Une stratégie de l’émancipation

lundi 6 février 2023.
Source : Sélection 69
 

A partir du livre « La fabrique de l’émancipation » de Bruno Frère et Jean Louis Laville

Bruno Frère et Jean-Louis Laville ont rédigé un livre très important, La Fabrique de l’émancipation. Ils poursuivent un projet ambitieux, Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences, démocratiques et solidaires. C’est un livre très consistant, de 450 pages, qui nécessite une lecture attentive ; il présente l’état des réflexions, des recherches et des alternatives sur une question essentielle, celle de l’émancipation, et ouvre la discussion sur la définition des projets alternatifs. Je résumerai les propositions de ce livre, dans une première partie, avant de proposer quelques réflexions pour en prolonger les interrogations.

L’ambition de ce livre est de construire une conception renouvelée de l’émancipation. Il propose pour cela de définir les fondements d’une nouvelle théorie en partant de la théorie critique centrée sur l’ampleur des aliénations et des dominations, mais de ne pas s’y cantonner. Pour cela, ils proposent de partir du croisement de la philosophie et des sciences sociales et de rechercher les voies par lesquelles la démocratie se réinvente au-delà des haines, des violences et des menaces démocratiques. La démarche propose de s’appuyer sur la diversité des approches et des épistémologies, au sens des théories des connaissances, en s’appuyant sur les apports des philosophies et connaissances du Sud et de l’économie solidaire.

Avant une conclusion synthétique, le livre est organisé en sept chapitres. Les quatre premiers chapitres présentent une réflexion sur les démarches et les théories de la philosophie et des sciences sociales. Le cinquième chapitre comprend une présentation de la diversité apportée par les pratiques et les connaissances du Sud. Le sixième chapitre tente une définition d’une théorie critique positive. Le septième chapitre présente les ouvertures amorcées par l’économie solidaire.

La période actuelle est analysée, à partir de 1944, avec la Déclaration de Philadelphie, qui entretient une illusion en postulant que le développement économique doit être au service du développement social. La réalité est explicitée, en 1989, avec le consensus de Washington qui explicite le néolibéralisme et qui instaure la dérégulation massive et la concurrence qui accentue l’explosion des inégalités. Les règles politiques sont considérées comme des rigidités qui freinent l’impératif de croissance. Le progrès est l’apanage d’une élite et s’exprime par les start-ups et la technologie numérique. Deux ruptures viennent troubler cette épopée du capitalisme, la décolonisation et les ruptures climatiques et écologiques.

Les auteurs insistent sur l’affirmation que les citoyens ne sont pas résignés et que la volonté d’émancipation et la capacité d’agir sont toujours présentes. Ils proposent de revenir à l’histoire de la notion d’émancipation ; de rappeler le choc des Lumières, l’exigence de libertés et de l’égalité, et les apports de Marx sur l’importance de la critique et de la pratique de l’émancipation. Ils précisent que les acteurs du changement, les associations ouvrières, les coopératives, les syndicats sont confrontés à l’ampleur de la tâche. Ils proposent de repenser la théorie critique classique, de la réinventer à partir d’une réflexion historique et des recherches empiriques

Un état des lieux de la théorie critique

Les quatre premiers chapitres proposent une présentation et une réflexion sur la théorie critique telle qu’elle se construit à partir de la seconde guerre mondiale. Elle part des rapports entre philosophie et sciences sociales, à partir des analyses de la première Ecole de Francfort et de la sociologie de Pierre Bourdieu ; de la seconde Ecole de Francfort ; de la sociologie descriptive et de l’approche écologique de Bruno Latour ; de la philosophie politique de Luc Boltanski sur l’aliénation et l’émancipation et de la montée du féminisme et des luttes des minorités.

La première école de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse), à partir des années 1930, élabore une théorie critique qui met en avant l’aliénation. Elle se réfère à la raison émancipatrice qui permet la conscience critique mais qui a aussi permis l’émergence du capitalisme et l’appropriation de la nature. Elle repère déjà les dégâts du capitalisme sur la nature. La raison dialectique est à la fois émancipatrice et instrument de domination. Elle interroge la science et remet en cause la neutralité du progrès. Elle souligne le conditionnement culturel nécessaire au triomphe du capitalisme et la manipulation par l’industrie culturelle. Elle prolonge l’aliénation analysée par Marx. Pour Marcuse, l’homme devient un être unidimensionnel dont le comportement exclut l’esprit critique et les comportements antisystémiques.

Bruno Frère et Jean-Louis Laville inscrivent la sociologie critique française de Pierre Bourdieu dans le sillon de la théorie critique négative de la première Ecole de Francfort. Les dominés reproduisent inconsciemment les structures de l’ordre social. La violence symbolique conduit à accepter l’ordre social dominant reproduit par l’habitus et les représentations dominantes. Le sens commun le conforte. L’importance de la domination symbolique et de l’aliénation sociale s’impose. Elle nécessite un effort de critique portée par les artistes, les philosophes et les sociologues. Jacques Rancière conteste la radicalité d’une critique qui accentue une situation supposée immuable.

La seconde Ecole de Francfort, dans les années 1960, met en avant les concepts d’espace public et de reconnaissance avec Jurgen Habermas et Axel Honneth. Elle complète la critique de la reproduction capitaliste avec l’analyse des rapports démocratiques qui peuvent s’y opposer. L’espace public et la démocratie représentative sont colonisés par l’économie capitaliste et la bureaucratie ; mais il existe des espaces publics autonomes, des mouvements sociaux citoyens et des associations non étatiques et non contrôlées par les puissances économiques. Même si beaucoup de ces espaces sont technocratisés et livrés au marché et d’autres ne sont pas émancipateurs. La seconde Ecole de Francfort s’ouvre aux luttes pour la reconnaissance des populations méprisées. L’accent est moins mis sur l’aliénation même si le monde est jugé malsain et incomplet. La seconde école de Francfort analyse la domination et les efforts d’émancipation, mais ne va pas jusqu’à définir les moyens de favoriser la démocratie.

Le troisième chapitre s’intéresse aux bouleversements introduits par l’irruption de l’écologie dans la philosophie et les sciences sociales. Comment conjuguer le verbe émanciper au présent, au-delà de la négativité de la théorie critique ? Il s’appuie sur les travaux de Bruno Latour, dans l’approche de la sociologie descriptive des agrégats humains et non-humains. Il faut accepter de se laisser affecter par ce qu’on décrit ; en dépassant l’opposition entre le sujet et l’objet et entre nature et culture. La science ne repose pas sur des vérités absolues ; la science sociale doit prendre au sérieux les personnes et leurs engagements. Cette approche, soulignent les auteurs, néglige la démocratie ainsi que le théâtre des luttes entre les puissants et les faibles. Elle privilégie des acteurs pacifiés prêts à travailler ensemble, un univers sans domination, des collectifs qui s’assembleraient en position d’égalité dans l’espace public. La notion d’émancipation est de ce fait sous-estimée. Cette démarche conteste l’ordre existant sur la question écologique mais reste imprécise sur les rapports de domination et les inégalités.

Le quatrième chapitre approfondit la notion de domination. Il part du constat que l’exploitation des humains et de la nature rend la réalité inacceptable. Il met en avant la démarche de Luc Boltanski, la recherche d’une sociologie pragmatique, qui adosse les sciences sociales à la philosophie politique. La prise de conscience se renforce de ce que les femmes et les minorités ainsi que les classes sociales subalternes, sont assujetties. Mais toutes ne sont pas réduites à subir et Il n’y a pas de situation d’équivalence. Une critique ferme de l’ordre social est indispensable. Une sociologie « métacritique » est nécessaire pour déconstruire ce que les institutions dominantes disent de la réalité en détournant l’attention par rapport aux pratiques émancipatoires, en occultant l’instituant.

En résumé des quatre premiers chapitres, les rapprochements de la philosophie et des sciences sociales ont ouvert des voies de réflexion et de connaissance. Les Ecoles de Francfort n’ont pas mis en évidence les expérience pratiques. La sociologie critique enferme dans l’aliénation. L’approche écologique décrit des pratiques en négligeant ce qui domine. La philosophie politique réintroduit le conflit avec les cadres institutionnels mais l’enferme dans une métacritique peu accessible. Toutes ces approches sont nécessaires mais ne sont pas suffisantes. Il faut les compléter par l’analyse d’approches et de pratiques nouvelles. Bruno Frère et Jean-Louis Laville proposent de renouveler les théories et les pratiques en cherchant des diversités nouvelles à partir des contributions des connaissances du Sud et des démarches de l’économie solidaire.

Mobilisations, pouvoir d’agir et changement institutionnel

Des pans entiers du monde sont invisibles. Entre plurivers, qui refuse la réduction à une pensée unique, et universel concret, Edouard Glissant rappelle la mondialité. La science, marquée par le nord est peu sensible aux réalités du sud. Elle les considère comme prisonnières d’un rapport mythologique à la nature, alors qu’elles portent des inspirations pour l’avenir. Il faut accepter une socio-diversité aussi indispensable que la biodiversité. Cette diversité autorise des expériences émancipatoires ; elle est porteuse d’inventions démocratiques, même à leur début. Les mouvements sociaux et les pluralités fondées sur l’auto-organisation sont porteurs d’une critique de la domination et d’émancipation en actes. Chaque action d’une association qui interpelle l’Etat ou le capitalisme est un succès quand elle fait bouger les formats imposés.

La critique négative est nécessaire, elle n’est pas suffisante ; elle est incomplète. Il est important de traquer les structures de pouvoir dans les projets émancipateurs. Il faut aussi souligner les nouveautés portées par les rapports nouveaux qui veulent construire des réalités libres de domination, critiquer en s’associant. Le capitalisme, la consommation, les méta-structures idéologiques ou institutionnelles peuvent corrompre ; elles ne suffisent pas à expliquer les actions individuelles et collectives. Les pratiques sociales sont des pratiques de savoir (Boaventura de Sousa Santos). Les auteurs rappellent deux exemples d’émancipation qui ont eu un écho symbolique considérable. Les ouvriers de Lip, en 1973, porteurs de l’utopie autogestionnaire, et les indignés, en Europe du Sud, avec leurs manifestations auto-organisées.

Les auteurs s’appuient sur les travaux de Nancy Fraser qui étudie et documente des expérimentations démocratiques, des espaces de démocratie directe ; des lieux de travail, des crèches, des communautés résidentielles. Parmi les lieux de travail, les coopératives, Mondragon, un des plus grands complexes coopératifs du monde avec 100 000 travailleurs dont 40 000 coopérateurs membres. Coopératives, associations et mutuelles ne sont pas à l’abri des dégénérescences bureaucratiques ; mais il y a aussi des régénérescences démocratiques, un pouvoir d’agir social ; comme en Argentine, avec les 15000 emplois des entreprises récupérées. Le statut ne détermine que partiellement les pratiques, une autre conception de la propriété peut aussi se mouler dans l’imaginaire entrepreneurial. La seule propriété collective ne garantit pas le fonctionnement démocratique et ne résume pas l’autogestion ; coopérative et autogestion, les termes ne suffisent pas à définir des alternatives.

Les crèches collectives ont préfiguré des services collectifs accessibles à tous et critiques des inégalités. Parmi les espaces résidentiels, rappelons la zad (zone à défendre) de Notre Dame des Landes ; la continuité espaces publics autonomes et associations ; l’invisibilisation des contre-publics subalternes (afro américains, femmes). La démocratie est revendiquée et expérimentée contre la violence des pouvoirs, l’omnipotence de l’argent, pour la dignité. Comme les coopératives de solidarité sociale en Italie et dans plusieurs dizaines de pays, complémentaires de l’identité politique instituée par la collectivité locale. Le politique prend corps dans le faire et revendique une société démocratique et égalitaire dans laquelle l’égalité dépasse l’abstraction. C’est le cas du MST (Mouvement des Sans Terre) brésilien, des piqueteros argentins, des zapatistes mexicains, des syndicalistes paysans dans la Via Campesina. On y retrouve des initiateurs de services de proximité, des circuits courts, des pratiques agro-écologiques, des formes auto-organisées.

L’associationnisme renvoie à l’action collective et à la remise en cause des institutions existantes. Les citoyens libres et égaux mettent en œuvre un bien commun. Ce n’est pas le socialisme centralisé et l’alternative unique. Les Communs renvoient au partage de la propriété et au contrôle des ressources ; ils construisent une raison collective. La logique d’état ne doit pas dérober la réalité de l’histoire ; les mutuelles ont précédé et préparé la sécurité sociale. Il s’agit de redonner la dignité et son histoire à l’associationnisme.

On retrouve la complexité du débat sur l’institutionnalisation. Les associations innovent et peuvent influer sur les institutions. En France, les pratiques mutualistes sont reprises par l’action publique. L’institutionnalisation peut certes conduire à une récupération. Mais pas seulement. La résistance peut s’opposer à la récupération ; elle peut aussi créer des espaces différents. Les auteurs citent AIDES, contre le Sida, qui obtient que ses méthodes soient reprises et financées par l’Assurance maladie. Un rapprochement avec le cadre institutionnel peut se traduire par une instrumentalisation. C’est un risque, mais tout mouvement peut aussi se donner pour objectif un changement institutionnel. Plusieurs exemples l’attestent à différents niveaux ; au niveau national en Bolivie, en Equateur, au Chili, au Canada ; dans des secteurs d’activité conventionnés pour les gardes d’enfants ; au niveau local avec des municipalités.

Les auteurs appellent à ne pas assimiler l’institution à la reproduction de l’institué. C’est un pari de la ré-institution de la société par elle-même, sans ignorer les phénomènes de capture. Tout n’est pas joué d’avance. Le plurivers est la recherche de l’égalité entre différentes rationalités niées par la domination coloniale ; la conviction qu’il n’y a pas de modernité unique. Ce sont les richesses des initiatives démocratiques ; la recherche du pluralisme, de la conception égalitaire, des principes de commune humanité et de commune dignité pour composer un monde commun. C’est la recherche du passage d’un universalisme abstrait à un universalisme concret à partir des avancées pratiques ; le désir d’égalité sociale, et politique comme un bien commun de l’humanité. L’ubuntu, c’est faire humanité ensemble et, ensemble habiter la terre (Souleymane Bachir Diagne). Contre le particularisme et le relativisme qui justifient les pratiques discriminatoires mises en avant par les extrême-droites, on peut opposer l’égalité, l’égalité démocratique de tous, comme valeur fondatrice. L’expérimentalisme et le croisement des savoirs, les recherches participatives ouvrent à un expérimentalisme démocratique. Les épistémologies du sud, comme l’a montré Paulo Freire, réhabilitent les savoirs ignorés en les reliant aux savoirs légitimes. Le croisement des savoirs est constitutif de l’expérimentalisme démocratique.

Sciences sociales, action et démocratie

Le projet n’est pas de rejeter la théorie critique considérée comme négative, trop centrée sur la soumission à l’aliénation et à la domination. L’ambition est de prolonger la théorie critique, de la renouveler, en prolongeant les rapports entre philosophie et sciences sociales par la prise en compte de l’action et de la démocratie. Sans craindre d’entrer dans une théorie sociale de l’impureté, on laisserait la place à un combat contre les assemblages institués en s’appuyant sur les démarches menées par les associations. Une démarche qui laisse toute sa place au travail de négociation et de dialogue démocratique.

La question posée, au-delà du rapport entre acteur et chercheur, est celle de la définition d’une nouvelle praxis scientifique. La distinction entre commande institutionnelle et demande sociale est essentielle. En prenant de la distance avec la théorie critique négative, cette pratique refuse la confusion avec le scientisme qui défend l’incompatibilité entre posture militante et science détachée, entre nord et sud, entre sujet et objet. Les chercheurs ont le droit de se positionner politiquement et de revendiquer l’auto-organisation de la recherche. Ils peuvent refuser le retour du positivisme qui instaure la séparation entre les faits et les valeurs, qui oppose la science pure et le croisement des savoirs, qui remet en cause la reconnaissance des sciences citoyennes. La pensée dominante met en avant le commerce et l’échange contre les valeurs, la science contre les superstitions supposées. Elle néglige les démarches collectives et refuse de reconnaître que les savoirs sont situés. Il faut rappeler que les sciences sociales mobilisées pour la modernisation du tiers monde le sont sur le modèle du nord. Elles mettent en avant la spirale de l’accumulation, traduisent les désirs en marchandises, les ressources en gisements en attente d’exploitation. C’est une idéologie de l’extractivisme !

Des pistes se dégagent pour des renouvellements. Le mouvement agro-écologique rejoint l’éco-féminisme dans la démarche du soin, du « care ». Le renouveau des mobilisations remet en cause la sous-estimation du local qui ne serait pas à l‘échelle des transformations nécessaires. De nouvelles idées sont avancées comme le « commander en obéissant » des zapatistes. Les effervescences civiques permettent de lutter contre les discriminations. Les institutions sont considérées comme des vecteurs de reproduction de la réalité. La critique négative contre les institutions existantes se prolonge par des propositions positives pour l’élaboration de nouvelles normes, de nouvelles institutions.

La priorité est aux investigations au sein d’émergences démocratiques. La discussion porte sur les associations. L’économie solidaire est une résurgence associationniste. Il n’y a pas d’ilot de pureté associative ; il faut jongler avec les statuts légaux, les normes juridiques. Une association n’est pas automatiquement condamnée si elle reçoit une aide de l’état ; tout dépend comment elle préserve son autonomie, quelle stratégie de résistance elle met en œuvre. Le débat porte sur la définition de la démocratie. La démocratie vivante n’est pas un univers apaisé, les controverses l’emportent sur le consensus. L’histoire n’est pas que domination. Vivre l’autonomie implique de résister à l’imaginaire capitaliste.

Les deux théories critiques à l’épreuve de l’économie solidaire

Avec la diversité des problématiques des Suds, du Sud global, l’économie solidaire est proposée comme une voie de renouvellement. La théorie critique classique ne l’ignore pas, mais elle est née de la réalité occidentale et elle n’approfondit pas les amorces d’alternatives. La diversification du monde facilite la prise en compte du débordement des institutions. Les recherches critiques sont lancées par les approches marxistes au 19èmè siècle. La dénonciation de l’aliénation et l’analyse de la domination marque le 20ème siècle qui met en avant la misère du monde interrompue par de courts moments révolutionnaires comme la Commune et Mai 1968. Sans abandonner la critique de la reproduction, accentuée par l’ampleur des inégalités et les risques des dérèglements climatiques, et sans tomber dans l’idéalisation de l’affranchissement total des tutelles et des dépendances, il est proposé de mettre en avant la référence à l’émancipation. Ce n’est pas le chemin vers l’homme nouveau, mais elle n’est pas impossible ou inaccessible. Au-delà des obstacles, il faut tenter de la concrétiser.

Le débat sur les initiatives solidaires et l’économie solidaire a pris une nouvelle forme dans les années 1980. En 2000, avec les Forums Sociaux Mondiaux (FSM), l’économie solidaire n’est plus considérée comme le cheval de Troie du capitalisme. Dès le premier FSM à Porto Alegre en 2001, l’économie sociale et solidaire est présente. La différence affirmée entre antimondialisation et altermondialisme prolonge la volonté d’internationalisme. Le Premier Forum social mondial des économies transformatrices, à Barcelone, en 2020, approfondit la démarche. L’économie solidaire questionne les institutions et souligne les interactions entre les sphères politique et économique. Elle revendique l’originalité des pratiques et recherche une théorisation prenant en compte la diversité du monde.

Il y a une rupture avec l’économie sociale et solidaire (ESS) vue par la sociologie critique classique. Pour la sociologie critique, l’ESS n’est pas une alternative, elle participe au désengagement de l’état, entérine la précarisation du travail, concourt au retrait du service public. Bénévoles et salariés constituent la nouvelle armée de réserve du marché du travail. Les acteurs sont manipulés ; ils ne se rendent pas compte du rôle qu’ils jouent. Cette vision est confortée par les offensives des pouvoirs publics pour imposer des relations de subordination entre pouvoirs publics et associations. Elle repose sur la conviction que seul l’Etat fort est le contrepoids du marché ; elle sous-estime l’évolution de l’Etat, qui n’est plus l’Etat social, et le rôle de ses institutions qui contraignent les acteurs à se soumettre aux règles du monde marchand. Mais elle ignore la recherche de sens dans les nouvelles pratiques et les contradictions. Elle oublie que, chez Marx, l’émancipation ne se réduit pas à la défense des attributs du salariat, elle suppose son dépassement.

L’économie solidaire comprend l’économie sociale, les coopératives, les mutuelles et les associations. Elle met en avant la limitation de la lucrativité, l’existence d’un patrimoine collectif, l’égalité de droit de vote. L’économie solidaire réactualise l’associationnisme. Dans les associations, l’analyse du travail compte, elle n’annule pas l’intérêt de la participation démocratique. L’économie sociale et solidaire revendique l’autonomie qui n’est pas forcément un leurre. Comment comprendre les émergences solidaires et l’expansion du fait associatif dans le monde ? Il faudra prendre le temps de l’enquête, étudier les exemples des travaux d’utilité collective et des services de proximité, sortir du dualisme marché / Etat. L’économie solidaire peut être porteuse d’une nouvelle culture de changement social combinant mouvement social et acteur économique, prolongée par le mouvement des communs. C’est ce que défend le RIPESS, Réseau Intercontinental de Promotion de l’ESS, un des organisateurs des FSM. C’est ce qu’on peut vérifier, notamment, dans le passage de l’économie populaire à l’économie solidaire dans l’agroécologie féministe.

L’économie solidaire comme forme émergente est déjà confrontée à des formes de récupération. Elle doit se défendre contre les tentatives de récupération que sont l’insertion et le social business. L’économie solidaire n’est pas l’insertion et n’est pas le social business. Elle doit lutter contre la confusion avec l’idée d’insertion, l’amalgame avec un secteur déqualifié qui dévalorise les salaires et subordonne les usagers. L’institutionnalisation de l’économie solidaire par les Etats capitalistes est contradictoire. La seconde forme de compromission et de dérive est le piège de l’entreprenariat. Elle prend la forme du social business, qui est un néolibéralisme de seconde génération. Il prétend faire du capitalisme un système capable de corriger ses excès avec la responsabilité sociale des entreprises, les investissements à impact social, le marketing des pauvres. Pour lutter contre le social business, il faut renforcer la parole collective autonome pour éviter les dangers de l’institutionnalisation, travailler avec les promoteurs sur les ambiguïtés de leurs initiatives, ne faut pas confondre économie et marché. Décrypter les hybridations entre économies et mondes vécus conduit à une pluralité des principes économiques.

L’économie solidaire rappelle les solidarités qui sont d’abord auto-organisées. Elle s’inscrit dans les luttes pour le reformatage de l’économie. Il s’agit de déconstruire la manière dont l’économie et son approche institutionnelle a été construite sur les fondamentaux du capitalisme. Il s’agit de s’inscrire dans la tension récurrente entre démocratie et capitalisme, reconnaître les capacités d’auto-organisation et l’importance des économies informelles, différencier la sociologie économique de la sociologie des marchés. Pour renforcer l’économie solidaire, il est indispensable de contraindre les institutions publiques à discuter, à négocier, avec les mouvements sociaux.

Le développement de l’économie solidaire est lié aux luttes pour la définition de la solidarité. Il s’agit de combattre l’appréciation néolibérale de la solidarité qui la réduit à un principe résiduel qui entretient l’assistanat et la désincitation au travail. En fait, la solidarité est une ressource majeure pour faire société. Elle a une puissance d’intégration sociale. La solidarité démocratique vise à la fois la protection et l’émancipation. L’association est indissociable du droit de vote. Elle s’oppose aux solidarités héritées et philanthropiques qui préservent le pouvoir et l’argent. La solidarité héritée, réservée à la famille ou à l’ethnie, ne met pas à égalité, elle discrimine ; elle part d’une identité, elle rejette la possibilité démocratique de l’altérité. La solidarité démocratique se heurte à la solidarité philanthropique qui est respectueuse des autorités, assurée dans un cadre moral, supposé apolitique, et qui réduit les assistés à des subalternes. La solidarité philanthropique renforce la dissymétrie sociale du capitalisme. La solidarité démocratique combine liberté et égalité dans l’action locale, et une reconnaissance juridique qui confère des droits et élabore les règles d’une redistribution qui dépasse le local. Elle donne accès aux systèmes de santé, d’éducation et de sécurité sociale. Les alternatives à l’ordre capitaliste existent et sont pratiquées tous les jours. Il s’agit de construire l’émancipation au présent en s’enrichissant des différences

L’émancipation s’inscrit dans le rapport entre la connaissance et l’action. Des chemins d’émancipation proposés s’appuient sur le pragmatisme et les diversités du sud et de l’économie solidaire. L’idée d’émancipation ne se réduit pas au progrès et à des politiques progressistes ; elle s’appuie sur les initiatives contre les institutions injustes. Elle rejette la posture conservatrice qui chérit le passé et ses enracinements. Elle s’engage dans une transition radicale à l’ère de l’anthropocène et du changement social. Elle soutient les pratiques démocratiques, écologiques et solidaires, sans idéalisation. Les actions collectives dessinent les possibles. L’enquête explore les réalités. L’association permet d’agir ensemble.

La philosophie et les sciences sociales accompagnent la critique en actes. L’analyse de la domination est nécessaire, elle ne doit pas se limiter aux mécanismes de censure. Elle doit s’élargir à l’intelligence collective et à la démocratie inclusive. Le droit est une instance intermédiaire, l’institutionnalisation dans le droit reste ambivalente. Le cadre institutionnel n’est pas que répressif ; le droit permet aussi de résister. Les droits de l’homme ne se limitent pas à une forme abstraite et synthétique, propre aux sociétés occidentales ; ils doivent être métissés pour être universels, reconnaître les différences, la diversité du monde, la connaissance mutuelle. La transition à engager doit être sociale et écologique, et aussi politique et démocratique. La liberté se construit dans des solidarités concrètes. L’émancipation passe par l’action commune qui permet de résister à l’aliénation. L’émancipation est à réinventer sans cesse.

Quelques réflexions pour prolonger l’approche pour l’émancipation L’ambition de lier l’action et la connaissance

Après cette présentation détaillée du livre, je voudrais proposer quelques réflexions pour en prolonger les interrogations. L’ambition du livre est grande, il s’agit de relier l’action et la connaissance. Les auteurs proposent de ne pas se laisser enfermer dans les discussions théoriques, mais de ne pas les refuser. Il s’agit de rappeler les théories de la connaissance qui ont été avancées par la philosophie et les sciences sociales, en les explicitant et les donnant à comprendre, sans hésiter à fournir les références et les sources, et sans s’interdire de les critiquer avec l’objectif d’avancer dans la compréhension et dans la construction de l’émancipation. Ce livre tente de construire une nouvelle théorie critique pour éclairer une réflexion en construction. Il propose de renouveler le débat théorique à partir des pragmatismes et des pratiques en action. Il s’appuie sur deux dynamismes porteurs de transformation ; celui des sociétés du Sud qui émergent dans le processus de décolonisation et celui de l’économie sociale, solidaire et associative, qui cherche à dépasser l’exploitation sans tomber dans l’étatisation. En mettant l’émancipation au centre des interrogations et des pratiques, ce livre est un pavé lancé dans une bonne direction.

Construire une nouvelle théorie critique

Les auteurs rappellent longuement l’évolution des écoles qui, à partir des années 1930, ont prolongé les débats sur l’émancipation à partir des travaux de Marx et d’Engels. Ils mettent en évidence les travaux de la première Ecole de Francfort, des années 1930 jusqu’à la deuxième guerre mondiale, et l’école de la sociologie critique de Pierre Bourdieu. Ils soulignent l’importance donnée à l’aliénation et la domination dans ces courants de la philosophie et des sciences sociales. Ils présentent la seconde Ecole de Francfort, dans les années 1960, qui élargit l’analyse de la reproduction capitaliste aux rapports démocratiques et aux efforts d’émancipation. La troisième entrée, avec Bruno Latour, permet de mettre l’accent sur la rupture écologique, sur la domination de la nature, mais sans mettre en évidence la liaison avec les inégalités et la domination. La sociologie pragmatique de Luc Boltanski analyse le rôle des institutions dominantes et ouvre sur l’analyse des situations des femmes et des minorités opprimées. Cette évolution est caractérisée comme celle qui a donné naissance à une théorie critique considérée comme négative.

Les auteurs ont pour ambition de construire une nouvelle théorie critique qui serait positive. A juste titre, ils ne rejettent pas l’importance des concepts d’aliénation et de domination. Mais ils sous-estiment peut-être l’importance et la nécessité d’une étape de critique négative qui correspond aussi à une situation, celle de l’avant-guerre pour la première Ecole de Francfort, de la guerre froide puis du néolibéralisme pour Pierre Bourdieu, de la seconde Ecole de Francfort, celle de l’impuissance ressentie devant le désastre écologique et l’écrasement institutionnel. C’est le cas notamment quand on examine l’apport de Pierre Bourdieu, au-delà de ses héritiers.

La critique de Jacques Rancière, sur le risque de sous-estimation de la perspective d’émancipation, est pertinente ; elle n’annule pas l’intérêt de la démarche de la sociologie critique. Les livres de Pierre Bourdieu égrènent, de 1964 à 1998, une analyse indispensable de la classe dominante, la bourgeoisie, et de la manière dont elle assure sa domination, notamment symbolique. La succession des titres de ces livres rythme une analyse de classe très pertinente, renouvelée et approfondie (Les héritiers, 1964 ; la reproduction 1970 ; la distinction 1979 ; le sens pratique 1980 ; la noblesse d’état 1989 ; la domination masculine 1998 ; la misère du monde 1993). Il est possible et nécessaire de lier l’analyse de Pierre Bourdieu avec une perspective émancipatrice. Pierre Bourdieu lui-même avait souvent situé son analyse dans la compréhension et le soutien des luttes et des mobilisations. Je me souviens, par exemple, de son discours de soutien aux grévistes de la gare de Lyon, en 1995.

Les quatre chapitres de l’analyse des théories sont marqués par le contexte européen, qui s’élargit dans le cinquième chapitre (les problématiques du Sud) et le septième chapitre (l’économie solidaire). Dans le prolongement du livre, les analyses restent à faire des philosophies et les sciences sociales à partir des auteurs du Sud, des femmes, des antiracistes, de peuples autochtones, des migrants ; ils compléteront cette première et prometteuse approche.

Les théories s’inscrivent dans leur contexte historique

Les théories s’inscrivent dans des contextes historiques ; elles prolongent les approches dominantes et y répondent en les approfondissant et/ou en s’y opposant. L’analyse du contexte permet de mieux les comprendre et de les resituer. La première Ecole de Francfort est marquée, dans les années 1930, par l’opposition entre un fond de l’air rouge qui suit la révolution de 1917 et la montée des fascismes et de la guerre mondiale qui obscurcit l’horizon. Elle est interpellée par le nazisme qui rend difficile les projections optimistes. L’émancipation, dans cette période est liée à la rupture révolutionnaire et à l’alliance amorcée, en 1920, à Bakou entre les mouvements communistes et les mouvements de libération nationale.

La seconde Ecole de Francfort et la sociologie critique sont confrontées au capitalisme des trente glorieuses, avec les nouvelles formes de l’aliénation et de la domination dans la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Elle vivra la dégénérescence du soviétisme de la Hongrie en 1956 à la Tchécoslovaquie en 1968. Elle mesurera l’explosion culturelle et des libertés des « mai 1968 [1] dans le monde. Elle mesurera l’impact de la décolonisation avec la succession de la révolution chinoise, des luttes de libération du Vietnam, de l’Algérie, des colonies portugaises, de l’Afrique du Sud. Elle ne mesurera pas à sa juste importance les premières indépendances et la Conférence de Bandung [2]. C’est à Bandong en 1955, avec Soekarno, Nehru, Chou en Lai et Nasser, que Chou En Lai caractérisera la phase actuelle en déclarant « les Etats veulent leur indépendance, les Nations veulent leur libération, les peuples veulent la révolution ». L’émancipation combine la lutte contre l’exploitation et la souveraineté nationale.

Le troisième volet, celui de l’écologie, s’imposera plus tard même s’il avait été pressenti et mis en avant par quelques voix isolées dès les années 1950. Il va rejoindre les nouvelles expressions de libération, notamment en Asie, avec Gandhi, puis Vandana Shiva, et en Amérique indienne avec les peuples premiers. Les dérèglements climatiques et la disparition des espèces vont lui donner un caractère dramatique. Ils bouleversent les théories des connaissances et remettent en cause la vision du progrès constitutif de l’épopée capitaliste. L’émancipation ne peut plus se résumer à la production et au contrôle de la nature. C’est une rupture philosophique majeure. La prise de conscience écologique accentue la crise sociale. Elle n’y échappe pas mais elle ne s’y résume pas. De manière paradoxale, l’écologie redonne une nouvelle vigueur à l’économie solidaire. L’économie sociale avait été marginalisée par l’évolution du capitalisme. Les coopératives et les mutuelles qui avaient servi de référence au moment de la première Internationale avaient été soumises à la logique managériale du capitalisme et à la financiarisation et les associations soumises au contrôle des états et tenues en laisse financière. L’explosion des inégalités, la réalité de la financiarisation, les limites de l’étatisation au service du capitalisme financier ont montré que l’Etat, toujours nécessaire, n’était pas une voie royale suffisante pour l’émancipation. Et que l’étatisation n’était pas une réponse satisfaisante à la recherche de la propriété sociale et collective.

La question des institutions rencontre la question de l’Etat. D’autant que la valeur de référence est celle de l’égalité. C’est elle qui permet de différencier l’horizon d’émancipation et qui est au centre du débat idéologique et politique. La bataille pour l’hégémonie culturelle, au sens que lui donnait Gramsci, oppose les valeurs d’identitarisme et de sécuritarisme portées par les droites, notamment les droites extrêmes, et les valeurs d’égalité et de solidarité qui caractérisent une approche alternative. La définition des libertés se différencie ; libertariennes et individualistes pour les droites et le capitalisme, individuelles et collectives pour l’émancipation. Faute d’un projet d’émancipation d’ensemble, et dans l’attente d’un tel projet, les mobilisations mettent en avant l’exigence de reconnaissance et les garanties institutionnelles de l’égalité. Ce sont des nouvelles radicalités qui s’expriment et qui modifient complètement les mobilisations. Le féminisme et l’égalité de genres a pris une importance considérable. Le refus du racisme est devenu une composante majeure du vivre ensemble. La reconnaissance des peuples premiers remet en cause le temps long de la colonisation et le rapport à la nature. Les migrations partagent les sociétés et s’imposent dans une recomposition de la population mondiale. Ces dimensions n’annulent pas les différenciations sociales, l’importance des classes sociales ; elles les recomposent. Ce sont les vecteurs essentiels, aujourd’hui et pour demain, de la connaissance et de l’action.

Que nous apprend la troisième génération

L’émancipation ressort de manière inattendue. Elle ne gagne pas toujours, elle est souvent réprimée, mais elle bouleverse les certitudes et change les perspectives d’avenir. La magnifique révolte des jeunes femmes iraniennes redonne de l’espoir quelle que soit l’issue de ce mouvement. Elles ont déclaré, « nous sommes la troisième génération ». Faisons l’hypothèse que cette proposition de troisième génération est valable à l’échelle mondiale. Avec de grandes différences suivant les situations, elle traduit un bouleversement culturel. Le changement culturel porte sur la redéfinition des voies de l’émancipation, vers la définition de nouveaux possibles. Comme l’exprimait Franz Fanon en s’adressant aux jeunes algériens interpellés par la lutte de libération nationale de l’Algérie, « chaque génération, dans une certaine opacité, doit découvrir sa mission, pour la remplir ou pour la trahir ».

Chaque génération est marquée par les grandes luttes et mobilisations qui ont été reconnues, au-delà des diversités des situations, comme communes et significatives. Admettons l’hypothèse que les jeunesses du monde vivent une troisième génération. La première génération, encore présente, serait, de 1947 à 1980, la génération de la décolonisation et des luttes de libération nationale et des grandes mobilisations qui ont marqué le monde dans les « mai 1968 ». La période de 1968 à 1975 a été riche en ouvertures d’émancipation avec, en France, Lip, le Larzac et les premières manifestations contre les déchets nucléaires, à Bure. C’est encore la période du grand soir et l’importance des luttes armées, particulièrement anti -coloniales. C’est aussi la montée du Sud, de Bandung au non-alignement et à la Trilatérale, à Cuba, en 1973.

La deuxième génération est celle du néolibéralisme de 1980 à 2010. C’est la contre-offensive néolibérale réussie, avec l’endettement des pays du Sud et les programmes d’ajustement structurel, à partir de 1979, et la chute du mur de Berlin, en 1989, qui acte la fin du monde bipolaire. Le nouveau système international est marqué par la domination géopolitique de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) et des institutions de Bretton Woods (Fond Monétaire International, Banque Mondiale, Organisation Mondiale du Commerce). La culture de l’émancipation prend un nouveau chemin avec l’altermondialisme qui prolonge l’internationalisme. Elle s’exprime dans les Forums Sociaux Mondiaux qui commencent en 2001 à Porto Alegre.

La troisième génération est celle qui commence avec les nouveaux mouvements, qui ont agité près de cinquante pays, à partir de 2011 ; avec les révolutions arabes, les indignés, les occupys, le Hirak algérien, les jeunes iraniennes, ... Ces mouvements sont réprimés avec une extrême violence. Les inégalités ont explosé. Le néolibéralisme a glissé vers un austéritarisme, combinaison d’austérité et de sécuritarisme. L’explosion des richesses rend encore plus insupportable la misère et les inégalités, alimente la corruption et détruit la confiance dans la représentation politique. La troisième génération construit sa culture avec un individualisme alimenté par le numérique, le désastre écologique et la pandémie. Elle construit des engagements autour des nouvelles radicalités, le féminisme et la reconnaissance des genres, l’écologie, l’antiracisme, les peuples premiers. La montée des idéologies sécuritaires et identitaires des extrêmes droites partout dans le monde traduisent la peur de l’avenir et la résistance à ces nouvelles radicalités.

Les questions ouvertes de l’émancipation

Quelles sont les questions que devrait se poser une nouvelle théorie critique pour définir de nouveaux chemins de l’émancipation. C’est ce qu’ont engagé Bruno Frère et Jean-Louis Laville à partir des réalités, des approches théoriques, des essais de transformation et en tenant compte des pragmatismes. Cette démarche doit prendre en compte et éclairer l’évolution du capitalisme, le marché, l’entreprise, l’Etat, l’écologie, la décolonisation, la géopolitique, les pratiques démocratiques et les solidarités actuelles, la stratégie d’émancipation.

L’ensemble de ces questions forme la trame du débat sur l’émancipation. Elles sont abordées dans le livre ; leur approfondissement va définir le débat sur l’émancipation. Sur le capitalisme, la question porte sur son évolution. Assistons-nous à une nouvelle phase dans le mode de production capitaliste ou au passage à un nouveau mode de production ? Je reviendrai plus loin sur cette discussion. Pour le marché, nous sommes certainement dans un marché capitaliste, mais faut-il confondre le marché et le capitalisme. Le marché a précédé le capitalisme et des modes de productions marchands non capitalistes ont existé. Peut-on, et doit-on, supprimer le marché pour dépasser le capitalisme ou peut-on imaginer un marché post-capitaliste ? L’entreprise apparaît aujourd’hui comme capitaliste par essence du fait de la propriété des moyens de production qui définit les capitalistes. Les entreprises privées capitalistes ne sont pas les seules, citons par exemple les entreprises d’Etat ou les entreprises municipales. L’économie sociale et solidaire et l’associationnisme définissent une alternative. Dans des sociétés dans lesquelles il est dominant, le capitalisme a montré sa capacité à les contrôler et à déterminer leur évolution. Comment renouveler les approches qui avaient été discutées, dès la Première Internationale, sur la propriété sociale, l’autogestion et l’Etat.

Cette évolution est encore plus nette par rapport à l’Etat. Le capitalisme d’Etat a montré sa capacité à imposer le capitalisme, comme on l’a vu avec le soviétisme, et à subordonner l’Etat social. La logique d’Etat n’assure pas, à elle seule, une réelle résistance au capitalisme. Malgré toutes ses limites, l’économie sociale, solidaire et associative est une voie pour définir une autre manière de produire en ne se restreignant pas au choix entre capitalisme et étatisme. L’écologie et la décolonisation sont les deux questions qui rendent nécessaire la définition de nouvelles voies d’émancipation. L’écologie parce qu’elle bouleverse la manière même de penser l’évolution. La décolonisation parce qu’elle n’est pas terminée et que son dépassement ouvrira de nouveaux possibles. L’indépendance des Etats est largement engagée, mais on en voit les limites ; la libération des nations interpelle la démocratie, les états-nations et l’ordre géopolitique ; l’émancipation des peuples est à définir.

La discussion porte sur la stratégie d’émancipation. Immanuel Wallerstein indiquait que la bourgeoisie avait défini une stratégie de transformation sociale, depuis Cromwell, « créer un parti, pour conquérir l’Etat, pour changer la société ». Emmanuel Terray estime que cette stratégie avait été mise en œuvre, il y a bien plus longtemps par l’Eglise catholique et l’empereur Constantin. Après bien des débats dans la 1ère Internationale, notamment sur l’Etat, cette stratégie avait été confirmée par les deuxième et troisième Internationales. Mais aujourd’hui, elle est remise en cause. Un parti créé pour conquérir l’Etat se transforme en parti-Etat avant d’avoir conquis l’Etat. C’est ce qui explique l’importance donnée à la forme mouvement par rapport à la forme-parti. Et, l’Etat s’est révélé plus apte à construire le capitalisme et à le reproduire qu’à le dépasser. L’équation de la stratégie de transformation reste à définir.

Deux expériences convergentes, dans des situations très différentes, ouvrent des pistes dans le domaine des stratégies d’émancipation ; celle des zapatistes au Chiapas mexicain et celle du Rojava au Moyen-Orient. Dans les deux cas, la proposition stratégique s’énonce en trois points : femmes, écologie, démocratie. La démocratie, avec le municipalisme, donnant une place importante au local dans sa liaison au territoire.

Les contradictions et les questions de la nouvelle période

De quelles connaissances avons-nous besoin pour l’avenir immédiat ? Un des intérêts de la démarche de Bruno Frère et Jean Louis Laville est de partir d’un état des lieux des recherches théoriques en montrant leur évolution et la manière dont elles rendent compte de la réalité, des réalités. Si nous faisons l’hypothèse d’une nouvelle situation, du passage à une nouvelle période, il serait important de définir les nouvelles questions qui demandent à être posées et d’identifier les démarches qui restent pertinentes dans les champs de discussion actuels et les questions nouvelles qui sont à prendre en compte et à approfondir.

Dans la prochaine période, quelles seront les contradictions sociales, écologiques, politiques, démocratiques, géopolitiques, idéologiques, culturelles. Quelles avancées théoriques en gestation permettent de mieux comprendre le monde et comment définir un projet alternatif mobilisateur. Quels sont les mouvements sociaux qui seront porteurs de changement. Comment définir une stratégie d’émancipation.

Proposons les dix questions que la nouvelle théorie critique devra approfondir. Plusieurs sont mises en avant dans le livre de Bruno Frère et de Jean-Louis Laville.

• La question centrale qui en caractérise beaucoup d’autres est celle de la décolonisation inachevée. C’est l’élément clé de la période historique qui renoue avec l’histoire longue de l’Humanité et la diversité des civilisations. C’est elle qui détermine les formes actuelles du racisme et des discriminations et aussi de l’antiracisme, qui donne son importance aux démarches décoloniales qui caractérisent les rapports de domination qui subsistent après les indépendances.

• L’écologie est une question déterminante qui bouleverse la compréhension du monde et définit la nouvelle nature des contradictions.

• La question du travail et de la production renvoie à une question centrale, celle de l’évolution à venir des modes de production. L’entrée par l’économie sociale et solidaire permet de renouveler l’approche du travail et d’ouvrir des perspectives. Elle met en avant la question centrale des formes de propriété des moyens de production.

• Les rapports entre le marché et le capitalisme, déterminants dans la période historique actuelle, peuvent-ils être démêlés et le marché redéfini

• Les nouvelles radicalités, le féminisme, l’antiracisme, les peuples premiers, les migrants, le numérique, les paysans travailleurs, le mouvement ouvrier, les précaires définissent les nouveaux chemins des luttes de classes et les voies non encore convergentes de l’émancipation.

• L’Etat est à réinventer, sans ignorer le long chemin qui a conduit des cités-états aux empires et à l’Etat capitaliste, y compris avec les passages par l’Etat social. L’émancipation implique un changement de nature de l’Etat qui prolonge le changement radical du pouvoir politique.

• La souveraineté, et particulièrement la souveraineté nationale resurgit avec autant de vigueur là où on ne l’attendait plus.

• La démocratie reste une ardente obligation qu’il faut définir.

• L’idéologie et le rôle déterminant de la culture ont une importance centrale, renforcée par la montée de l’extrême droite identitaire.

• Enfin, il reste à définir et expliciter la stratégie révolutionnaire pour sortir du capitalisme et instaurer un nouveau mode de production fondé sur l’égalité et la solidarité.

Le livre de Bruno Frère et Jean-Louis Laville renouvelle la compréhension de l’émancipation comme une question actuelle et un fil directeur pour construire l’avenir. Le capitalisme n’est pas éternel, il a eu un début et il aura une fin. Le mode de production qui lui succèdera, comme mode de production principal dans des sociétés caractérisées par l’articulation de différents modes de production, dont des modes de production capitalistes qui ne seraient plus les modes principaux, dépend des luttes qui seront menées pour l’émancipation.

Gustave Massiah

Source : https://www.europe-solidaire.org/sp...

décembre 2022

1. Gustave Massiah ; Mai 1968 dans le monde. Une déferlante commune, au-delà des spécificités nationales, Introduction du Dictionnaire de mai 68, dirigé par Jacques Capdevielle et Henri Rey, (Paris, Larousse, mars 2008)

2. Gustave Massiah ; Bandung, un moment historique de la décolonisation - Conférence Bandung-Belgrade-La Havane - Universitas Airlangga Press, Surabaya – novembre 2022


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message