Allemagne : La NSU, trois néonazis, dix assassinats et treize années de cavale

dimanche 28 février 2021.
 

Doit-on interdire les partis ouvertement néonazis comme La Troisième Voie ? L’Allemagne y rechigne, considérant que la démocratie doit être suffisamment forte pour se défendre contre les extrémismes de tous bords. Mais le scandale de la NSU remet ce principe en question.

Par Prune Antoine

Allemagne : sur la piste brune de La Troisième Voie

Au lendemain de l’agression xénophobe d’Erfurt, en août 2020, deux personnalités politiques se sont exprimées publiquement pour réclamer l’interdiction et la dissolution du parti néonazi La Troisième Voie.

Le vice-président exécutif du Comité international d’Auschwitz, Christoph Heubner, a déclaré dans la presse : « Pour les survivants de l’Holocauste et à la lumière de l’histoire allemande, cet incident signe l’indigence/l’impuissance d’un État prétendument fonctionnel. » Katharina König-Preuss, députée du parti de gauche Die Linke au sein du Parlement du Land de Thuringe, estime qu’une interdiction est attendue depuis longtemps : « La Troisième Voie a été, par le passé, à plusieurs reprises à l’origine d’actes criminels dans toute l’Allemagne. »

Interrogée en visioconférence, la quadragénaire, visage rieur, cheveux noirs et clope au bec, va plus loin. « Il existe en Allemagne une tolérance, une acceptation et un soutien des idées d’extrême droite chez les fonctionnaires affectés à la sécurité de l’État, que ce soit dans la police, la justice ou même les services de renseignement », affirme-t-elle sans sourciller.

La « dénazification » entreprise à la suite du procès de Nuremberg a longtemps été un mythe fondateur de la République fédérale. « Cinq policiers figuraient sur la liste des députés présentés par l’AfD au Land de Thuringe. Alors même qu’ils sont par essence soumis au devoir de réserve et de neutralité, et qu’ils ont le monopole de la violence. Je ne comprends pas qu’avec les moyens mis à sa disposition, l’État ne soit pas en mesure de contrer le fléau néonazi. »

König-Preuss sait de quoi elle parle. Depuis 2012, en tant que membre de la commission d’enquête sur la NSU au Parlement de Thuringe, elle travaille à faire la lumière sur le plus grand scandale néonazi de l’après-guerre en Allemagne : le « complexe NSU » (« Nationalsozialistischer Untergrund », pour « clandestinité nationale-socialiste »).

Une affaire dont les zones d’ombre racontent les manquements d’une justice, d’un État et d’une société qui n’en a pas fini avec les fantômes de son passé. Malgré le verdict rendu en 2018 par la cour d’assises de Munich, ce German History X n’a pas fini de livrer tous ses secrets.

« Règlements de comptes mafieux » et « meurtres des kebabs »

L’histoire, invraisemblable, commence dans le tourbillon de l’Allemagne des années post-réunification : trois jeunes Est-Allemands à la vingtaine boudeuse, Beate Zschäpe, Uwe Mundlos et Uwe Böhnhardt, se rencontrent à Iéna, en Thuringe, d’où ils sont originaires. Le Mur est tombé, eux sont paumés et zonent dans une RDA en état de désintégration avancée. Le trio traîne son ennui entre Zwickau, un no man’s land frontalier de la Tchécoslovaquie, et Chemnitz, l’ex-Karl-Marx-Stadt.

L’avenir sur place est à options limitées : devenir punk ou facho. Plombés par le chômage et galvanisés par les émeutes de Rostock contre des foyers d’immigrés vietnamiens en 1992, les groupuscules néonazis poussent comme des champignons dans les nouveaux Länder de l’Est. La NSU se forme. De cambriolages en braquages, le trio est arrêté puis relâché, avant de basculer dans la violence et la clandestinité. La radicalisation des « Bonnie & Clyde & Clyde » germaniques n’aura plus de limites.

L’an 2000 marque leur passage de petits délinquants à criminels organisés. Le 11 septembre 2000, un fleuriste turc de Nuremberg, Enver Şimşek, 38 ans, est tué de huit balles. Comme cela, au hasard. Suivront Cologne, Rostock, Cologne, Hambourg ou Munich. Treize ans, dix meurtres, quinze braquages et deux attentats à la bombe. Huit des victimes sont des petits commerçants et immigrés turcs, l’une était grecque, la dernière policière et allemande.

Malgré certains indices concordants, comme le fait que la même arme, un calibre Česká CZ 83 (de fabrication tchèque typique du bloc de l’Est), ait été utilisée pour chaque victime, aucun enquêteur ne fait le lien entre les crimes. Les perquisitions et les auditions s’enchaînent, la police et la justice continuent d’attribuer ces crimes à des « règlements de comptes mafieux » au sein de la communauté immigrée.

La presse n’est pas en reste dans les préjugés et multiplie les gros titres sur les « meurtres des kebabs » (« Döner Morde »). Il faut attendre 2011 pour que le trio soit repéré.

En novembre, après un énième braquage, la police découvre les corps sans vie d’Uwe Mundlos et Uwe Böhnhardt dans un camping-car en Thuringe. L’appartement que le trio partageait à Zwickau est détruit par une explosion. Deux jours plus tard, Beate Zschäpe elle-même se présente spontanément à la police. Si le mutisme des accusés hante les parties civiles, le mystère NSU s’épaissit au fil des révélations et des rebondissements.

Comment expliquer une telle épopée sanglante ? Comment, surtout, comprendre une telle impunité ? Pendant plus d’une décennie, la NSU a pu commettre des crimes racistes aux quatre coins de l’Allemagne sans jamais être arrêtée, ni même soupçonnée par les autorités.

Surnommée parfois la « Fraction armée brune », en référence inversée aux terroristes de la Fraction armée rouge, le procès « mammouth » a commencé en 2013 à la cour d’appel de Bavière de Munich. En 2018, après 379 jours d’audience, 815 témoins et 42 experts plus tard, la seule survivante du trio, Beate Zschäpe, est condamnée à la perpétuité.

Mais une seule question est sur toutes les lèvres : les institutions allemandes, des policiers aux services secrets, se sont-elles rendues coupables de tolérance, voire ont-elles encouragé le terrorisme d’extrême droite ? Comment la NSU aurait-elle pu commettre ses crimes, se cacher pendant dix ans, obtenir de l’argent et des armes sans le soutien d’un réseau néonazi beaucoup plus vaste ? Pourquoi les services secrets, qui avaient de nombreux informateurs dans la mouvance néonazie, ne sont-ils pas intervenus plus tôt ?

« Grâce au travail des services de renseignement, aux informateurs et à la police, l’État disposait de toutes les informations possibles sur la NSU et ce dès les premiers mois », reprend Katharina König-Preuss. « Qui ils étaient, qui les finançait, qui les soutenait, leur idéologie, leurs réseaux, qu’ils avaient trafiqué des armes… Que ces données n’aient pas été correctement traitées ; que les décisions n’aient pas été communiquées entre les services, qu’elles n’aient pas été diffusées pour des histoires de protection des sources ou de complicité ; qu’il s’agisse de raison d’État ou d’absence de volonté politique, je l’ignore. L’État ne peut pas dire qu’il n’était pas informé. Je le dis et je le répète, tous ces meurtres auraient pu être évités », martèle la députée.

Comme pour celui du terroriste Anders Breivik en Norvège, le procès de la NSU aurait pu être un vrai examen de conscience pour l’Allemagne, la conduire à s’interroger sur l’existence d’une tolérance au terrorisme d’extrême droite. Depuis 1945, il y a toujours eu un consensus public, une ligne rouge à ne pas franchir concernant l’extrême droite. Elle a volé en éclats depuis l’entrée de députés d’Alternative pour l’Allemagne au Bundestag en 2014, un parti devenu désormais la troisième force politique nationale


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message