des idées d’extrême droite pour continuer à exercer le pouvoir.

Pour aller plus loin : Sondage : unie aux élections européennes, la NUPES peut l’emporter face à Macron et Le Pen

La pièce se conclue par une phrase projetée sur le rideau de scène. Une phrase qui reste après que la salle se soit vidée. Une phrase qui n’arrête pas de se retourner. Avec ses trois sens possibles – chacun terrifiant. « Méfiez-vous de vos désirs, ils arrivent ».

Résister au présent Esthétique de la résistance, le pendant d’Edelweiss, bientôt à la MC93 ;

Beaucoup regrettent la disparition des auteurs au théâtre. Et l’écriture au plateau ne remplace pas les dramaturges. Pourtant les auteurs existent et écrivent. Dans le monde et en France. Et ils sont même brillants. D’Eugène Durif à Philippe Malone en passant par Dorothée Zumstein ou Michel Simonot et Claudine Galéa. Entre de nombreux autres. Et pourtant, regardez les programmations des théâtres, de moins en moins d’auteurs. Ou alors morts.

C’est le cas de Peter Weiss, auteur allemand disparu en 1982, mis en scène par Jean Vilar, inventeur du théâtre documentaire. Esthétique de la résistance n’est pourtant pas une de ses pièces mais un roman de plus de 900 pages. Le poète Laurent Grisel avait passé de nombreux mois à lire en public dans son village les chapitres de cette « Iliade du mouvement ouvrier et de la lutte contre le fascisme au XXe siècle ».

C’est à ce sommet de la littérature que s’est attaqué Sylvain Creuzevault. Avec Edelweiss, Esthétique de la Résistance forme un diptyque.

Esthétique de la résistance a été mis en scène au printemps dernier à Strasbourg. Il arrive début novembre à Bobigny. En voilà la trame : de 1937 à 1945, un jeune ouvrier et ses camarades traversent l’Europe, de Berlin à l’Espagne, pour combattre le fascisme en se forgeant une éthique et une esthétique. Tous ou presque mourront décapitées pour les femmes, pendus pour les hommes.

C’est une matière à traiter les questions politiques liées au fait de résister et de construire une société alternative au capitalisme. C’est aussi l’histoire de l’art la plus révolutionnaire jamais écrite. Dans Edelweiss, on peut en avoir symétriquement le goût avec l’exploration et le commentaire intelligent du tableau Margot l’Enragée – allégorie de la guerre oeuvre de Peter Brughel l’Ancien – par les collaborateurs des nazis, Lucien Rebatet et Robert Brasillach.

Le roman de Peter Weiss est une somme, Sylvain Creuzevault en a tiré 5 heures de spectacle. Un marathon. Le metteur en scène nous décrit ainsi son projet : « Avec L’Esthétique de la résistance, on est face à un objet où il n’y a pas, en direct dans notre vie, de gens qui ont connu ces faits et cette époque − ils sont tous morts aujourd’hui. On n’est pas traversés par les températures, les chaleurs de ceux qui les ont vécus et transmis directement. C’est un objet refroidi, qu’on ne peut pas réchauffer artificiellement.

Il faut l’aborder par ce qui en nous fait chaleur. Ma nécessité de travailler ce texte en 2023 part d’une volonté claire, simple, nette, de questionner l’Histoire du point de vue de celle du communisme. Depuis l’organisation du modèle politique bourgeois de la fin du XVIIIème siècle, toute politique est construite pour empêcher l’avènement d’un communisme. Weiss circonscrit un ennemi qu’on pourrait nommer le fascisme.

Mais à force de fréquenter son roman, on se rend compte que le fascisme n’est pas le centre. Le problème est plutôt : dans le combat qui se livre contre le fascisme, quelque chose se construit, ou plus précisément n’arrive pas à se construire : le communisme.

Tu lèves le voile sur le premier ennemi, sur le mal incarné, et une fois que tu as compris qu’il te pétrifie, tu comprends également que ce mal ne suffit pas non plus à produire au contraire un communisme, même dans l’anti-fascisme… alors la question du communisme reste entière. C’est ce qui est génial dans le livre : tu suis ce jeune homme, et ça devient très compliqué pour lui, le dilemme est grand, quand bien même il est en désaccord avec son propre parti, il ne peut plus ne pas le suivre et il s’enfonce dans une impasse.

En cela, le roman n’est pas une fermeture mais une étape de liquidation du stalinisme. Le livre n’essaie pas uniquement d’épuiser la question du fascisme, il doit également épuiser la question du stalinisme pour permettre la reconstruction d’une hypothèse communiste sous la forme que l’époque qui l’étudiera trouvera bon de lui donner. »

Cela vaut le coup d’y aller ou de regarder si Edelweiss ou Eshétique de la résistance passent tout près de chez vous.

Par Laurent Klajnbaum


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