Allemagne : la rigueur budgétaire répond à la crise structurelle

mardi 29 août 2023.
 

L’Allemagne connaît depuis plus d’un an une stagnation économique et une crise industrielle. Mais le gouvernement de coalition entre sociaux-démocrates, Verts et libéraux a décidé de revenir à l’orthodoxie budgétaire en coupant dans tous les budgets, sauf celui de l’armée.

La situation de l’économie allemande reste préoccupante, alors que le gouvernement fédéral issu de la coalition « feu tricolore » entre sociaux-démocrates, Verts et libéraux a annoncé cet été un tour de vis budgétaire pour l’an prochain. Alors que la droite et l’extrême droite font la course en tête dans les enquêtes d’opinion, ce choix semble particulièrement risqué.

Pour comprendre, la situation, il faut revenir sur l’état de l’économie allemande, clairement une des moins performantes d’Europe occidentale. Au deuxième trimestre 2023, le PIB allemand a stagné après deux trimestres consécutifs de baisse – ce qui est la définition technique de la récession – de 0,4 % et 0,1 %. Au 30 juin 2023, le PIB trimestriel de l’Allemagne se situait ainsi 0,25 % en deçà de son niveau du 31 mars 2022 qui a marqué le pic de la reprise post-crise sanitaire.

L’Allemagne est donc en état de stagnation économique durable. Car, en réalité, le PIB allemand semble avoir perdu de l’entrain depuis longtemps. À la mi-2023, il n’était que 7,6 % au-dessus de son niveau d’il y a huit ans. Le niveau du deuxième trimestre 2023 est inférieur de 5,6 % en volume à ce qu’il aurait été si la tendance des années 2015-2019 s’était poursuivie. Ce chiffre représente pas moins de 43 milliards d’euros constants.

Le cœur économique du modèle allemand, l’industrie, doit faire face à des vents contraires importants. Le phénomène a commencé avant la crise sanitaire et s’est aggravé par la suite. En juin 2023, la production manufacturière (l’industrie sauf l’énergie) affichait une stagnation sur un an et une baisse de 1,3 % en moyenne trimestrielle.

Mais sur plus long terme, le tableau est très inquiétant. En juin 2023, la production de l’industrie allemande était de 6,2 % inférieure à celle de février 2020 et 10 % en deçà du point haut de la production mensuelle, qui date déjà de mai 2018.

La situation ne s’explique donc pas par les perturbations des chaînes logistiques qui auraient gêné la production, puisque le déclin s’est amorcé près de deux ans avant la crise du Covid. Si les exportations allemandes en valeur restent dynamiques (+ 3,5 % sur un an en juin), ces chiffres sont perturbés par les variations de prix.

En réalité, la demande de produits allemands est de moins en moins forte à l’étranger, mais aussi en Allemagne. Dans les grands secteurs où le « made in Germany » a longtemps dominé, la concurrence se fait de plus en plus vive en provenance d’une Chine qui cherche à monter en gamme ou à se positionner sur de nouveaux marchés, comme les voitures électriques.

Ce dernier point est très parlant : les constructeurs allemands ont longtemps délaissé ce secteur et raté le coche. Désormais, le marché se partage entre fabricants chinois et états-uniens et les marques allemandes peinent à s’imposer. Dans la chimie, l’avance allemande semble aussi se réduire.

Une demande chinoise en ralentissement

Globalement, la situation de l’industrie allemande est assez désastreuse. L’indice PMI de S&P Global des directeurs d’achat a reculé en juillet de 40,6 à 38,8 (un niveau inférieur à 50 indique une contraction de l’activité). C’est un niveau jamais vu depuis mai 2020, autrement dit depuis la crise sanitaire. Tous les signaux sont au rouge : la production et les nouvelles commandes sont au plus bas depuis trois ans.

En réalité, la demande mondiale, notamment celle en provenance du premier client de l’Allemagne, la Chine, est en net ralentissement, et la demande intérieure peine à prendre le relais. L’inflation a frappé de plein fouet les ménages. L’indice des salaires réels a reculé six trimestres de suite entre fin 2021 et début 2022 (les chiffres du deuxième trimestre ne sont pas disponibles). Au premier trimestre 2023, leur niveau était 2,3 % inférieur à celui de la même période de 2022.

Le secteur des services, comme ailleurs, a mieux résisté et maintenu une croissance de son activité, notamment en raison de tendances « structurelles » (dépenses des entreprises et services « contraints » pour les ménages). Mais la situation se dégrade. L’indice PMI des services en juillet a reculé de 54,3 à 52,1, revenant à son niveau de février. Les entreprises ajustent leurs coûts au niveau de la demande et des profits attendus, tandis que les ménages se serrent toujours la ceinture.

Évidemment, la crise structurelle allemande est renforcée par le phénomène de resserrement monétaire de la BCE. Avec la baisse de l’inflation, la hausse des taux commence à se faire sentir dans la distribution de crédits. Si, en juin, la croissance des nouveaux crédits restait forte sur un an selon la BCE pour les ménages (+ 2,2 %) comme pour les entreprises (+ 6,2 %), elle se réduit nettement sur quatre mois. En avril, les hausses annuelles étaient de 3,4 % pour les ménages et de 7,4 % pour les entreprises.

Les effets de la baisse des revenus réels et de la hausse des taux ont déjà contribué à faire reculer l’activité du secteur de la construction entre le deuxième trimestre 2022 et le premier de 2023. Et là encore, les perspectives ne sont guère réjouissantes. L’institut Ifo prévoit un recul de 32 % des permis de construire en Allemagne dans les deux prochaines années.

Certes, il n’y a pas « d’effondrement » de l’économie allemande. Les fondamentaux se dégradent, mais l’aide publique a permis d’éviter le pire. Par ailleurs, comme dans la plupart des pays occidentaux, l’emploi résiste à la crise. Ou plutôt, la chute des salaires réels a permis de sauvegarder les postes de travail au prix d’un recul notable de la productivité.

En juin, sur un an, le nombre de personnes employées en Allemagne a progressé de 0,7 %, alors même que la croissance du PIB était négative de 0,2 %. La chute de la productivité est donc importante, proche de 1 % et différente de celle du début des années 2000 : cette fois, elle touche l’industrie en plus des services.

Cette hausse de l’emploi a réduit l’impact de la baisse de la consommation des ménages, qui a tenu jusqu’à la fin de 2022 avant de reculer brusquement au premier trimestre de 2023 (– 1 %). Mais son impact sur la productivité conduit à une perte de performance de l’industrie et à un recul des perspectives d’investissement qui pèse lourdement sur la production.

Bref, l’Allemagne semble être redevenue, comme dans les années 1990, « l’homme malade de l’Europe », mais avec quelques éléments encore plus inquiétants puisqu’à l’époque il s’agissait de « digérer » la réunification et que les perspectives liées à la croissance chinoise étaient positives.

Politique de l’offre et austérité

Face à une telle situation, la réaction de la coalition au pouvoir est inquiétante. Le 5 juillet, le ministre des finances et chef du FDP (libéral), Christian Lindner, a présenté les grandes lignes du budget 2024 qui sera discuté par le Bundestag cet automne. Les arbitrages ont été difficiles, notamment entre les Verts et le FDP, et certains ne sont pas encore définitifs, mais Christian Lindner a insisté sur le fait que ce budget représentait un « retour à la normale ».

Or, outre-Rhin, qui dit « retour à la normale » dit retour du fameux « frein à l’endettement », cette règle constitutionnelle adoptée en 2009 par la « grande coalition » pour compenser les deux plans de relance qui ont suivi la crise financière mondiale.

Cette règle interdit tout déficit pour les Länder et limite le déficit structurel de l’État fédéral à 0,35 % du PIB. Elle avait permis à Wolfgang Schäuble de réaliser le rêve de tout ministre des finances allemand : équilibrer les comptes fédéraux, le fameux « Schwarze Null », à partir de 2012. Le ralentissement économique puis la crise sanitaire ont montré combien cet exercice était vain.

Malgré des excédents budgétaires de plus de 1 % entre 2017 et 2019, l’Allemagne a dû lâcher les vannes à partir de 2020. Cette année-là, le déficit budgétaire était redescendu à 4,3 % du PIB. En 2022, il était encore à 2,6 % du PIB. La règle constitutionnelle permet évidemment des écarts liés à des circonstances exceptionnelles et aussi lorsque la conjoncture n’est pas bonne, à condition, dans ce dernier cas, de les compenser en cas de retour de la croissance.

Ce « frein à l’endettement » a fait l’objet d’un vif débat parmi les économistes en 2018-2019, qui ne recoupait pas les divisions politiques. Une partie du patronat se lamentait de l’état désastreux des infrastructures publiques que cet instrument d’austérité permanente laissait à l’Allemagne. À l’inverse, la majorité des sociaux-démocrates et une partie des Verts, acquis aux principes de l’ordo-libéralisme, voyaient dans cette règle une mesure essentielle.

Avec une inflation encore élevée (6,2 % en juillet), le choc en volume des hausses de dépenses sera considérable et l’ensemble des dépenses, à l’exception de la défense, sera touché.

En tout cas, le changement de majorité en 2021, qui a permis d’expulser du pouvoir la CDU/CSU pour la première fois depuis 2005, n’a pas modifié l’attachement officiel du gouvernement fédéral à cette règle. Aussi, Christian Lindner a annoncé une cure d’amaigrissement global des dépenses publiques fédérales, qui devront passer l’an prochain de 476,3 à 445,7 milliards d’euros, soit une baisse de 6,5 %.

Certes, une bonne partie de cette baisse sera portée par le secteur de la santé et de l’aide économique, prenant acte de la fin de la crise sanitaire. Mais avec une inflation encore élevée (6,2 % en juillet), le choc en volume sera considérable et l’ensemble des dépenses, à l’exception de la défense, sera touché. C’est donc bien une cure d’austérité que promet Christian Lindner à l’Allemagne.

En réalité, la coalition a contourné en partie la difficulté en mettant en place un fond « hors budget » pour financer les investissements urgents de l’économie : le fonds climat et transformation (KTF), géré par le ministre écologiste de l’économie, Robert Habeck, disposera en théorie de 212 milliards d’euros sur les quatre années allant de 2024 à 2027. Ce n’est pas négligeable puisque cela représente annuellement une injection de 1,8 % du PIB de 2022.

Mais il y a là trois problèmes majeurs. D’abord, il faut prendre en compte les baisses de dépenses de 30 milliards d’euros du budget fédéral (et celles des Länder, à déterminer) pour réduire l’impact macro-économique global de ce fonds. Ensuite, ce fonds a beaucoup de fonctions, du financement des changements de chauffage au soutien à l’industrie des semi-conducteurs. Le risque est donc de réduire l’impact de ces dépenses par une volonté de tout régler. Enfin, il y a un autre problème, celui du financement.

Car si ce fonds peut être « hors budget », c’est parce qu’il doit s’autofinancer. Ses ressources lui seront fournies par la taxe carbone qui, en parallèle, sera fortement augmentée, passant de 30 euros la tonne aujourd’hui à 40 euros en 2024 et 50 euros en 2025. Autrement dit, ce que l’on injectera à certains endroits de l’économie, on le ponctionnera à d’autres.

Toute cette construction réside sur des croyances finalement assez orthodoxes. On considère que la taxe carbone permettra de modifier les comportements et que les investissements qu’elle financera pourront à la fois gérer la crise écologique et la crise économique. Les perdants, dans cette affaire, restent les ménages les plus pauvres qui vont subir à la fois la baisse des dépenses publiques « ordinaires » et la hausse de la taxe carbone.

En réalité, la politique de la coalition est très orientée sur l’offre et assez peu sur la demande et la politique sociale. Elle s’inscrit dans la tradition la plus pure de la politique mercantiliste allemande centrée sur la défense de la compétitivité-coût externe.

Priorité au budget militaire

D’ailleurs, Christian Lindner, qui a annoncé des coupes de 500 millions d’euros par an dans les allocations familiales – un programme développé sous l’ère Merkel pour tenter de combler le déficit démographique naturel – a également présenté deux projets de loi de baisses des impôts sur les entreprises qui s’élèvent en tout à 7,3 milliards d’euros par an. Ces nouvelles mesures interviennent alors même qu’une partie importante du KTF est destinée à soutenir la modernisation de l’économie par des subventions à certains secteurs, notamment les semi-conducteurs.

À cela s’ajoute une autre priorité du gouvernement : la défense. La coalition a mis en place un budget global de 50 milliards d’euros par an pour l’armée fédérale, la Bundeswehr. Dans son intervention au Bundestag le 5 juillet, Olaf Scholz n’a pas caché que la défense était la première des priorités de son gouvernement, compte tenu de la poursuite de la guerre en Ukraine.

Le retour à l’orthodoxie budgétaire permet de mettre en place un financement des priorités de défense et d’investissements par des mesures d’austérité sur les services publics et les dépenses sociales. Or ces dépenses seraient essentielles pour accompagner l’augmentation du prix du carbone.

Un des points budgétaires en suspens permet de prendre conscience de cette difficulté. La coalition a promis de mettre en place un revenu de base pour les enfants, pour empêcher la pauvreté infantile. Les associations estiment qu’il faudrait 24 milliards d’euros par an pour satisfaire cette ambition, mais Christian Lindner ne souhaite mettre que 2 milliards d’euros à disposition, tandis que les Verts, eux, demandent 12 milliards d’euros. Bref, dans tous les cas, ce sujet, qui a d’ailleurs été reporté sine die, semble devoir être une variable d’ajustement.

Comment déplaire à tout le monde

Avec cette politique, le gouvernement trace les grandes lignes des futures politiques européennes de l’après-Covid. La priorité sera redonnée à la consolidation budgétaire tout en intensifiant le soutien au capital au nom même de la crise écologique. Logiquement, l’effet de ciseau induit une refonte complète de l’action publique en matière sociale et de services publics. Immanquablement, ceci débouchera vers des réductions de droits.

Dans le contexte allemand, il s’agit de tenir un équilibre difficile entre l’obsession budgétaire de Christian Lindner, soucieux de ne pas laisser le monopole de la rigueur à la droite chrétienne-démocrate, et les engagements des Verts. La conversion de ces derniers à la logique de marché permet de trouver le compromis décrit ci-dessus.

Reste que le pari de la coalition est très risqué, alors que la droite et l’AfD, le parti d’extrême droite font la course en tête dans les élections partielles et les enquêtes d’opinion. Certes, l’annonce de l’établissement en 2027, en Saxe, d’une usine de semi-conducteurs du Taïwanais TSMC pour 3,8 milliards d’euros est un premier succès pour cette stratégie. Mais on est encore loin d’un mouvement de fond, d’autant que la Chine, isolée dans ce domaine, investit massivement et que les États-Unis souhaitent aussi rapatrier une grande partie de la production.

Surtout, l’industrie allemande reste largement dépendante des secteurs traditionnels où l’efficacité des baisses d’impôts reste à prouver et où l’investissement est bas. Tout se passe, en réalité, comme si la crise industrielle allemande actuelle était ignorée par le gouvernement. En serrant la vis en pleine stagnation, ce dernier prend le risque d’aggraver les difficultés actuelles sans réfléchir à un nouveau modèle économique.

La plupart des économistes se sont donc montrés très sévères sur ce projet de budget. Marcel Fratzscher, économiste à l’institut DIW, estime ainsi que le projet de budget tente de trouver la « quadrature du cercle » en voulant rétablir l’équilibre budgétaire et investir sans augmenter les impôts sur les plus riches. Même des économistes plus conservateurs comme Niklas Potrafke, de l’institut Ifo, critique des ambitions trop réduites en matière d’investissement. En fait, tout le monde semble déçu : à gauche, par la politique d’austérité et de réduction des dépenses sociales, à droite par le manque d’ambitions dans les investissements.

Début août, le groupe des « sages économiques » chargés de conseiller le gouvernement a prévenu que la stagnation de l’économie pourrait bien durer et que, compte tenu des défis auxquels l’Allemagne doit faire face, la population devait se préparer à des « sacrifices » et à des « difficultés ». Un message que le gouvernement, pourtant menacé par la montée de l’extrême droite, ne semble pas avoir écouté.

Romaric Godin


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