JDD et empire Bolloré : une faillite politique

dimanche 9 juillet 2023.
 

Un vent de sidération a soufflé à l’annonce de la nomination à la tête du Journal Du Dimanche de Geoffroy Lejeune, fraîchement remercié par Valeurs actuelles. Dans un geste salutaire, les journalistes de l’hebdomadaire ont immédiatement voté à 96% la grève pour protester. Qu’un proche d’Éric Zemmour et Marion Maréchal Le Pen, capable de faire condamner son journal pour insulte raciste à l’égard de ma collègue Danièle Obono, dépeinte en esclave [1], ou de propager sans fard des fausses nouvelles [2], puisse diriger la rédaction d’un titre qui donne le la de l’actualité du dimanche est malheureusement un signe des temps.

L’information, ce bien public fondamental

Parce qu’elle alimente, irrigue, façonne le débat public, parce qu’elle contribue à construire notre représentation du monde, l’information oriente l’engagement ou le désengagement citoyen comme les politiques publiques. Sans la possibilité d’une qualité de l’information et sans indépendance des journalistes, il ne peut y avoir de démocratie véritable.

Il nous faut donc de protéger les journaux, et les médias en général, de leur mise sous tutelle par ceux qui détiennent le capital. Comme le proclame la Déclaration des droits et des devoirs de la presse libre de 1945, un média ne peut remplir sa mission que « dans la liberté et par la liberté ». La presse est libre quand elle ne dépend « ni de la puissance gouvernementale, ni des puissances d’argent mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs ». Cette affirmation n’a pas pris une ride mais elle a du plomb dans l’aile. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder l’état des médias en France aujourd’hui : 8 milliardaires et 2 millionnaires possèdent 81 % de la diffusion des quotidiens nationaux et 95 % de celle des hebdomadaires nationaux généralistes. La situation n’est pas meilleure dans les autres secteurs : 40 % des cinquante premiers sites d’information générale sont détenus par des milliardaires, et sur les huit radios nationales généralistes, la moitié d’entre elles appartiennent à cinq milliardaires.

Ce grand Monopoly des médias a des conséquences lourdes sur le contenu que ceux-ci produisent. Nous savons à quel point la consolidation et le déploiement de grands empires médiatiques ont pour corollaire l’affaissement de la valeur de l’information. À chaque nouvelle acquisition, on observe le démantèlement des rédactions, la précarisation des conditions de travail, la réduction sèche des personnels, la sous-traitance à des agences de contenu. Quand Vivendi, qui appartient à Bolloré, s’est emparé du groupe Prisma Media (qui regroupe Femme actuelle, Gala, Voici, Capital, Géo, Télé Loisirs…), ce sont près de 50% des journalistes qui sont partis. Ce mouvement est bien plus vaste, il est national : en 10 ans, nous sommes passés de 40.000 à 32.000 cartes de presse ! Une telle pénurie de celles et ceux qui fabriquent l’information, chassent les fake-news, enquêtent, est alarmante pour notre démocratie.

Un autre corollaire est le recours de plus en plus massif à une forme sacrifiant l’information à l’étalage d’opinions, l’ingérence dans les contenus éditoriaux, la reprise en main idéologique qui donne lieu à des phénomènes d’autocensure, voire de censure, de plus en plus fréquents. Quand Vincent Bolloré reprend Canal + en 2015, il supprime le Grand Journal, les Guignols de l’Info, censure une enquête sur le Crédit Mutuel, supprime la cellule d’investigation… En 2016, c’est Jean-Marc Morandini, un proche de Vincent Bolloré qui se voit proposé une émission quotidienne sur i-Télé alors qu’il est mis en examen pour « corruption de mineurs aggravée ». Ni la motion de défiance de la rédaction, ni leur grève de 31 jours – le conflit le plus long de l’histoire de l’audiovisuel privé ! – n’y feront rien. Depuis, on a vu comment, rebaptisée Cnews et avec Eric Zemmour en vedette, la chaine a évolué vers toujours plus de racisme, de sexisme, d’obsession sécuritaire et anti-immigrée. Et ce climat touche tous les secteurs : on se souvient de la suspension récente par Le Robert – filiale de Vivendi – d’un livre co-écrit par Guillaume Meurice dans lequel celui-ci se moquait de Vincent Bolloré…

Le symbole d’une double faillite politique

Si de grands empires se constituent ainsi, c’est parce que la loi en vigueur, totalement obsolète, permet aux appétits des grands propriétaires d’être rassasiés. Elle rend possible la mainmise des milliardaires sur les médias, au lieu d’encadrer et de garantir le pluralisme. Elle privilégie le pouvoir des actionnaires sur celui des journalistes et des citoyens. Dans le même temps,le rempart face au RN se transforme en passerelle. Chaque jour un peu plus, l’extrême droite prend place au cœur des institutions politiques et des grands médias, aidée par des actionnaires comme Vincent Bolloré qui assume en privé de mener un « combat civilisationnel ». La lutte pour une presse libre et contre l’extrême sont les deux faces d’un même combat. Les enjeux s’entrelacent et mettent en jeu la démocratie.

La situation s’aggrave mais le laisser-faire politique domine. Le tweet de Rima Abdul-Malak, ministre de la culture après l’annonce de la grève au Journal du Dimanche est un cas d’école : « Mon rituel du dimanche, c’était de me réveiller avec le JDD. Aujourd’hui il ne paraît pas. Je comprends les inquiétudes de sa rédaction. En droit, le JDD peut devenir ce qu’il veut, tant qu’il respecte la loi. Mais pour nos valeurs républicaines comment ne pas s’alarmer ? ». Ce tweet vient signer des décennies de démission politique face à la progression des grands actionnaires. Promis à plusieurs reprises ces dernières années, nous n’avons toujours pas de nouvelle des « États généraux du droit à l’information », dont l’organisation semble au point mort. On les attend comme on attend Godot. Cette échéance était pourtant sur la bouche de tous les macronistes quand, en 2022 dans notre niche parlementaire insoumise, je défendais à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à mettre fin à la concentration dans les médias et l’industrie culturelle.

Face à la démission du gouvernement, notre responsabilité est d’agir et d’armer les rédactions face à l’appétit des grands actionnaires. Une simple loi donnant du pouvoir aux journalistes face aux actionnaires, une forme de droit de véto dans la nomination du responsable de la rédaction ferait déjà avancer la situation. Avec la Nupes, nous travaillons à la formuler au plus vite dans des termes constitutionnels et pour qu’elle puisse être votée par une majorité à l’Assemblée nationale. Mais la macronie accepterait-elle de la mettre à l’ordre du jour, de la voter ? Son absence remarquable, comme celle de LR, à la soirée de soutien au JDD donne une note d’ambiance… La peur de déplaire à ceux qui détiennent du pouvoir financier nourrit le manque de courage politique.

Or le combat contre la nomination de Geoffroy Lejeune doit être mené pour être gagné. Pour ne pas créer un nouveau précédent et laisser un journal d’influence aux mains de l’extrême droite. Soutenir aujourd’hui le JDD, c’est affirmer un principe : la liberté de la presse. Et s’opposer à l’institutionnalisation et la banalisation des idées brunes.

Comme le disait La Boétie, « ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Pour les battre, il faut donc se relever et rester debout !

Clémentine Autain

[1] Article du Monde : « Valeurs actuelles condamné en appel pour injure publique à caractère raciste »

[2] Allez, un exemple pour la route. À lire dans le Huffington Post : « Valeurs actuelles retire le faux témoignage d’un prof menacé »


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