Pourquoi le renseignement ne nous protégera pas de l’extrême droite

jeudi 29 juin 2023.
 

À l’heure de la montée inexorable de l’extrême droite vers le pouvoir, la République ne pourra compter que sur ses forces, pas celles de l’État.

Des articles récents donnent à penser que les services de renseignement occidentaux ont soudainement pris conscience de la menace identitaire, notamment autour du « terrorisme d’ultra-droite » qui en constituerait la part inavouable, afin de l’entraver. Mais ce ne sera pas le cas. Voici pourquoi.

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Il y a tout juste un an, à la faveur de la nouvelle législature, la présidence de l’Assemblée nationale, choisissait d’offrir au Rassemblement National, plutôt qu’à la NUPES, un siège au sein de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR), sans provoquer de crise institutionnelle, ni d’émoi particulier de services pourtant garants de l’ordre républicain.

Cette situation nous a permis depuis de revisiter les relations que nouent le sans-culotte et l’espion. Puisque souvenons-nous que derrière la faim et l’injustice, la révolte républicaine consista également en une dénonciation des lettres de cachet, des argousins de la cour et des agents de l’Anglais.

Dès ses balbutiements, la République s’est d’ailleurs présentée en victime de pratiques et d’institutions largement héritées de l’absolutisme. Ainsi, le Comité de salut public (notamment sa 5ème division des relations extérieures, animée par Danton jusqu’en juillet 1793) fut rapidement l’objet de fuites en direction de nombreuses cours étrangères.

Un vaste réseau d’agents doubles se mit très tôt au service de la royauté déchue, mais également du Royaume-Uni et de la cour d’Espagne. La pratique du secret resta ainsi très longtemps après leur disgrâce un privilège des ci-devant, et un loisir d’aristocrate.

Aucun historien ne trouve pourtant trace alors d’une quelconque condamnation morale de l’espion. Il importait finalement assez peu que l’espion de la République fût un espion républicain, pour peu qu’il fasse, sans nuire, correctement son travail. Ce désintérêt méfiant, ce soupçon de contre-révolution, a traversé deux siècles et demi d’histoire pour prendre à intervalles réguliers le visage du « syndrome d’Allende » dès qu’un gouvernement de gauche accédait quelque-part au pouvoir et se heurtait à « l’État secret », plus souvent d’ailleurs par impréparation que par réel résistance des services.

Cette inappétence pour le renseignement explique sans doute la relative autonomie dont jouissent les services aujourd’hui.

Cette archipélisation du renseignement le tient-il pour autant à l’abri de l’actuelle montée des périls ?

En d’autres termes, la déferlante identitaire va-t-elle, un demi-siècle après la « menace communiste » contre laquelle ils s’étaient mobilisés, se heurter à ces citadelles isolées telles des forts Bastiani ? Certains évènements récents dans d’autres pays européens permettent d’en douter.

Ainsi, l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir en Autriche n’a nullement été contrariée par les services. Il aura au contraire suffi que le ministre de l’intérieur, Herbert Kickl (FPÖ), envoie, le 28 février 2018, une simple brigade de police à sa main perquisitionner les locaux du BVT (renseignement intérieur) et les logements privés de certains de ses cadres pour purger ce service et se saisir des documents relatifs à la surveillance des milieux d’extrême droite.

Hormis une protestation de principe des Britanniques et des Néerlandais, le scandale laissa de marbre les autres services européens réunis au sein du Club de Berne.

En Allemagne, la même année, le directeur du BfV, Hans-Georg Maassen, était soupçonné de fuites et de rencontres secrètes avec les dirigeants de l’AfD. Ses conseils portèrent leurs fruits puisque, trois ans plus tard, la formation d’extrême-droite parvenait à se défaire des surveillances du service de renseignement intérieur par un jugement du tribunal administratif de Cologne.

Pourtant accusé par les autorités fédérales de “violations contre l’ordre fondamental libre et démocratique”, l’AfD (et plus particulièrement les dirigeants de sa branche radicale demeurés dans le parti après sa dissolution), représenté au sein de la commission parlementaire en charge du renseignement, n’eut ainsi aucun mal à détourner le regard de tout contrôle.

Le scandale des écoutes illégales contre des membres de l’opposition en Grèce alors que le premier ministre conservateur Kyriakos Mitsokakis avait placé l’EYP sous son égide dès son élection en 2019, la reprise en main des cinq services de renseignements hongrois confiés par Viktor Orban à l’un de ses plus proches collaborateurs, Antal Rogan (Fidesz), ou bien encore l’arrivée de l’extrême-droite en Italie, dont les deux principaux services (AISI et AISE) sont supervisés par un Département des informations pour la sécurité de la République (DIS) dépendant directement de la nouvelle présidente du Conseil, Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia), ont encore alimenté, ces derniers mois, la chronique d’une porosité grandissante entre le monde du renseignement et une vague politique qui ne cesse de monter.

Sans doute le sait-elle composé de membres souvent favorables à ses convictions. Principalement armés de militaires et de policiers, ces services régaliens prêtent semble-t-il une oreille plutôt bienveillante aux sirènes identitaires. Pour la France, les travaux récents de Luc Rouban du Cevipof (2017) et de la Fondation Jean Jaurès (2019) sur le vote RN des policiers et gendarmes sont à ce titre édifiants et susceptibles d’être transposés partiellement aux effectifs des services.

Souvent dirigés par une sorte de « noblesse de compensation » et une élite marginale enfermée dans l’interprétation policière de l’histoire (Alain Dewerpe), ils attirent naturellement des profils plus à même d’entrer en résonance avec les thèmes traditionnels de l’extrême-droite et de son ordre international fantasmé, introduisant des biais significatifs dans l’évaluation de cette menace, notamment en la sous-estimant.

On ignore dans quelle mesure une appropriation plus sourcilleuse par les services des valeurs républicaines que sont la publicité, la représentativité, la légalité, ou bien encore la souveraineté et la laïcité, les aurait prémunis contre une éventuelle contagion identitaire. Tout juste sait-on, par le droit ou le scandale, le chemin qui les en tient toujours éloignés.

Mais qu’ils accélèrent ou qu’ils s’efforcent de retarder l’inéluctable montée aux extrêmes, les services de renseignement occidentaux risquent bien, dans les années qui viennent, d’être contraints de sortir, à leur corps défendant, de l’ombre protectrice qui les baignait depuis la fin de la seconde guerre mondiale pour se déterminer plus franchement face à ce nouveau péril.

Pour l’heure, ni leur trajectoire institutionnelle, ni leur composition sociologique, ne leur permettent de résister à la pente prise par l’histoire. Spectateurs impuissants, sinon bienveillants, des processus de domination, en exil des vrais centres de pouvoir que sont les fabriques du droit et de l’opinion, ils ne sont pas en mesure de desserrer la mâchoire libérale et identitaire qui se referme peu à peu sur la République. Malgré les quelques rares bonnes volontés qui les traversent parfois aux heures sombres de l’histoire, il serait aujourd’hui hasardeux, pour ne pas dire dangereux, de ne compter que sur eux.

François Thuillier

Chercheur


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