Charges policières, de mal en pis. « J’ai entendu : “Chopez-le, chopez-le !” »

mardi 2 mai 2023.
 

Les forces de police ont multiplié les charges sur la foule lors des dernières manifestations contre la réforme des retraites. Mediapart a recueilli des témoignages de « street medics » et des victimes des coups aléatoires portés par les policiers.

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20230424-181207&M_BT=14896648639

« À Bastille, les policiers qui se trouvaient près de la banque de France ont chargé jusqu’à l’autre bout de la place, ce qui fait que les gens ont été surpris, raconte un street medic, Rémi. On a géré plusieurs blessés, qui ont reçu des coups de façon arbitraire, aléatoire, et des gens, qui ont paniqué, sont partis en courant, ont trébuché. »

Le 13 avril, de nombreux manifestants, blessés ou contusionnés, ont fait les frais de la « nouvelle » politique de maintien de l’ordre du préfet Laurent Nuñez : si l’on voit peu les forces de l’ordre au début des manifestations, on est sûr de les voir beaucoup et de très près à la fin. « On a un rétablissement de l’ordre qui est rendu complexe du fait de la radicalisation extrêmement violente d’individus », a justifié jeudi, sur France Info, la directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), Agnès Thibault-Lecuivre, ex-conseillère justice et ex-directrice adjointe du cabinet de Gérald Darmanin. La magistrate a indiqué avoir été saisie de 59 enquêtes judicaires, tout en précisant que si « l’usage de la force par les policiers » était susceptible d’« entraîner des plaintes », il peut néanmoins s’agir d’un « usage légitime ». Un commentaire qui résume assez bien l’attitude générale de l’institution.

Les charges comme celles ordonnées à Paris ont été observées dans plusieurs villes en France, signe qu’elles correspondent à des directives nationales du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. « Une grande partie des signalements reçus ces dernières semaines sont liés à des charges “matraquées”, explique Vincent Victor, responsable d’un projet de recensement des violences policières (violencespolicières.fr). Des charges qui vont au contact des manifestants lambda, ce qu’elles ne devraient jamais faire. Ce n’est pas nouveau mais c’est vraiment généralisé. »

On est pris dans des mouvements de foule, où on a l’impression qu’on va crever sous la pression des coups. Et les gens qui sont à l’arrière ne peuvent rien faire.

Marwan, « street medic »

« À Bastille, mon binôme et moi, on s’est pris des coups parce qu’on s’est mis entre les gens et les forces de police dès qu’elles ont chargé au milieu de la place, poursuit Rémi. Généralement, ils hésitent à taper sur les medics, mais cette fois on a été touchés aux genoux et aux cuisses. »

La pression des coups

La foule s’était agglutinée autour de la colonne de Juillet au centre de la place. Les policiers d’une compagnie d’intervention ont foncé dessus et ont frappé indistinctement. Devant eux, les gens, s’effondrent, mains sur la tête ou tête la première.

Selon Rémi, la stratégie policière a modifié le profil des blessés : « Avant, c’était les membres du bloc [black bloc – ndlr], qui savaient qu’ils pouvaient être touchés par les policiers, maintenant c’est des manifestants tranquilles, qui n’ont pas l’habitude, et qui ne se rendent pas compte quand ça arrive. »

Mediapart a consulté le rapport d’une seconde équipe de medics présente place de la Bastille, jeudi 13 avril. Dans l’après-midi, Marwan et son binôme ont secouru trois blessés rue de Rivoli et rue Saint-Antoine : à 16 heures, une blessure à la main gauche, fort gonflement aux doigts évoquant une fracture après un coup de tonfa pendant une charge ; à 16 h 30, une plaie importante au cuir chevelu avec saignement, après une nouvelle charge ; à 17 h 10, un hématome au mollet gauche après un coup de matraque.

Place de la Bastille, Marwan relève :

« Victime 4. 17 h 30. Douleur à la paupière, sans lésion visible, après l’impact d’un bouchon de grenade.

Victime 5. 17 h 30. Perte fonctionnelle d’un œil avec forte douleur et saignement, après l’impact d’un plot de grenade de désencerclement (évacuation pompier).

Victime 6. 18 h 30. Douleurs multiples et hématomes après avoir été roué de coups de pieds et de coups de tonfa, lors d’une charge.

Victime 7. 18 h 45. Forte douleur et hématome au mollet droit, après l’impact d’un plot de grenade de désencerclement.

Victime 8. 18 h 55. Forte douleur au mollet droit après avoir reçu un tir de LBD.

Victime 9. 19 heures. Douleur intense jambe droite, marche impossible, probable fracture du péroné, après avoir été violement projeté au sol et frappé lors d’une charge (évacuation pompiers). »

« Une double fracture du péroné et du tibia nous a été confirmée par la suite, commente Marwan. Ce que nous avons noté n’est qu’un petit échantillon, car il y avait environ une dizaine d’équipes de medics sur cette manifestation [le bilan global n’est pas encore disponible – ndlr]. On a vu beaucoup d’impacts de coups, des gens avec le cuir chevelu ouvert. Il y a des densités importantes sur le cortège. Les gens ne peuvent pas reculer et les compagnies d’intervention continuent de frapper. On est pris dans des mouvements de foule où on a l’impression qu’on va crever sous la pression des corps. Et les gens qui sont à l’arrière ne peuvent rien faire. »

Des charges qui ne visaient personne en particulier

Flavian, qui collabore à l’Observatoire parisien des libertés publiques, a été brutalisé par des policiers lors d’une charge, à Bastille (voir ci-dessous). « J’ai entendu : “Chopez-le, chopez-le !”, raconte-t-il. Un membre de la compagnie d’intervention m’a attrapé par le cou, il m’a projeté par terre. C’est incompréhensible, je n’étais pas en noir, j’avais un sac à dos violet et un pull beige. Ils sont venus à trois sur moi. »

Le jeune homme accompagnait une amie qui filmait un policier en train de pointer un lanceur Cougar sur la foule. « Peut-être qu’ils n’ont pas aimé qu’on les filme à ce moment-là ?, poursuit-il. Cette interpellation m’a heurté psychologiquement. Ce qu’on a vu ce jour-là, c’était le plus souvent des charges qui ne visaient personne en particulier. »

Ce 13 avril, le commissaire Paul-Antoine Tomi, directeur adjoint à la Direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), filmé en janvier 2021 en train de porter lui-même des coups à un manifestant au sol, était présent à la tête du dispositif des forces de l’ordre, rue de Rivoli et place de la Bastille, à Paris, où il a pris part à des charges, comme Mediapart a pu le constater.

À Rennes, plusieurs personnes ont fait état de « fractures de la main », à la suite de charges policières, indique Me Delphine Caro, avocate saisie par une jeune manifestante. « Il y a des blessures plus graves aussi, mais c’est quelque chose qu’on a constaté », relève-t-elle.

Samedi 15 avril, la photographe et vidéaste Anna Margueritat se trouve à Rennes en train de filmer les suites d’une charge lorsqu’elle est braquée à bout portant par un membre de la CRS 8 avec un lance-grenade. « J’ai vu une femme qui se faisait traîner au sol, le visage en sang, à la suite d’une charge, raconte-t-elle. Le cortège était parti dans une autre direction, les gens s’étaient dispersés. J’ai filmé cette femme et derrière elle, j’ai aperçu un homme qui s’adressait aux policiers. Il n’avait aucun geste violent, mais les policiers ont commencé à le frapper et l’ont mis au sol. Je me suis approchée. Ils étaient plusieurs sur lui. J’en ai compté sept autour de la scène. Je leur ai dit : “Arrêtez, vous allez l’asphyxier !” Et là, un policier s’est avancé vers moi en pointant son lance-grenade au niveau de mon visage, en me disant : “Dégage, dégage !” J’avais mon brassard presse et ma carte. J’ai dit que j’étais journaliste, il m’a dit : “Rien à foutre.” »

Le policier lui arrache la carte professionnelle de l’agence Hans Lucas, qu’il prend en photo avec son portable. « Ils m’ont repoussée, mais j’ai continué à filmer l’interpellation, poursuit-elle. J’ai suivi les policiers jusqu’à leurs véhicules, et je les ai vus frapper de nouveau l’homme qu’ils venaient d’interpeller pour le faire entrer dans le camion cellulaire. Il avait le cou coincé. Ils hurlaient : “Putain, tu va entrer !”, en lui donnant des coups de pieds. »

À Paris aussi, les vidéastes ont été ciblés. C’est le cas de Béatrice, touchée à deux reprises en moins d’une semaine, les 23 et 28 mars. « La première fois, j’étais dans la partie festive du cortège, au niveau du métro Grands-Boulevards. Je filmais un groupe de policiers, quand l’un d’eux a jeté une grenade de désencerclement au sol, vers moi, explique-t-elle. Il m’a regardée droit dans les yeux. J’ai reçu trois plots, un sur le coude, un en bas des fesses et un troisième sur le pied. Les policiers allaient vers l’Opéra. Je n’ai pas compris la gratuité du geste. » Béatrice fait une déclaration à Reporters sans frontières mais renonce à déposer plainte.

Le 28 mars, elle se trouve sur l’axe République-Nation, en train de filmer, à un endroit « où ça chauffait ». « Les flics se faisaient caillasser, poursuit-elle. J’étais parmi un groupe de journalistes, surtout des photographes, qui portaient des casques, moi je n’en avais pas. Les policiers ont chargé les gens devant le métro de la rue des Boulets. J’essayais de trouver un angle pour filmer, et j’ai senti un violent coup sur la tête, je n’ai rien vu venir, puis un coup de bouclier. Je suis tombée à plat ventre par terre, avec ma caméra. » Béatrice revient de la manifestation avec plusieurs hématomes, dont un sur le crâne, près de l’œil droit.

Ce jour-là, devant le métro rue des Boulets, les forces de police interviennent durement contre la foule, matraquant des personnes bloquées par une balustrade.

La nuit, une répression sans borne

Mediapart a rapporté de nombreux témoignages d’interpellations abusives, survenues le soir du 20 mars. Une véritable pêche au chalut des manifestants, dont un certain nombre ont déposé une plainte collective. Plusieurs victimes ont reçu des coups après leur interpellation, comme l’étudiant Souleyman Adoum Souleyman, frappé par une unité des BRAV-M, ainsi que l’a prouvé un enregistrement audio.

L’après 49-3 et les manifestations spontanées dans Paris et ailleurs ont donné lieu à une répression parfois incontrôlée, sans témoin ou presque. À Nantes, près d’une trentaine de personnes ont été blessées par des tirs de LBD lors d’une seule manifestation nocturne, explique un medic. « Un de ces tirs, ça se traite en vingt minutes environ, sauf si ça touche une articulation, explique Yao. Ça peut éclater une articulation. On a eu un tir de LBD qui a déboîté une épaule. Heureusement, un médecin a pu la remettre en place. Le pire qu’on ait eu, c’est un doigt qui a failli partir. » Selon un rapport des street medics nantais, une douzaine de blessés par tirs de LBD ont été pris en charge lors de la manifestation du 28 mars – « intérieur cuisse droite, index main droite, tête et jambe sur deux personnes, tibia, hématome flanc gauche, œil gauche, genou gauche, pied, cuisse, cuisse, bras, hématome aine inguinale ».

« Sur les manifs sauvages, les flics ne font pas de cadeaux, constate Marwan. Et pour les medics, c’est plus compliqué à suivre. Et on doit faire gaffe pour nous-mêmes. » Marwan précise qu’il y a eu, vendredi 14 avril, beaucoup d’hématomes à prendre en charge.

Tanguy, 19 ans, victime d’un coup de matraque à l’issue d’un cortège sauvage le 20 mars, a déposé plainte sur le site de l’IGPN mais n’a eu aucun retour. « Ce n’était pas une manif violente, témoigne-t-il. Je me suis retrouvé avec quelques amis dans une petite rue, une ligne de CRS derrière nous. Et quand je me suis retourné, j’ai vu un CRS lever sa matraque, me viser et me mettre un coup dans l’œil. Je n’avais fait aucune casse, je ne l’avais pas insulté, j’étais seulement en manif non déclarée. » Tanguy dénonce les brimades qui ont suivi, d’abord dans la rue, puis au commissariat, où l’on se moque de sa blessure, puis de ses douleurs. « Je n’avais plus de blanc d’œil, mon coquard faisait 8 centimètres sur 6 », dit-il. Après un passage aux urgences, et une reprise de garde à vue, il est remis en liberté le lendemain à 19 h 30, comme beaucoup d’autres, sans la moindre poursuite pénale.

Le lendemain, Adèle, étudiante de 19 ans, est poursuivie par un équipage de la BRAV-M, dans le quartier des Halles, après avoir participé à une manif sauvage à République. Elle est assise tranquillement avec quelques amis, lorsqu’elle voit arriver les motos. « Un de mes amis m’a dit : “Tu cours !”, raconte-t-elle. J’entends les mecs arriver. Je me prends un coup de matraque sur la tête. Puis j’entends : “Chope-la !” Et je me prends un autre coup de matraque sur le genou gauche, ce qui me fait tomber. Je me suis éclaté la tête contre une vitrine et j’ai perdu connaissance. Un de mes amis m’a vue, et m’a dit que j’étais restée inconsciente pendant 30 secondes, et que le mec de la BRAV était resté au-dessus de moi un instant, mais qu’il avait été appelé plus loin et qu’il était parti comme si de rien n’était. »

Adèle se relève et rejoint ses amis, qui appellent les pompiers. Elle saigne, elle a des vertiges. Elle est conduite aux urgences, où on lui fait des points de suture au crâne. « On ne faisait strictement rien », résume-t-elle, incrédule. Elle a déposé plainte à l’IGPN, qui devra dire si, une fois encore, l’usage de la force a été « légitime ».

Karl Laske


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