Angélisation de Le Pen et diabolisation de Mélenchon : le petit jeu minable de la mafia médiatique.

dimanche 11 juin 2023.
 

Des sondages et de la haine de classe pour alimenter la fantasmagorie médiatique réactionnaire.

Une fois de plus, Pauline Perrenot s’est attelée avec courage et précision à la tâche particulièrement ingrate de dévoilement de la médiocrité intellectuelle profonde d’un journalisme moribond et en décomposition.

**

Le Pen grande gagnante » : un matraquage médiatico-sondagier

Par Pauline Perrenot, mercredi 17 mai 2023

Source : Acrimed https://www.acrimed.org/Le-Pen-gran...

Dès le lendemain de l’élection présidentielle de 2017 et tout au long du quinquennat, les chefferies éditoriales ont fait d’un supposé « duel Macron-le Pen » le centre de gravité de la vie politique et l’issue inévitable du scrutin présidentiel de 2022 ; ce pur artefact journalistico-sondagier venant crédibiliser et légitimer chaque jour davantage la candidate frontiste [1]. En 2023, il ne leur aura fallu que quelques semaines après le début du mouvement social contre la réforme des retraites pour actualiser la fiction performative et renouer avec la pratique du journalisme de pronostics : le RN serait d’ores et déjà « le grand gagnant de la crise ». Hégémonique dans le débat médiatique, de Libération à CNews, le leitmotiv doit en partie son succès à la sondomanie aiguë d’un journalisme politique aussi mimétique dans ses pratiques qu’uniforme dans ses manières de voir, commenter et analyser « l’actualité ».

« Souvenez-vous quand le social était un sujet de gauche. C’est désormais Marine le Pen qui est en pointe sur la question. » Ce court chef d’œuvre de « réalité alternative », manière dont les commentateurs nomment aujourd’hui le mensonge, n’est pas extrait d’un tract du Rassemblement national ni d’un entrefilet de Valeurs actuelles, pas plus qu’un d’un obscur blog internet. Il s’agit du « brief politique » de Jean-Rémy Baudot, journaliste au service politique de France Info, déclamé à l’antenne le 17 avril 2023. Un professionnel en plein exercice de mystification, certes, mais loin d’être isolé...

Commençons par souligner que si le RN n’a joué strictement aucun rôle dans la construction, l’organisation et encore moins dans l’animation du mouvement social, et a investi relativement peu de forces dans le travail parlementaire, il est loin d’être passé sous les radars médiatiques. « Retraites : le RN peine à se faire entendre ? » interrogeait un bandeau de Franceinfo, le 24 janvier. Des chefferies éditoriales... pas vraiment.

Frontistes « absents », médias grossissants

Du 17 janvier au 7 mai, soit 16 semaines, nous avons décompté les interventions audiovisuelles de sept cadres du parti : Marine Le Pen, Jordan Bardella, Sébastien Chenu, Laurent Jacobelli, Jean-Philippe Tanguy, Laure Lavalette et Thomas Ménagé [2]. Bilan des courses ? Au moins 274 sollicitations, soit en moyenne 2,5 fois par jour. Si les chaînes d’information en continu font comme de coutume office de tremplin, radios et télévisions généralistes n’ont pas à rougir de leur palmarès. Au total, on ne dénombre pas moins de 87 passages dans les matinales audiovisuelles, soit plus d’une apparition tous les deux jours en moyenne, dont huit fois sur France Inter. « La matinale d’Inter de 2022 n’est pas celle de 2019 [...]. La considération réciproque a changé » confiait à L’Obs Jordan Bardella. On avait remarqué... D’autres émissions parmi les plus prescriptrices du paysage sont également au rendez-vous. Ainsi, par exemple, des « Grandes Gueules » sur RMC (2), de « Votre instant politique » sur France Info (10), de « L’événement » sur France 2 (2), mais également des grandes interviews politiques dominicales : « Dimanche en politique » sur France 3 (2) ; « Le grand jury », diffusée sur LCI et RTL en partenariat avec Le Figaro (2) ; « Questions politiques », diffusée sur France Inter et France Info en partenariat avec Le Monde (2) ; « Le grand rendez-vous » diffusé simultanément sur CNews et Europe 1 (1) et enfin « BFM politique » (1). Une médiatisation loin d’être rachitique, donc, nous laissant plus que circonspects face à la première question qu’adressait la journaliste Lucie Chaumette à Thomas Ménagé : « C’est la fin de la stratégie du silence, [Marine Le Pen] revient sur le devant de la scène ? » (France Info, 3/05) S’agissant de la scène médiatique, il nous avait échappé que le RN l’eût un jour désertée. Déjà, le 21 février, Le Point diagnostiquait une « médiatisation plutôt discrète », tandis que dans les colonnes de L’Express (2/02), on s’occupait de fixer l’objectif des lepénistes : « trouver le moyen de percer le plafond de verre médiatique. » Comme s’il existait encore... Du reste, avec une éditocratie si bien disposée à l’égard du parti d’extrême droite, ce dernier n’aura pas eu à beaucoup chercher comment « percer ».

Et ce d’autant que notre décompte n’offre qu’une (petite) fenêtre sur la surface médiatique occupée par le RN. D’une part, parce que le comptage est largement sous-estimé, ne prenant ni en compte la médiatisation d’autres figures du parti [3], ni les interviews ou articles dont ils ont pu bénéficier dans la presse écrite, locale et nationale. D’autre part, parce que le phénomène que nous décrivions notamment lors de la dernière campagne présidentielle a joué à plein : même absente, l’extrême droite est omniprésente. Dans la totalité des médias (ou presque), il fut en effet très tôt admis et décrété que Marine Le Pen était « la grande gagnante » de la séquence politique et sociale. Que cette séquence ne soit pas terminée à l’heure où nous écrivons ces lignes importe peu aux professionnels du commentaire, aussi pressés d’y mettre un terme que d’en tirer un (seul) bilan politique.

Un journalisme de pronostics

Ainsi, seulement deux semaines après la première grande journée de grève à l’appel de l’intersyndicale – et au lendemain de la deuxième –, L’Express joue, en Une, l’introduction d’une petite musique que les médias dominants reprendront ensuite de concert : « Colère sociale, retraites. Pourquoi Macron doit se méfier de Le Pen » (2/02). Ce jour-là – pas plus qu’aucun autre au cours des quatre mois suivants –, ce ne sont pas les manifestants ayant défilé en masse partout en France qui ont l’honneur de la couverture de l’hebdomadaire, mais Marine Le Pen. Si le choix d’agenda est un art médiatique à part entière, celui du cadrage l’est tout autant : « Marine Le Pen – Emmanuel Macron : à qui profite la colère sociale ? » interrogent Erwan Bruckert et Camille Vigogne Le Coat, verrouillant d’emblée les réponses possibles à une question elle-même bien vite posée... Et de fait, la gauche syndicale et politique est exclue du champ de vision des journalistes, qui n’ont d’yeux que pour les deux finalistes de l’élection présidentielle passée : « La cheffe de file du RN compte capitaliser sur l’opposition populaire à la réforme, annoncent-ils tel un scoop. Entre inquiétude et devoir de responsabilité, la Macronie est aux aguets. » Caisse de résonance du pouvoir, L’Express propose en prime une lecture aussi attendue qu’artificielle de la situation politique du moment, qualifiée de « face-à-face entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen » : « Pour 2027, la fille de Jean-Marie Le Pen fait désormais la course en tête, Emmanuel Macron n’étant pas en mesure de briguer un troisième quinquennat consécutif. Personne d’autre qu’elle ne peut aujourd’hui être assuré d’une qualification au second tour. » La messe est (déjà et de nouveau) dite...

Vraisemblablement éblouie par tant de déontologie et de finesse d’analyse, la rédaction de « C ce soir » (France 5) choisit de titrer son émission du lendemain comme L’Express – « À qui profite la colère sociale ? » (3/02) – et d’y convoquer la co-autrice du dossier, Camille Vigogne Le Coat, travaillant par ailleurs pour France 5. L’occasion pour cette dernière de réitérer à quel point Marine Le Pen se veut être « la seule [...] et la première opposante à Emmanuel Macron » – « et on peut difficilement [le] lui contester » ajoute-t-elle –, et, pour le service public, de mettre à son tour le RN en scène... et en selle. Karim Rissouli, en introduction :

C’est l’une des grandes questions politiques du moment : et si la colère sociale ne profitait pas à la gauche qui défile massivement dans la rue mais à Marine Le Pen [...] ? Cette réforme des retraites va-t-elle faire basculer à l’extrême droite des classes moyennes déjà touchées de plein fouet par l’inflation ? [...] Assistons-nous à un « hold-up social » de la part du RN comme le dénoncent certains à gauche ? Cette réforme est-elle un tournant pour ce parti qui n’a jamais réussi jusqu’ici dans son histoire à tirer profit des mouvements sociaux ?

« Et si » : deux mots qui synthétisent la nature d’un « débat » en forme de bulle spéculative, encadré par des questions auxquelles aucun intervenant sérieux ne pourrait prétendre avoir la réponse, mais dont aucun invité en plateau ne remettra pour autant en cause le bien-fondé. Car on l’aura compris, l’heure n’est pas à l’information, mais au pronostic. Dès lors, l’ineptie du cadrage initial importe peu : le RN, doublement représenté ce jour-là dans l’émission [4], n’en fait pas moins l’agenda.

« La grande gagnante »... médiatique

Tout au long des mois de février et mars, en effet, un même message est dans toutes les bouches, que résume Arthur de Watrigant, journaliste à L’Incorrect (mensuel d’extrême droite) sur CNews, le 19 février :

[Le RN] montre que c’est un parti d’opposition qui est sérieux, crédible, qui n’est pas hystérique comme une partie de la Nupes, et qui stratégiquement, est intéressant. [...] Du côté de la Nupes, à part foutre le bordel dans l’Assemblée – et en même temps, on ne va pas demander à des révolutionnaires d’extrême gauche d’être démocrates [...] –, on a vu comment il se sont positionnés. Donc celle qui tire les marrons du feu, c’est Marine Le Pen, parce que son opposition était audible.

Diabolisation de la gauche ; normalisation de l’extrême droite : deux faces d’un même discours qui, loin d’être cantonné à la télé-comptoir de Vincent Bolloré, est rabâché par l’intégralité des professionnels du commentaire plus ou moins à la remorque – et vice versa – de nombre de responsables politiques [5]. Unanime quoique pétri de biais et particulièrement dé(sin)formant, leur récit calibré de « la gauche irresponsable » avait préalablement (re)couvert toute la période d’étude du texte en commission des Affaires sociales puis à l’Assemblée nationale (30 janvier – 17 février). Le reste ne fut donc qu’une suite logique.

« Quel parti politique pourrait être le bénéficiaire de cette séquence ? » s’interroge Olivier Truchot sur BFM-TV (9/02) avant de céder la parole à Alain Duhamel : « Je pense que c’est le Rassemblement national, dont les positions sur les retraites sont aussi absurdes que les autres mais qui ont l’intelligence de se comporter en opposants parlementaires jouant le jeu. Je crois que ce sera beaucoup mieux reçu que les outrances et véhémences des Insoumis », plus tôt qualifiés de « braillards ». Dans L’Opinion (18/02), après avoir affublé Jean-Luc Mélenchon du sobriquet de « Grand Vociférateur », Nicolas Beytout acquiesce : « Dans ce champ de bataille tourneboulé, seul émerge le Rassemblement national, uni derrière Marine Le Pen. Son bloc est solide [...]. » Le titre de l’édito ? « Et à la fin, c’est Marine Le Pen qui gagne ». Si Le Point fait mine de mettre un point d’interrogation – « Réforme des retraites : le RN, grand gagnant des débats ? » (21/02) –, c’est pour mieux l’abandonner dans « l’analyse » d’un sondage : « Le groupe parlementaire de Marine Le Pen est celui dont les Français ont eu la meilleure opinion. [...] Face au tumulte des Insoumis, la stratégie du calme semble avoir payé. » Même diagnostic dans L’Obs deux jours plus tard, sous la plume de la directrice de la rédaction, Cécile Prieur, qui n’hésite pas à prophétiser un « parfum de victoire » pour le RN, aussi « inquiétant » soit-il : « Le voici maintenant servi par la bataille sur les retraites, et singulièrement par la gauche, qui a perdu beaucoup de plumes dans les débats parlementaires ». Et de pointer de nouveau « l’obstruction systématique, les invectives et les incidents de séance » de la gauche pour mieux réitérer son verdict : « [Le RN] engrange tranquillement des points par simple contraste avec la Nupes. » Le reste du service politique est au diapason [6] : « Même le quotidien britannique "The Times" fait [de Marine Le Pen] la favorite pour 2027. [...] L’extrême droite déjà qualifiée au second tour dans quatre ans ? "Électoralement, son plafond est devenu son plancher", note le sondeur de l’Ifop Jérôme Fourquet. » Sur France Inter (16/03), Yaël Goosz affirme « laisse[r] les boules de cristal à Hergé »... mais s’adonne lui aussi à un exercice de politique-fiction : « Tous les ingrédients sociologiques sont réunis, soit pour un repli des Français dans l’abstention, soit pour un vote Le Pen / RN en forte hausse. 89 députés en juin dernier. Saviez-vous qu’avec seulement 105 000 voix de plus, le RN aurait raflé 161 sièges, et tutoyé la première place à l’Assemblée ? » Et d’en remettre une couche cinq jours plus tard en parlant d’un « tour de force » de Marine Le Pen : « L’Élysée, oui, Matignon, c’est non. Le pouvoir ne lui fait pas peur : l’alternance, elle l’attend, je cite, "avec impatience". » (21/03) Et les journalistes la préparent... avec constance.

Ce n’était là qu’une mise en bouche... À ce stade, les médias dominants assoient leurs spéculations sur quelques baromètres – dont l’inanité n’est plus à démontrer – attachés à mesurer « l’image » ou la « popularité » des représentants politiques notamment (BVA pour RTL le 15 février, Cluster 17 pour Le Point le 21 février, pour n’en citer que deux), mais surtout sur le qu’en-dira-t-on médiatique et les chuchotements en vogue dans les « allées du pouvoir », selon une formule de L’Obs. Nombre d’élus de gauche entonnent d’ailleurs le refrain, alimentant à leur tour les « indiscrétions » des journalistes politiques. La méthode est simple : l’un dit que Marine Le Pen profite de la crise, le deuxième réagit à ce que dit le premier, le troisième le répète puisque les deux autres l’ont évoqué et en définitive, tout le monde en parle sans que personne ne soit jamais en mesure de définir ce dont on parle, ni d’étayer quoi que ce soit. La circulation circulaire du bavardage fait le reste : une « évidence » est née dans le débat public.

Crise sondomaniaque du journalisme politique

C’est véritablement à partir de la fin mars que survient l’emballement, lorsque plusieurs rédactions, à tour de rôle, se ruent vers les instituts pour leur commander des sondages d’intentions de vote rejouant les précédentes (ou prophétisant les futures) élections présidentielle et législatives : Le Journal du dimanche et Sud Radio avec l’Ifop (25/03), Le Figaro Magazine et Sud Radio avec l’Ifop (5/04), BFM-TV avec Elabe (5/04) ou encore « Quotidien » (TMC) avec Odoxa (6/04) ; sans compter d’autres baromètres entreprenant de mesurer « l’image de Marine Le Pen auprès des Français » (Paris Match avec l’Ifop, 5/04) ou « le regard des Français sur la percée du RN » dans la séquence (Le Point avec Cluster 17, 7/04). « Percée » non plus seulement évoquée comme une « possibilité » mais admise comme un fait établi, au point qu’un échantillon de population soit invité à dire ce qu’il en pense... Et même plus si affinité si l’on s’en tient à la première question adressée aux sondés par Cluster 17 : « Selon vous, Marine Le Pen a-t-elle une chance de gagner l’élection présidentielle de 2027 ? » Et tant qu’à donner dans la prospective, autant aller jusqu’au bout : « Si Marine Le Pen accédait à nouveau au 2nd tour de l’élection présidentielle, êtes-vous favorable ou défavorable à la mise en place d’un "front républicain" [...] ? » De quoi faire les gros titres de l’institut : « 64% des Français voient Marine Le Pen gagner en 2027 » ; « Fin du "front républicain" : Marine Le Pen ne fait plus peur ». Vous avez dit « misère » ?

Évidemment, chaque livraison sondagière fait l’objet d’un battage médiatique sur-mesure, ancrant dans l’agenda la prédominance politique du RN (ce à quoi le public doit penser) et déchaînant les commentaires des prescripteurs d’opinion (ce que le public doit en penser). Parmi les innombrables malfaçons journalistiques qui caractérisent ces séquences de frénésie sondagière, citons seulement la propension des commentateurs à touiller dans une grande marmite des spéculations pré-électorales, des baromètres de popularité, des thermomètres d’« image », et des études d’opinions, soit un grand fourre-tout disparate, où, pour chacune des études, les mots que l’on propose aux sondés et les questions qu’on leur pose sont inévitablement compris et interprétés différemment… Sans parler de l’inanité des sondages s’appuyant sur un second tour « Macron-Le Pen » qui par définition n’aura pas lieu ! Toutes ces critiques sont connues depuis des lustres, mais elles ne pèsent rien face à la machine de guerre médiatico-sondagière.

Cliquer sur le montage pour agrandir

« Le Rassemblement national profite du rejet de la réforme » titre le JDD (25/03) avant de donner la parole au patron de l’Ifop, Frédéric Dabi, qui commente sans plus de précaution les résultats fictifs d’une élection législative fictive : « L’enseignement majeur, c’est que le RN est en tête, c’est inédit. » Non pas « en tête », puisque le RN est crédité du même score que la Nupes (26%), mais qu’importe : le sondeur est promu partout, de l’antenne d’Europe 1 (26/03) – « [Le sondage] constitue un véritable tournant puisque pour la première fois dans une enquête de climat législatif national, le RN arrive en tête. [...] Très clairement, le RN capitalise sur la réforme des retraites. » – jusque dans les colonnes de La Provence (26/03) : « Le Rassemblement national profite de la crise politique et sociale car il est dans une logique de distinction par rapport à La France insoumise qui n’a fait que "bordéliser", "zadiser", analyse Frédéric Dabi. » Et La Provence de confirmer : « la seule personnalité politique qui [sort] renforcée de cette crise sociale et politique, [c’est] Marine Le Pen [...]. Si l’on en croit donc le sondage de l’Ifop [...], la stratégie attentiste de Marine Le Pen paraît donc, pour l’instant, être la bonne. » Quant à la stratégie journalistique qui consiste à ignorer sciemment la moitié des résultats du sondage qui ne cadre pas avec ses a priori et son récit déjà ficelé, elle ne semble pas très déontologique…

Ainsi les chiens de garde prétendent lire dans les entrailles des études d’opinion non seulement que Marine Le Pen est plébiscitée par « Les-Français », mais également que ces derniers ont sanctionné la stratégie menée par la gauche au Parlement et ratifié celle de l’extrême droite... Une manière, surtout, d’ajuster les résultats des sondages à leurs priorités éditoriales et de légitimer a posteriori l’intégralité des verdicts dont ils avaient préalablement inondé le débat public : l’auto-validation. « Violences, défiance... Tout profite à Marine Le Pen » assène Franc-Tireur en Une (29/03), produit d’appel d’un dossier vide de tout élément à l’appui de ce diagnostic, tandis que le 31 mars, deux quotidiens nationaux s’y mettent à leur tour. Dans Le Figaro, Guillaume Tabard est formel : « Marine Le Pen et son parti sont les vainqueurs d’étape de cet "acte II de la crise des Gilets jaunes", comme le dit Jordan Bardella. » Non content de reprendre à son compte la communication du président du RN, le rédacteur en chef pousse le curseur de la banalisation à son maximum :

Il lui a suffi de laisser les autres forces d’opposition s’emparer des étiquettes que ses adversaires lui accrochaient. Parti non républicain ? Chacun a vu que c’était à la Nupes et pas au RN qu’on traitait un ministre d’« assassin », qu’on accusait la police de « tuer », que l’on délégitimait les institutions. [...] Alors que son parti a longtemps été accusé de provoquer la radicalité de l’opinion, Jordan Bardella assure que « face à cette radicalité, notre rôle est d’apparaître en force de raison et d’équilibre ». Ce qui ne sera possible qu’à condition de ne pas se contenter de condamner la « France de Macron », mais de pouvoir définir ce que serait la « France de Le Pen ». Ce travail reste à faire.

Guillaume Tabard voudrait-il proposer ses services ?

Si le fond du commentaire diffère radicalement dans Libération, la focale reste la même : Marine Le Pen fait la Une du quotidien le 31 mars, barrée d’un gros titre tape-à-l’œil – « La profiteuse » – qui séduira jusqu’à la rédaction de BFM-TV :

Principalement sur la base de sondages et de déclarations de responsables politiques, l’édito et l’article d’analyse disent la même chose qu’ailleurs : « Marine Le Pen se lèche les babines, soutient l’éditorialiste. Depuis mi-janvier, la double crise, sociale et politique, dont le chef de l’État porte la responsabilité, lui profite. » Quant au journaliste politique, il commente le dernier sondage de l’Ifop, à l’instar de ses confrères, avant d’affirmer à propos du scrutin des législatives partielles en Ariège : « À côté des projections, les urnes ne démentent pas une certaine solidité : [...] le premier tour en Ariège a vu l’électorat du candidat frontiste – certes éliminé – se démobiliser moins que celui de l’insoumise. » Reste que la candidate LFI est arrivée en tête du premier tour quand le candidat RN ne se qualifiait même pas au deuxième. Et le 29 janvier, lors du second tour du scrutin dans la 2e circonscription de la Marne, la candidate RN sortante, Anne-Sophie Frigout, n’a pas été réélue [7].

Le 31 mars toujours, et dans la même veine, Nathalie Mauret qui sévit pour le groupe Ebra, tente d’expliquer « pourquoi le Rassemblement national est le grand gagnant de la séquence "retraites" », selon le titre d’un article diffusé (au moins) dans Le Bien Public, L’Est Républicain, Le Progrès, L’Alsace, et les DNA (31/03) : « Sept points de plus pour le RN par rapport aux législatives de juin dernier. [...] Sept points, c’est ce qui a manqué à Marine Le Pen pour gagner le second tour de la présidentielle. » Affligeant ? Certainement. Mais sans doute pas autant que le titre dont se fend Ouest-France le lendemain : « "Moi présidente, je retirerai cette réforme" » ose le quotidien (1/04), parachevant la complaisance avec laquelle son rédacteur en chef délégué, Stéphane Vernay, conduisit cette interview avec Marine Le Pen : « Vous croyez vraiment à l’existence d’une menace "éco-terroriste" ? » ; « Le Président a raison de reprocher à La France insoumise de vouloir "délégitimer" les institutions ? » ; « Comment sortir de cette crise ? » ; « Vous deviendriez Première ministre ? » Un tapis rouge... « Les pieds à l’Assemblée, la tête à l’Élysée » enchaîne Le Parisien (2/04), qui ne se prive pas d’alimenter la machine : « Dans les couloirs des partis politiques comme dans les commentaires des observateurs, le thème de l’inéluctabilité d’une prise du pouvoir du RN en 2027 [...] devient récurrent. [...] Sur le papier, le RN semble bien le grand gagnant de la séquence des retraites. » Le même jour, sur BFM-TV (2/04), la journaliste politique Anne Saurat-Dubois se fait elle-même tourner la tête :

C’est bien le Rassemblement national qui capitalise le plus de cette crise politique et de cette contestation contre la réforme des retraites. La Nupes capitalise aussi, mais moins, beaucoup moins. Et ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que si demain il y avait une dissolution [...], eh bien ce serait effectivement le Rassemblement national qui raflerait la mise [...]. Au second tour, on verrait s’il y a un barrage anti-Nupes ou un barrage anti-Rassemblement national mais ça voudrait dire potentiellement une cohabitation [...] entre Emmanuel Macron et peut-être une ou un Premier ministre du RN.

Après avoir évacué la gauche d’un trait de plume en évoquant la « bruyante fureur » de La France insoumise, Paris Match (5/04) assène le même verdict : « La patronne du Rassemblement national est l’incontestable "gagnante" de l’interminable séquence politique sur la réforme des retraites. » Rien n’est terminé, mais c’est « incontestable »... La veille, de TF1 à CNews en passant par la presse quotidienne régionale, une dépêche AFP était déjà reprise en masse, relayant une note de la Fondation Jean Jaurès : « Auprès de l’AFP, son auteur Antoine Bristielle confirme que "le RN bénéficie de la séquence des retraites car il est à la fois perçu comme sérieux et antisystème dans l’opinion publique, et a affiché une attitude de compromis lorsque LFI a été vue comme trop radicale". » (TF1, 4/04) Soulignons qu’aucun travail de fond, ni élément factuel ne vient jamais (ou très rarement) corroborer les dites « perceptions » quant au parti « anti-système »... Au contraire, deux jours plus tard, l’agence de presse livre à la meute un nouvel os à ronger : « Le Pen améliorerait son score si la présidentielle avait lieu demain » (AFP, 6/04). « Si les Français devaient revoter aujourd’hui, qui serait élu ? [...] La grande gagnante serait Marine Le Pen » s’empresse immanquablement de commenter La Dépêche (6/04), de concert avec Frédéric Dabi (encore lui), qui en profite pour taper (de nouveau) sur la gauche : « Alors même que le momentum devrait lui être favorable et le servir, Jean-Luc Mélenchon fait figure de repoussoir pour une partie de la gauche. » Du côté du Figaro Magazine (6/04), le rédacteur en chef Carl Meuus recrache le discours automatique avec ferveur, tant en faveur de Marine Le Pen – « considérablement renforcée ! » ; « seule à profiter de la situation de chaos politique » ; « grande gagnante du sondage » ; qui « a su capter les colères » – qu’à l’encontre de l’épouvantail des médias : « Mélenchon, grand perdant » ; « stratégie du chaos [...] totalement contreproductive » ; « il n’est plus dans la compétition pour se qualifier au second tour. »

Et de la sorte, sans relâche. « L’horizon politique perçu par les Français est aussi net que radical » martèle Le Point (11/04) ; « RN : une stratégie de notabilisation plus payante que la posture carnavalesque de LFI » titre L’Express (27/04), tandis que dans La République des Pyrénées, l’éditorialiste-maison affirme que « la marche vers le pouvoir [du RN] semble se concrétiser », quelques lignes après avoir dispensé ses leçons de stratégie : « Alors que la gauche peine à exister, avec une France insoumise toujours encalminée dans la stratégie peu efficace du bruit et de la fureur, le RN, lui, en jouant la discrétion, [...] réussit à gagner là où la gauche est dans les limbes. Et ça marche. Tous les sondages concordent. » Et tous les journalistes extrapolent, en plus de radoter.

***

Dès le début du mouvement social, les chiens de garde ont disqualifié les propositions alternatives portées par la gauche sociale et politique, quand ils n’omirent pas soigneusement d’en informer leurs publics ; ils ont enjoint à différentes personnalités politiques de gauche de « rester à leur place » et de ne pas « récupérer le conflit » tout en les invectivant ; ils ont prophétisé l’apathie, prêché la résignation et rabâché à longueur d’antenne que « de toute façon, la réforme passerait » ; ils ont amplifié le « chaos » des débats parlementaires pour le bien de l’information-spectacle et désinformé quant au fond des arguments de la gauche ; ils l’ont convertie en « incarnation de la violence symbolique » ; ils ont privilégié la tambouille politicienne en surexposant les guéguerres de chefs de clan et en annonçant jour après jour la mort de la Nupes tandis qu’ils privaient de toute couverture nombre de ses initiatives et meeting unitaires organisés partout en France. « En même temps », parachevant l’indigence, ils n’ont eu de cesse de servir objectivement le Rassemblement national, présenté comme le seul opposant « crédible » face à Emmanuel Macron et propulsé en « grand vainqueur de la crise »...

Certes, l’hypothèse ne saurait être balayée d’un revers de main, quoiqu’encore faudrait-il définir, au préalable et de manière un tant soit peu précise, ce que l’on entend par « profiter d’une crise ». Mais cette hypothèse doit-elle être surexposée et assénée telle une certitude, a fortiori quand la crise dont on parle est en cours, ce qui ne saurait verrouiller l’éventail de ses issues politiques possibles ? Or, dans tous les médias, non seulement les journalistes politiques n’en envisagent, n’en testent et n’en imposent qu’une seule – le débouché électoral –, mais ils en présentent également le résultat comme un « fait établi » : la victoire inéluctable du Rassemblement national. Les routines professionnelles redoublent ici des partis pris politiques assumés et concourent toujours davantage à mutiler le débat public : circulation circulaire des ressentis éditocratiques et des affabulations journalistico-sondagières montés en « faits politiques » ; traitement dépolitisé de l’information politique sous la forme du commentariat sportif et d’une spéculation permanente ; croyance aveugle dans les études d’opinion, dont les biais ne sont jamais interrogés et les mésusages journalistiques, inlassablement perpétués. Dans ce petit monde clos, l’information, spectacularisée à outrance, disparaît au profit d’un grand fracas sondagier, éditorialisé à sens unique. Ainsi le journalisme politique participe-t-il, chaque jour davantage, à crédibiliser et à légitimer l’extrême droite. « Marine Le Pen, nouvelle maîtresse des horloges » titrait L’Opinion en Une le 26 avril. Des horloges médiatiques, cela ne fait aucun doute. À suivre...

* Pauline Perrenot

**

* « La peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen » : analyse ou confession ?

par Pauline Perrenot, vendredi 26 mai 2023

Source : Acrimed https://www.acrimed.org/La-peur-de-...

* * Dans un premier article, nous avons montré comment la presse écrite avait unanimement déclaré « Marine Le Pen grande gagnante de la séquence sociale » autour de la réforme des retraites. Entre bavardage sondagier et spectacularisation de l’information, commentaire politicien et spéculation électorale, le pire du journalisme politique s’est également déployé sur toutes les ondes du paysage audiovisuel.

Aussi faiblement étayée soit-elle, l’une des évidences éditocratiques du moment, selon laquelle le mouvement contre la réforme des retraites aboutirait inéluctablement à la victoire de Marine Le Pen dans l’opinion et dans les urnes, a été mise en scène de manière outrancière dans le paysage audiovisuel. Et partout, cette normalisation de l’extrême droite fut proportionnelle à la diabolisation de la gauche, clouée au pilori en raison de sa stratégie parlementaire. Non contents d’avoir mutilé le débat public une première fois, les commentateurs attribuèrent ensuite la paternité de ce parti pris aux « Français » dans leur ensemble, sans qu’aucune analyse sérieuse ne fût jamais mobilisée pour soutenir le « diagnostic ». Comme le résume Alain Marschall : « Il suffit de regarder les sondages. » (RMC, 29/03) Ainsi va le journalisme 2.0 : bavardages et mystifications se substituent totalement à l’information. Et que l’on soit sur des chaînes privées ou sur le service public, la règle déontologique numéro 1 semble la même : raconter des histoires... et surtout n’importe quoi.

Sur France Info, par exemple (« Les Informés », 12/04) :

Stéphane Vernay (directeur de la rédaction parisienne de Ouest-France) : Pour tout ce qui concerne la bordélisation du pays [...], [les gens] la mettent sur le dos de La France insoumise et ils la raccrochent à la stratégie de la gauche par rapport à ce qui se passe sur le terrain. [...] Ils veulent plus voter pour Macron parce qu’ils lui en veulent à mort, ils en veulent aussi à La France insoumise : hop, ils se tournent plutôt vers le troisième bloc, qui reste debout dans ce paysage politique qui est complètement ratatiné.

« Hop » : c’est simple ! Aussi simple que faire du « journalisme » sur France Info... ou sur BFM-TV (5/04) :

- Pascal Perrineau (politologue) : Électoralement, la gauche n’a aucune capacité à récupérer la manne électorale de cette mobilisation. En effet, Jean-Luc Mélenchon est en chute extrêmement importante.

- Yves Calvi : Extrêmement importante ?

- Pascal Perrineau : Extrêmement importante. 7 points je crois.

- Bernard Sananès (sondologue) : Non, un peu moins.

- Pascal Perrineau : Un peu moins ?

- Bernard Sananès : 3 points.

- Pascal Perrineau : Voilà.

- Bernard Sananès : Mais il recule dans tous les baromètres politiques.

- Pascal Perrineau : Il recule dans tous les baromètres. Et le score que ferait la Nupes à une élection législative ne bouge pas, voilà. Il n’y a pas de dynamique électorale qui s’articule sur la dynamique de ce mouvement social.

De « Hop ! », on passe à « Voilà »... et le tour est joué pour Pascal Perrineau, non sans s’être fait préalablement recadrer par Bernard Sananès. Reste que sur la chaîne de Patrick Drahi le 5 avril, c’est un matraquage de tous les instants [1] : « Aujourd’hui, la peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen », assène Christophe Barbier. « Il n’y a pas de gauche. Il n’y a pas de gauche démocratique. [...] Mélenchon, ça le fait plus ! », proclame de son côté Franz-Olivier Giesbert, en écho aux propos de la directrice de Marianne, Natacha Polony : « "Le bruit et la fureur" théorisé par Jean-Luc Mélenchon, [les gens] n’en veulent pas. Ils ne veulent pas d’un pays à feu et à sang, ça les inquiète ! [...] Ils vont aller vers ceux qui leur paraîtront à la fois les plus opposés au système et les plus raisonnables. » « Autrefois, le RN [...] faisait peur, confirmera le sondeur Stéphane Zumsteeg. C’était un parti très clairement d’extrême droite dont on avait peur et dont on ne voulait pas qu’il accède au pouvoir. Aujourd’hui, il fait moins peur. » (BFM-TV, 22/04) Et quelques jours plus tard sur France 2, Jean-Michel Aphatie bouclera la boucle : « S’il y avait une élection présidentielle aujourd’hui, on voit bien que la gauche serait faible [...] parce que dominée par Mélenchon. [Lui], alors là pour le coup, c’est plutôt un plafond en béton armé ! » (29/04)

Nul éditocrate ne semble vouloir se rappeler qu’il y a un an, dans la réalité des urnes et non dans les arrière-cuisines des sondeurs, La France insoumise talonnait le RN au premier tour de la présidentielle, ni que la Nupes remportait 60 sièges de plus que le RN aux législatives… L’éditocratie, animée par ses partis pris et abusée par les fictions sondagières qu’elle élabore, est amnésique.

Amnésique... et mystificatrice : quand les commentateurs ne se divertissent pas en pilonnant la gauche, ils passent leur temps à peindre en rouge le programme du RN, les uns affirmant que Marine Le Pen « a su [...] garder une ligne extrêmement forte sur le social : elle était pour la retraite à 60 ans » (Raphaël Kahane, France Info, 7/04), les autres, que son programme comporte « un retour à la retraite à 60 ans » (Carine Bécard, France Inter, 2/04) ! Le tout constituant, ni plus ni moins, qu’un (gros) mensonge par omission.

Mais peu importe : il en fut ainsi sur toutes les ondes, un mois durant. « Les Grandes Gueules » sur RMC, « Les 4 Vérités » sur France 2, « Les Informés » sur France Info, « C ce soir » sur France 5, « Questions politiques » sur France Inter sans oublier LCI, BFM-TV, CNews, RTL ou Europe 1... Dans la quasi-totalité des grandes interviews ou des émissions de « débat » que propose l’audiovisuel, les mêmes messages ont circulé en boucle, et le journalisme politique n’a eu de cesse d’imposer le RN à l’agenda, de légitimer l’extrême droite et de construire Marine Le Pen comme la seule opposante « crédible » à Emmanuel Macron. Le 29 avril dans « Quelle époque ! » (France 2), après une heure et vingt-huit (très laborieuses) minutes de bavardage au sujet d’Emmanuel Macron, la cohorte d’éditorialistes en plateau était invitée à rendre son jugement sur « l’opposition politique » : 17 minutes pour l’extrême droite, 6 minutes pour la gauche, et une introduction de Léa Salamé qui résumait le tout par avance : « On va commencer évidemment avec Marine Le Pen. » « Évidemment ».

« On fait comme s’il était 20 heures »

Le 5 avril, BFM-TV orchestrait en grande pompe la promotion du sondage (absurde) de BFM-TV, donnant Marine Le Pen gagnante au second tour de l’élection présidentielle... face à Emmanuel Macron : « Et voici le sondage qui va secouer le landerneau politique à peine un an après le premier tour de l’élection présidentielle ! [...] On retient un chiffre ce soir Bernard ? On va directement au deuxième tour ? 55/45, ça vous tente ? Ça vous dit ? » (Alain Marschall) Et dans « Quotidien » (TMC) au même moment, que faisait Yann Barthès ? Il orchestrait en grande pompe le sondage (absurde) de BFM-TV : « Et pour démarrer, un sondage choc ! »

Julien Bellver : Oui ! Si la présidentielle avait lieu ce week-end, qui l’emporterait ? C’est de la politique-fiction, mais vous allez voir, le résultat est étourdissant ! [...] Alors ce sondage montre sans ambiguïté que la séquence actuelle des retraites et des violences ne profite qu’à un seul parti : le Rassemblement national. Et depuis des semaines, on entend cette petite musique hein, en forme d’alerte : Marine Le Pen pourrait l’emporter en 2027.

De toute évidence étourdie par la politique-fiction, la rédaction de « Quotidien » s’équipa ni une ni deux de son propre sondage, réalisé par Odoxa et promu dès le lendemain (6/04). La pratique du journalisme politique ne diffère en rien de celle de BFM-TV. C’est même pire. Au comble de la théâtralisation ce jour-là, Yann Barthès fit mine de jouer le décompte d’une soirée électorale :

Yann Barthès : Et au deuxième tour... On va regarder... On fait comme s’il était 20 heures... [Silence] Marine Le Pen est élue présidente de la République sur un score sans appel de 54% contre 46% pour Emmanuel Macron.

Un peu comme le « Wouah ! Génial ! » de David Pujadas observant en direct l’attentat sur les Twin Towers à la télévision, on sent que les journalistes peinent à contenir l’excitation que leur procurerait ce grand « événement journalistique ». Au point... de l’anticiper.

La suite de l’émission fut à l’image de ce que produisirent les médias, en masse, au cours de la séquence : déontologie au tapis, grandiloquence, emballement et partis pris permanents. Yann Barthès décréta « la fin du vote barrage », Céline Bracq, co-fondatrice de l’Institut d’études Odoxa, disserta sur la cote de popularité des représentants du RN ainsi que sur celle d’« Édouard Philippe, [...] la personnalité politique préférée des Français », et Natacha Polony répéta ce qu’elle assénait la veille sur BFM-TV. La palme revint toutefois au co-directeur général de la Fondation Jean Jaurès, Jérémie Peltier, pour sa tirade à charge contre la gauche façon « Pascal Perrineau ». Extrait :

- Jérémie Peltier : Jean-Luc Mélenchon dévisse. Il dévisse beaucoup en un an. Il dévisse à cause de ses outrances, à cause de son style.

- Yann Barthès : Il dévisse beaucoup ?

- Jérémie Peltier : Non... mais t’as raison, il dévisse un petit peu. Mais malgré tout, il dévisse.

« J’ai raison, même si j’ai tort ». Et de dérouler le vademecum : « Ça signifie à mon avis aussi que ce qui manque peut-être, si on se projette en 2027, c’est un candidat de gauche. Un candidat de gauche solide, un candidat de gauche crédible. » On connaît la chanson.

***

S’il y avait bien des façons de traiter journalistiquement l’extrême droite dans cette période, les médias dominants ont très majoritairement donné à voir la pire et la plus indigente : une information-spectacle et sondagière, en forme de tremplin pour le RN. Dans cette séquence, le journalisme politique (à quelques très rares exceptions près [2]) a de nouveau fait preuve d’un unanimisme confondant. L’occasion de répéter combien la pluralité des canaux ne fait pas le pluralisme d’analyse, et de souligner la nuisance démocratique que représente le tandem journalisme politique/sondages, a fortiori quand il s’inscrit dans une campagne médiatique forcenée contre la gauche, menée par une éditocratie aussi radicalisée que l’est le champ politique. Après le naufrage qu’a représenté la couverture des élections présidentielle et législatives, au service de la propulsion d’Éric Zemmour, de la légitimation de Marine Le Pen et contre la gauche, les journalistes politiques persistent et signent.

**

Post scriptum Dans le registre de la « politique-fiction », mention spéciale à Christophe Barbier, de toute évidence dans les starting blocks à l’antenne de BFM-TV (5/04) :

Christophe Barbier : Marine Le Pen pourra-t-elle pactiser avec des alliés ? Qui sera le candidat de droite qui aura fait 12%, 15% et qui dira : « je soutiens Marine Le Pen » ? Face à qui ? Édouard Philippe ? Bruno Le Maire ? Quelqu’un d’autre ? Donc ces scénarios-là seront très importants à l’instant T, à l’année A, en 2027. [...] Elle a travaillé, elle a progressé en image, on voit bien qu’entre 2017 et 2022, son débat d’entre-deux-tours à la télévision a changé complétement de niveau mais est-ce qu’elle est capable d’aller à un G7 ? de négocier avec Joe Biden ? de nous réconcilier ou de tracter avec Vladimir Poutine ? Quelle serait la cheffe d’État Marine Le Pen ? [...] Avec qui gouverner ? Comment on met, là, nous, 30 ou 35 noms sur une feuille pour faire un gouvernement Le Pen ?

« Nous » ? **

Pauline Perrenot

**

Notes

[1] En particulier le 5 avril, où toutes les émissions, de 16h à 23h, ont promu le sondage Elabe donnant Marine Le Pen gagnante au second tour de l’élection présidentielle face à Emmanuel Macron.

[2] Une fois n’est pas coutume, citons au titre d’un contre-exemple « l’édito politique » de Maxence Lambrecq intitulé « Marine Le Pen peut perdre » (France Inter, 1/05).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message