Energie (Europe) : les capitalistes maîtres du jeu … jusqu’à quand ?

mercredi 5 juillet 2023.
 

En Europe, comme partout dans le monde, les prix de l’énergie s’envolent et les pénuries s’aggravent. En janvier 2021, les prix de l’électricité sur les marchés de gros avoisinaient 47 €/MWh. En septembre 2021, ils ont atteint un niveau historique en dépassant les 100 €/MWh. En août 2O22, ils frôlaient les 750 €/MWh. Ils oscillent aujourd’hui autour de 200 €/MWh. On peut penser qu’en Europe les prix continueront à rester élevés, au moins jusqu’à la fin de l’hiver. Les répercussions sont multiples : explosion des profits des grands groupes énergétiques, fragilisation des fournisseurs d’énergie « indépendants » qui répercutent les hausses sur leurs clients … Mais aussi surcoûts pour les collectivités locales, les entreprises, et très grosses difficultés pour les familles, en particulier les plus précaires, malgré les mesures d’accompagnement mises en place par certains gouvernements.

Des causes conjoncturelles … mais surtout structurelles

Une hausse de la demande, après la pandémie du COVID, se combine avec plusieurs sources de perturbations de l’offre et entraine une spéculation forte sur les marchés. Outre la guerre en Ukraine, motif avancé pour justifier flambée des prix, la spéculation sur les combustibles fossiles et les prix du carbone sur le marché du CO2, expliquent cette augmentation. Avec, en France, d’autres causes spécifiques : la faible disponibilité du parc nucléaire (45% de sa puissance totale au dernier semestre 2022) pour cause de réacteurs vieillissants et le déficit hydrique des barrages pour cause de sécheresse… Mais la conjoncture n’explique pas tout de l’envolée incontrôlée des prix de l’énergie, notamment de l’électricité.

Le premier responsable c’est le TCE (Traité sur la charte de l’énergie), ratifié en 1994 pour sécuriser l’approvisionnement de l’Europe de l’Ouest en énergies fossiles et favoriser la coopération transfrontalière des États en matière énergétique. C’est un bouclier juridique pour les « investisseurs » du secteur de l’énergie. Il leur permet d’attaquer en justice les États qui mèneraient des politiques climatiques en défaveur de leur business. Les groupes de l’énergie peuvent ainsi réclamer des milliards de « compensation » aux gouvernements. Outre le frein aux politiques en faveur du climat, le TCE est un formidable cadeau aux capitalistes : 85 milliards de dollars à la charge des États en 2021, pour les affaires jugées jusqu’alors ou en passe de l’être.

Le « marché de l’énergie », une pompe à fric

Mais la source principale du problème est l’ouverture à la concurrence des marchés européens de l’électricité. La dérégulation prônée par l’OCDE imposait d’abord d’en finir avec toute forme résiduelle de service public, illustrée, en France, par la casse organisée du monopole public de l’électricité (EDF). La nationalisation du secteur par de Gaulle en 1946 dans le cadre d’un gouvernement d’Union Nationale avec des ministres communistes avait pour objectif de reconstruire l’économie capitaliste à la sortie de la 2nde guerre mondiale. En 1996, une directive européenne formalise la politique de libéralisme économique de mise en concurrence « libre et non faussée » au sein de l’UE et acte la fin du monopole d’EDF. D’autres fournisseurs privés allaient pouvoir vendre de l’électricité aux particuliers comme aux entreprises, sans être producteurs mais en tant qu’intermédiaires commerciaux entre producteurs et consommateurs. Dans le passé, l’opérateur historique EDF vendait son électricité directement aux consommateurs à un prix reflétant les coûts de production. Maintenant, EDF vend son électricité à perte aux fournisseurs qui la revendent à leur tour aux consommateurs, en se servant au passage.

L’exemple d’EDF est particulièrement éclairant sur ce tour de passe-passe visant à réintroduire artificiellement, à travers le marché de l’énergie, la logique du profit capitaliste. Deux dispositifs quasi-maffieux le permettent :

· l’Accès Régulé à l’Energie Nucléaire Historique (ARENH), par lequel EDF doit céder à ses concurrents un quota (25%) de sa production d’électricité nucléaire à un prix fixé à 42€/MWh, inférieur au coût de production de ses centrales nucléaires ; quand les cours du marché de l’électricité étaient bas, ce dispositif ne posait pas de gros problème, ce qui n’est plus le cas.

· les Tarifs Réglementés de Vente de l’électricité (TRVE), une méthode de calcul qui impose à EDF ses prix de vente, alors que les autres fournisseurs restent maîtres des leurs ; avec un prix du MWh acheté à 42€ et revendu à 200€ et plus, on voit le profit qu’en tirent les opérateurs privés … et les pertes subies par EDF.

Depuis 2010, la loi NOME va encore plus loin : un mode de calcul des tarifs de vente d’EDF intègre le coût d’approvisionnement de ces « fournisseurs alternatifs » sur les marchés de gros. Cela revient à moduler les augmentations des tarifs EDF pour que ses concurrents puissent être compétitifs et les inciter ainsi à rentrer sur le marché. Résultat : un bonus pour les fournisseurs privés, des pertes de plus en plus lourdes pour EDF … et des prix pour les usagers (on dit maintenant « clients ») qui s’envolent. L’ARENH étant limité à 25%, des fournisseurs privés qui ne pouvaient plus acheter au cours du marché ont fait faillite, laissant leurs clients sur le carreau. D’autres, comme Enercoop, ont changé leur charte, qui garantissait à leurs abonnés une « électricité verte, non nucléaire », pour acheter à EDF de l’électricité nucléaire bradée à 42 €/MWh !

L’énergie n’est pas une marchandise !

L’interconnexion des réseaux électriques relie 35 pays européens. Ceci permet de mutualiser les ressources pour ajuster la production à la consommation. Mais pour les capitalistes, c’est surtout un moyen de vendre de l’électricité aux cours fixés en bourse au jour le jour (marchés de gros, marchés SPOT), en spéculant sur l’offre et la demande des différents pays. Pour garantir les profits sous couvert de « décarbonation », le marché de l’électricité fonctionne selon le système de « l’ordre de mérite ». Le cours du MWh est calculé en fonction du dernier MWh produit. Celui-ci est différent selon les sources d’énergie : faible pour les renouvelables, moyen pour le nucléaire, élevé pour les énergies fossiles (gaz principalement). Si la demande d’électricité est faible, les énergies renouvelables et la production nucléaire suffisent : le prix est alors faible. Mais lorsque la demande est plus forte, on remet en route des centrales thermiques. Le prix de vente de l’électricité sur le marché s’aligne alors sur le coût de production des centrales thermiques. Et tous les acteurs de la chaîne de production/distribution en profitent, puisque le MWh produit à bas coût est (re)vendu au prix le plus cher. Ce sont bien sûr les usagers et les contribuables qui au bout du compte paient la facture de ce marché de l’énergie, opaque et hautement spéculatif.

Alimentant la colère sociale et la récession mondiale dans un contexte de crise climatique, cette bulle spéculative fragilise l’économie capitaliste mondialisée.

Les défenseurs du système s’affolent de l’impuissance des Etats. « Personne ne sait ce qui se passe au niveau des points d’échange virtuels pour le gaz naturel ; quels sont les prix d’achat lorsque le gaz arrive dans les ports européens, et comment se fait-il que les prix de revente au consommateur soient si élevés ? Nous devons y mettre un terme, et c’est pourquoi nous avons besoin de transparence (…) » (Dan Nica, eurodéputé S&amp ;D chargé de l’énergie). En octobre 2022, le parlement de l’UE a voté une résolution exhortant les chefs d’Etat à enrayer cette dynamique infernale. Suivant l’Italie, plusieurs pays de l’UE, France, Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Pologne, Slovénie ou Luxembourg, ont manifesté leur intention de sortir du TCE. Sous la pression des lobbies de l’énergie, la commission européenne soutient une « modernisation du traité » et a reporté le vote à avril 2023.

Ces tergiversations, le marché spéculatif et l’alignement sur le prix du gaz sont autant de causes de l’explosion des prix de l’énergie et en particulier de l’électricité. Pesant à eux seuls 40 % de la production nette d´électricité des 27 pays de l’UE (données Eurostat 2020), les marchés électriques français et allemands sont les deux plus importants d´Europe. Mais ni l’Allemagne avec le gaz, ni la France avec le nucléaire ne sont à l’abri de la pénurie. Le 5 septembre 2022, Macron a proposé un deal au chancelier Scholtz : « L’Allemagne a besoin de notre gaz et nous, nous avons besoin de l’électricité produite dans le reste de l’Europe, et en particulier en Allemagne ». 100% de l’uranium qui alimente les centrales nucléaires françaises est importé. Et l’usine Framatome de Lingen en Allemagne fabrique des assemblages combustibles avec de l’uranium enrichi en Russie, pour les centrales suisses, belges ou françaises. Le 13 septembre 2022, Rosatom en a livré une cargaison à destination de l’Allemagne, via le port français de Dunkerque. Et là, pas de sanctions commerciales contre la Russie. Le terrorisme d’Etat de Poutine, qui bombarde la centrale ukrainienne de Zaporidjia, séquestre son personnel et kidnappe son directeur, n’empêche ni Macron ni Scholtz d’en faire un partenaire commercial tout à fait respectable pour le business nucléaire.

Par ailleurs, fébriles face aux tensions d’approvisionnement d’un marché du gaz dominé par le Qatar (1er producteur mondial) et à contre-courant des objectifs du GIEC, les pays de l’UE ont lancé dans la précipitation 26 projets de terminaux gaziers, dont 11 en Allemagne. De son côté, la France soutient le projet de pipeline H2Med, « grand réseau européen d’hydrogène vert » (en réalité un gazoduc déguisé) reliant la péninsule ibérique à l’Allemagne et au nord de l’Europe via la France.

L’énergie, un enjeu majeur de la lutte des classes

Au niveau international, l’explosion des prix de l’énergie et des produits alimentaires aggrave les tensions structurelles, qui se sont accélérées depuis la crise mondiale du covid. Les réactivations des luttes sociales dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, notamment au Pérou, en sont l’illustration. Quant aux travailleurs et peuples d’Europe, ils ne vont pas rester les bras croisés face aux augmentations de l’énergie et des produits de base. D’autant que, sur fond de scandale Qatargate, en relançant les fossiles et en accordant en juillet 2022 un « label vert » au gaz et au nucléaire, les dirigeants européens apparaissent de plus en plus comme serviteurs des intérêts capitalistes et saboteurs de toute politique climatique. Craignant des révoltes type « gilets jaunes » en France, les pays européens criminalisent les actions de résistance à leur politique énergétique. En octobre 2022, quatre grévistes d’une filiale d’EDF ont été placés 96 heures en garde à vue, accusés de cyberterrorisme pour une action de coupure de courant. En novembre 2022, des scientifiques allemands et français du collectif international Scientists Rebellion ont été détenus 6 jours pour avoir occupé un showroom de BMW à Munich. En janvier 2023, Greta Thurnberg a été arrêtée plusieurs heures avec d’autres activistes qui protestaient contre l’extension de la mine de charbon de Lützerath (Allemagne). Ces actions de répression et d’intimidation montrent à l’évidence une intensification de la coopération entre appareils répressifs des Etats Européens en ce domaine.

L’énergie, une question essentielle

Toute société a besoin d’énergie : c’est une des bases matérielles de notre existence. Indispensable, sa production depuis la révolution industrielle est en grande partie responsable du changement climatique : une contradiction sans issue tant que l’énergie est soumise à la loi du profit. Le consumérisme capitaliste crée des marchés socialement inutiles. Les dépenses d’énergie sont comptabilisées dans le PIB ! Or, l’énergie la moins chère, non polluante et sans effet de serre, c’est celle qu’on ne consomme pas. Le principal gisement d’énergie, c’est la sobriété : arrêt des gabegies, du tout-auto, des gadgets inutiles, de l’obsolescence programmée …

Face à l’urgence sociale et climatique, des mesures immédiates existent : sortie du TCE, taxation des profits, amélioration de l’efficacité énergétique, développement des transports en commun, innovations urbaines, développement raisonné des énergies renouvelables. Mais sur le fond, les marxistes révolutionnaires savent qu’aucun compromis n’est possible entre le capitalisme et la survie de l’espèce humaine ; pas de miracle technologique qui permettrait de sortir de cette contradiction : sauver le système ou le climat.

Une révolution énergétique est incontournable : développer la sobriété et remplacer l’énergie de stock (fossiles et nucléaire) par l’énergie de flux (renouvelables : éolien, solaire, hydroélectricité, géothermie…). Mais le recours aux énergies renouvelables ne suffira pas aux besoins, s’ils ne sont pas modifiés en profondeur. La société devra rompre avec la logique productiviste-extractiviste du capitalisme et créer les conditions d’une démocratie radicale : les producteurs-usagers s’informent, discutent, arbitrent, deviennent acteurs des décisions qui pèsent sur la vie de chacun·e. Comme dans d’autres secteurs stratégiques, l’expropriation et le contrôle des travailleurEs sur le secteur de l’énergie, avec une planification démocratique et écologique sont des conditions nécessaires pour une politique énergétique alternative efficace et égalitaire, qui préserve la nature et la biodiversité. Cela passe par un monopole public de l’énergie, décentralisé, dénucléarisé et décarboné.

L’humanité est à la croisée des chemins : d’un côté l’impasse du « capitalisme vert », de l’autre la voie de la société écosocialiste. Avec pour dialectique la révolution énergétique : technologique (appropriation des connaissances scientifiques et de ses développements techniques au service de l’humanité) et politique (mode de développement économique, des transports, de l’habitat, aménagement de l’environnement dans lequel nous vivons …). En tant que marxistes révolutionnaires, c’est la voie que nous défendons, pour espérer maintenir une planète habitable pour toutes et tous, pour longtemps.

Gilbert Guilhem


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