Lettre ouverte à Ernesto Che Guevara par Carlos Alberto Libanio Christo, dit "Frei Betto", moine dominicain brésilien, auteur de plus de 50 livres appartenant à des genres littéraires divers

mardi 16 octobre 2007.
 

Mon cher Che :

Déjà quarante années se sont écoulées depuis ce jour où la CIA t’a assassiné dans une forêt de Bolivie, ce 8 septembre 1967. Tu avais alors 39 ans. Tes bourreaux pensaient qu’en criblant ton corps de balles après t’avoir capturé vivant, ils allaient condamner ta mémoire à l’oubli. Ils ignoraient que contrairement aux égoïstes les altruistes ne meurent jamais. Les rêves de liberté ne restent pas enfermés dans des cages comme des oiseaux apprivoisés. L’étoile de ton béret brille avec plus d’éclat, la force de tes yeux guide des générations sur les routes de la justice, ton visage serein et déterminé inspire confiance à ceux qui luttent pour la liberté. Ton esprit franchit les frontières de l’Argentine, de Cuba et de la Bolivie et comme une flamme ardente enflamme encore aujourd’hui le cœur de beaucoup de révolutionnaires.

Ces quarante années ont vu survenir des changements radicaux. Le mur de Berlin est tombé ensevelissant sous ses décombres le socialisme européen. Beaucoup d’entre nous comprennent aujourd’hui seulement l’audace dont tu fis preuve, en 1962, à Alger, lorsque tu signalais les fissures dans les murailles du Kremlin qui nous semblaient pourtant si solides alors. L’Histoire est un fleuve impétueux qui ne sait pas contourner les obstacles. Le socialisme européen essaya de faire barrage aux flots du fleuve avec le bureaucratisme, l’autoritarisme, l’incapacité à faire passer dans la vie du peuple les progrès technologiques qu’avait apportés l’aventure spatiale et, surtout, il se drapa dans une rationalité économiciste qui ne plongeait pas ses racines dans l’éducation subjective des acteurs de l’Histoire : les travailleurs.

Qui peut dire si l’histoire du socialisme ne serait pas différente aujourd’hui si on avait prêté attention à tes paroles : « L’Etat se trompe parfois. Quand se produit une de ces erreurs, on constate une baisse de l’enthousiasme collectif à cause d’une réduction quantitative de chacun des éléments qui le composent et le travail se paralyse jusqu’au point d’en être réduit à des quantités insignifiantes : c’est le moment de corriger ».

Che, beaucoup de tes craintes se sont avérées justes au cours de toutes ces années et ont contribué à l’échec de nos mouvements de libération. Nous ne t’avons pas assez écouté. Depuis l’Afrique tu as écrit, en 1965, à Carlos Quijano du journal Marcha de Montevideo : « Laissez-moi vous dire, au risque de vous paraître ridicule, que le véritable révolutionnaire est guidé par des sentiments d’amour. Il est impossible de penser en authentique révolutionnaire si on est dépourvu de cette qualité ».

Cette remarque coïncide avec ce que l’apôtre Jean, exilé sur l’île de Patmos, écrivit dans l’Apocalypse, il y a deux mille ans, au nom du Seigneur à l’Eglise d’Ephèse :

« Je connais ta conduite, ton labeur, ta constance. Tu ne peux, je le sais, souffrir les méchants. Tu as mis à l’épreuve ceux qui se prétendaient apôtres et tu les as reconnus menteurs. Vous avez été persévérants. Vous avez souffert à cause de mon Nom et vous n’avez pas perdu courage. Mais il y a quelque chose que je condamne en toi : tu as abandonné ton premier amour » (2,2-4)

Certains d’entre nous, Che, ont abandonné l’amour des pauvres dont le nombre se multiplie, aujourd’hui, dans notre grande patrie latino-américaine et dans le monde entier. Ils ont cessé de se laisser conduire par de grands sentiments d’amour pour se plonger dans de stériles disputes partisanes et parfois ils font de leurs amis des ennemis et de leurs véritables ennemis des alliés. Corrompus par la vanité et obsédés par la dispute des espaces politiques, leur cœur n’est plus enflammé par des idées de justice. Ils sont restés sourds aux cris du peuple, ils ont perdu l’humilité du travail à la base et maintenant ils troquent des utopies contre des votes.

Quand l’amour se refroidit, l’enthousiasme s’éteint et le dévouement s’assèche. La cause comme passion disparaît comme l’idylle dans un couple qui ne s’aime plus. Ce qui était « notre » se dit « mon » et les séductions du capitalisme ramollissent les principes, changent les valeurs et si nous poursuivons encore la lutte c’est parce que l’esthétique du pouvoir exerce plus de fascination que l’éthique du service.

Ton cœur, Che, battait au rythme de tous les peuples opprimés et exploités. Tu as parcouru toutes les terres depuis l’Argentine jusqu’au Guatemala et jusqu’au Mexique, puis du Mexique à Cuba, de Cuba au Congo, du Congo en Bolivie. Toujours tu es sorti de toi-même, embrasé d’un amour qui se traduisait dans ta vie par la libération. C’est pourquoi tu pouvais affirmer avec l’autorité qui convient : « avoir une grande dose d’humanité, du sens de la justice et de la vérité pour ne pas sombrer dans des extrêmes dogmatiques, dans des raisonnements scolastiques froids, dans un éloignement des masses. Il faut lutter chaque jour pour que cet amour de l’humanité vivante se transforme en faits concrets, en gestes qui servent d’exemple, de mobilisation ».

Combien de fois, Che, notre dose d’humanité ne s’est-elle pas asséchée, calcinée par des dogmatismes qui nous ont emplis de certitudes et nous ont laissés vides de sensibilité envers les drames des damnés de la Terre ? Combien de fois notre sens de la justice ne s’est-il pas perdu en discours scolastiques froids qui proféraient des sentences implacables et qui proclamaient des jugements infâmants ? Combien de fois notre sens de la vérité ne s’est-il pas cristallisé en exercice de l’autorité sans que nous répondions aux désirs de ceux-là qui rêvent d’un quignon de pain, d’un peu de terre et d’un peu de joie ?

Tu nous as enseigné un jour que l’être humain est « l’acteur de ce drame étrange et passionnant qu’est la construction du socialisme dans sa double existence d’être unique et de membre de la communauté ». Et que ce dernier, le socialisme, n’est pas « un produit fini. Les défauts du passé se transportent dans le présent dans la conscience individuelle et il faut entreprendre un travail permanent pour les éradiquer ». Peut-être aurions-nous dû mettre en avant plus fortement les valeurs morales, les stimulations subjectives, les aspirations spirituelles. Avec ton sens critique aiguisé, tu as pris soin de nous prévenir que le « socialisme est jeune et renferme des erreurs. Les révolutionnaires manquent souvent de connaissances et de l’audace intellectuelle nécessaire pour affronter la tâche du développement de l’homme nouveau avec des méthodes autres que les méthodes conventionnelles, car les méthodes conventionnelles pâtissent de l’influence de la société qui les a produites ».

En dépit de tant de défaites et d’erreurs, nous avons engrangé des conquêtes importantes tout au long de ces quarante années. Les mouvements populaires ont fait irruption sur tout le continent. Aujourd’hui, dans beaucoup de pays, sont mieux organisés les paysans, les femmes, les ouvriers, les indiens et les noirs. Parmi les chrétiens, un nombre important d’entre eux ont choisi le camp des pauvres et ils ont mis au monde la Théologie de la Libération. Nous avons tiré des leçons des guérillas urbaines des années 60, de la brève gouvernance populaire de Salvador Allende, du gouvernement démocratique de Mauricio Bishop à l’île de Grenade, massacré par les troupes des Etats-Unis, de la victoire puis de la chute de la Révolution Sandiniste, de la lutte du peuple du Salvador. Au Mexique, les Zapatistes du Chiapasmettent à nu la politique néolibérale et se propage à travers l’Amérique Latine le printemps démocratique avec les électeurs qui répudient les vielles oligarchies et qui élisent des hommes et des femmes qui leur ressemblent : Lula, Chávez, Morales, Correa, Ortega, etc.

Beaucoup reste encore à faire, mon cher Che, mais nous veillons avec tendresse sur ton héritage le plus précieux : l’esprit internationaliste et la révolution cubaine. L’un et l’autre se présentent aujourd’hui comme un seul symbole. Dirigée par Fidel, la Révolution cubaine résiste au blocus impérialiste, à la chute de l’Union Soviétique, au manque de pétrole, aux medias qui prétendent la diaboliser.

Elle résiste avec toute sa richesse d’amour et d’humour, salsa et « merengue », défense de la patrie et exaltation de la vie. Attentive à sa voix, elle déchaîne un processus de rectification, consciente des erreurs commises et entêtée, malgré les difficultés actuelles, à faire que devienne réalité le rêve d’une société où la liberté de chacun soit la condition de la justice de l’autre.

De là où tu es, Che, bénis-nous nous tous qui communions avec tes idées et tes espérances. Bénis aussi ceux qui se sont fatigués, qui se sont embourgeoisés ou qui ont fait de la lutte un métier pour leur profit. Bénis ceux qui ont honte d’avouer qu’ils sont de gauche et de se dire socialistes. Bénis les dirigeants politiques qui, une fois déchus de leur poste, plus jamais ne mettent les pieds dans une favela ni apportent leur soutien à une manifestation. Bénis les femmes qui, à la maison, ont découvert que leur compagnon était le contraire de ce qu’il affichait hors de la maison et aussi les hommes qui luttent pour en finir avec le machisme qui les écrase. Bénis-nous nous tous qui, devant tant de misère qui fauche tant de vies humaines, savons qu’il ne nous reste pas d’autre vocation que de convertir des cœurs et des esprits et de révolutionner des sociétés et des continents. Surtout, bénis-nous pour que chaque jour nous soyons motivés par de grands sentiments d’amour de sorte que nous puissions cueillir le fruit de l’homme et de la femme nouveaux.


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