« L’onde de choc de la Révolution de 1789 n’est pas épuisée »

jeudi 17 novembre 2022.
 

REVUE DES DEUX MONDES : Dans quel héritage révolutionnaire vous inscrivez-vous ?

JEAN-LUC MÉLENCHON Au point de départ ce que nous sommes, c’est l’humanisme venu du XVIᵉ siècle. Cette pensée pose que l’être humain est l’auteur de son histoire de A jusqu’à Z. Très vite, cette philosophique est devenue une vue politique. Le point de départ, c’est cette rupture fondamentale : si l’être humain est l’auteur de son histoire, alors il doit contrôler les pouvoirs qui s’exercent sur lui. Voilà notre origine, l’humanisme. Et particulièrement, pour moi, Pic de la Mirandole et Christine de Pisan qui dit cette chose fondamentale : « si vous éduquez vos filles comme vous éduquez vos garçons », elles seront capables des mêmes exploits intellectuels ! Cela va contre l’idée que se faisaient les gens de l’assignation des femmes à un rôle biologique. Il y a une autre figure féminine qui passe à la trappe dans l’humanisme français, c’est Marie de Gournay. C’est elle qui va rassembler l’œuvre de Montaigne. Elle n’est jamais citée dans les cours de l’humanisme naissant pourtant elle a écrit un manifeste sous le titre « l’égalité des hommes et des femmes ». Avec Rabelais, le maître penseur le plus accompli, et la Boétie, ces intellectuels affirment le sujet humain comme absolument auteur de son histoire. Puis « les Lumières », en lutte contre l’obscurantisme, vont privilégier la méthode de l’expérience par rapport à la tradition. Certes ce courant n’est pas homogène c’est un buissonnement. Mais ce qui importe, ce sont ces moments cliquets qu’elle contient, c’est-à-dire lorsque le système bascule dans un sens ou dans l’autre.

REVUE DES DEUX MONDES : La Révolution française reste-t-elle la part la plus importante de vos influences ?

JEAN-LUC MELENCHON : J’ai longtemps mis à égalité dans mon panthéon personnel les différentes révolutions française dans un moment où la plupart de mes amis étaient assez hostiles à ma vision enthousiaste de 1789, puisque pour le canon marxiste c’était une révolution bourgeoise. Marx n’avait pas pris conscience de son caractère populaire, de l’influence permanente de la sans-culotterie à Paris et dans le reste du pays. Il a d’une certaine manière raison : à la fin, c’est un régime qui va favoriser la propriété bourgeoise. Mais ça, ce n’est pas écrit au-départ.

REVUE DES DEUX MONDES : Si, l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 présente la propriété comme un droit absolu…

JEAN-LUC MÉLENCHON : D’accord. C’est la fameuse réplique de Robespierre : « Vous avez écrit une déclaration pour les droits des riches ». C’est un sujet qui se discute. Car la déclaration fixe un cadre. Lorsqu’arrive à l’ordre du jour de la Convention la question de l’esclavage, les députés vont finir par passer par-dessus bord la notion de propriété en abolissant l’esclavage. C’est bien la preuve que la réaction bourgeoise perd la bataille en 1794.

Bien sûr, Robespierre est un homme qui vient de la petite noblesse provinciale. Mais le contenu et la dynamique révolutionnaire ne viennent pas des bourgeois. La nuit du 4 août a lieu parce qu’ils sont déjà sous la pression d’une énergie révolutionnaire dont ils ne savent que faire. Ils ne savent pas comment y répondre. Ensuite arrive la radicalisation absolue avec la marche des femmes qui vont à Versailles chercher le roi. C’est d’une violence physique inouïe pour l’époque. À chaque fois, dans les révolutions, ce sont les femmes qui vont au bout du processus.

Ce qui nous intéresse, c’est l’étude de la production des ruptures. Comment et pourquoi elles interviennent ? Eh bien, nous ne le savons toujours pas. Pourquoi ? Parce le principe d’incertitude qui existe dans la réalité physique est à l’œuvre dans la dynamique de l’histoire. Voilà pourquoi, quoiqu’il en soit, la Révolution française est fondatrice. C’est une déflagration totale dans le vieux monde féodal. C’est l’instauration — si on met de côté le caractère bourgeois que voient les marxistes mécanistes comme la réalité annulant tout le restes— des droits de l’homme qui sont antérieurs à toutes les lois. C’est inaliénable. Aujourd’hui encore, le Conseil constitutionnel ne se réfère pas seulement à sa jurisprudence, mais à la ddéclaration de 1789. La grande rupture, c’est l’affirmation de ces grands principes. La Révolution française, bien sûr, est dans la continuité de la centralisation de l’Ancien Régime. Mais ce qui compte, c’est la rupture politique qu’elle a produite. C’est la République, le principe de la souveraineté populaire, la voix du peuple, etc. La rupture fait sens pas la continuité.

L’onde de choc de la Révolution de 89 n’est pas épuisée et elle continue à fertiliser les aptitudes révolutionnaires du peuple français et d’autres peuples dans le monde. L’onde de choc de la Révolution de 1917, qui n’avait peu à voir avec le schéma marxiste, est, elle, selon moi, épuisée. L’onde de choc de la Commune de Paris n’est pas épuisée, en revanche. La thèse du buissonnement et de l’effet cliquet a plus de force descriptive que celle du déterminisme historique linéaire.

REVUE DES DEUX MONDES : Mais la Révolution c’est aussi la Terreur…

JEAN-LUC MÉLENCHON : La Terreur n’est pas un aboutissement. La Terreur est une construction politico-philosophique postérieure au déroulement des événements révolutionnaires. Ceux qui ont imputé à Robespierre la Terreur en ont été en réalité les éléments les plus hallucinés. La journée où Robespierre est exécuté, 120 personnes sont guillotinées en même temps. Il n’y a pas le début du commencement d’un procès.

Je me refuse à juger hors contexte et hors époque. Et je n’évalue pas les événements d’après la quantité de sang qui est attribuée à l’un ou à l’autre, parce qu’on est dans des époques violentes. De plus la violence de la contre-révolution est toujours un multiple de la violence révolutionnaire,

REVUE DES DEUX MONDES : On tue au nom de la pureté révolutionnaire. C’est peut-être ce qui est nouveau…

JEAN-LUC MÉLENCHON : Nouveau non. L’église faisait tuer en masse au nom de la pureté de la foi. Ce n’est pas la pureté révolutionnaire. C’est la résistance a la guerre et à la trahison. C’est la loi des suspects. Le tribunal révolutionnaire est créé pour qu’on arrête de tuer des gens comme à l’époque des “massacres de septembre”. Et ce tribunal n’est pas une invention de Robespierre, c’est de Danton. On connaît son mot fameux : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être ». Ces révolutionnaires de la Convention ont tous peur que se reproduisent les massacres de septembre qui sont la page noire et aussi l’angle mort de la Révolution. Donc, si vous voulez, mettons de côté les jugements moraux ou les appréciations hors contexte. Et je vais poser comme règle centrale celle de la responsabilité, c’est-à-dire la morale de la vertu – la vertu au sens civique du terme. Les êtres humains sont responsables de tous leurs actes puisqu’ils sont les seuls à pouvoir détruire toute la biosphère. Les êtres humains sont responsables de tous leurs actes y compris s’ils se contentent d’obéir. Et depuis Hannah Arendt et le procès d’Eichmann, on ne peut plus parler de la même manière de la question de la responsabilité dans l’histoire. Donc, quoi qu’il arrive et quoi qu’il en coûte, nous sommes responsables de nos actes.

REVUE DES DEUX MONDES : Donc vous condamnez la violence révolutionnaire ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Je suis contre. Parce que toute l’expérience que nous avons, y compris dans ce siècle, y compris dans les 50 dernières années, dont je suis un des protagonistes, c’est que la violence dite révolutionnaire, appelle la violence du pouvoir et aboutit seulement à des vagues de répression contre-révolutionnaires. Je suis en désaccord absolu avec la violence dite révolutionnaire parce qu’elle rabougrit le processus révolutionnaire. Je sais aussi qu’une révolution qui commence par de la violence continue dans la violence. Le progrès de civilisation, au contraire, exige du courage, de la méthode et de la discipline politique.

REVUE DES DEUX MONDES : Vous êtes un théoricien du conflit.Comment concevez-vous le conflit sans violence ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : La stratégie de la conflictualité part de l’idée que c’est par le conflit que l’on découvre un autre aspect de la réalité et donc la nécessité de l’alternative. Elle est productrice de conscience. Mais personne n’a dit que la production de conscience devrait déboucher sur la violence révolutionnaire. Elle doit déboucher sur de la radicalité politique, ce qui n’est pas synonyme de violence révolutionnaire. C’est pourquoi le cœur de ma stratégie, celle de la révolution citoyenne, c’est le processus constituant. Au sens ultra traditionnel, c’est-à-dire le peuple s’auto-constitue en faisant une assemblée constituante. Alors ça ne marche pas toujours génialement. Mais pour moi, il n’y a pas de stratégie alternative.

REVUE DES DEUX MONDES : L’objectif, c’est la création de comités populaires en vue d’établir une Constituante.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Tout à fait. Par stratégie révolutionnaire. Je ne chercherais pas à vous dire que c’est une stratégie aimable.

REVUE DES DEUX MONDES : Justement. Vous êtes contre la violence mais en même temps, vous mobilisez les affects, les émotions, vous en appelez à la colère du peuple. Cette colère peut aboutir à la violence, n’est-on pas sur une ligne de crête dangereuse ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : La vie des êtres humains est sur une ligne de crête. Je n’ai crevé les yeux de personnes. M. Macron, lui, a crevé les yeux de 32 personnes et il ne s’en est jamais excusé ou repenti. On évoque sans cesse les images du risque de la violence révolutionnaire, sans jamais, une seule fois, mesurer les conséquences de la violence contre-révolutionnaire. D’une manière générale, ce que nous avons à combattre, c’est la violence. Est-ce que je provoque de la violence ? Non. Je lui donne une forme civilisée, celle de l’appel au vote. Celle de la Constituante. Celle du mot d’ordre. Celle de la marche. Celle de la grève. C’est-à-dire des formes organisées et méthodiques dans lesquelles comme toujours, il y aura le risque de la colère, mais la colère ce n’est pas moi qui la fabrique ! Ce n’est pas moi qui rends les gens coléreux, c’est ce qu’ils sont en train de vivre et surtout, le sentiment d’impasse qui les traversent parce qu’il n’y a pas d’issue à leurs conflits. Quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils disent, personne ne les entend. Donc ça les amène à des débordements. Mais ces débordements, c’est toujours ce que je crains parce que je pense que ça ne sert d’aucune manière ma cause.

REVUE DES DEUX MONDES : A propos du peuple, vous dites dans la logique du « populisme de gauche » d’Ernesto Laclau, qu’il y a « nous » et « eux ». Qui sont ceux que vous définissez comme « eux » ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : « Eux » désigne l’oligarchie, c’est-à-dire le petit nombre des gens qui possèdent tout et qui a remplacé la classe bourgeoise. Il reste toujours une classe bourgeoise, mais il y a surtout une caste d’oligarques bien cachée, comme toujours, et qui pousse les petits devant, c’est-à-dire les bourgeois nationaux.

REVUE DES DEUX MONDES : Vous reprenez donc l’opposition bourgeoisie comprador – bourgeoisie nationale de l’Amérique latine ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Il peut y avoir, en effet, un compromis avec la bourgeoisie nationale. Car la tiers-mondisation de la France par l’oligarchie est un fait acquis qui rend ce cadre de lecture de plus en plus applicable à notre situation.

REVUE DES DEUX MONDES : Sur quels critères ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : contre la possession des grands moyens de production, contre la domination sur la décision politique d’élites qui n’ont rien à faire de l’existence d’une nation ou d’une patrie, qui sont les oligarques par l’effet du système. Je ne dis pas ça par méchanceté personnelle. Nous menons une bataille qui, pour la première fois depuis de très longues années à gauche, est une bataille totale. Et cette bataille passe d’abord par la nécessité de pouvoir décrire parfaitement le monde que nous combattons. Elle s’appuie donc aussi sur le langage. Chez nous, il y a depuis des années un comité des mots.

REVUE DES DEUX MONDES : C’est-à-dire ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Quand on commence une bataille, on discute des mots qu’on va utiliser. Nous disons « eux » et « nous », parce que c’est un cadre conceptuel bien pensé, inspiré de la pensée du philosophe Ernesto Laclau. Malgré tout, c’est une autodéfinition purement subjective et idéologique, de nous contre eux. Nous avons donc du donner une définition matérialiste du peuple. Lorsque nous disons le peuple, nous designons tous ceux qui ont besoin d’accéder au réseau du collectif pour produire et reproduire leur existence matérielle. Ça fait peut-être 90% de la population. Les riches, eux, se sont ghettoïsés. Ils fabriquent leurs propres réseaux.

Le « eux et le nous » est plus que jamais d’actualité. Cette opposition existe. Simplement, il faut nommer les choses. Quand vous dites oligarchie, vous n’etes pas compris. Personne n’arrive à retenir.

C’est là qu’intervient notre comité des mots. On a commencé à dresser une liste en 2005, au moment du référendum, pour désigner avec humour nos adversaires dans la gauche : « les importants, les très intelligents, les satisfaits… surtout d’eux-mêmes ». Tout le monde riait et savait exactement de qui on parlait. Cette catégorie représente celle qui allait donner le macronisme : ceux qui sont entre le soi-disant centre gauche qui est surtout du centre, c’est-à-dire de droite, et le centre droit qui est surtout de droite. Ensuite, on a décidé de faire des affiches contre les « riches ». Le mot faisait couiner au début, même à gauche : « vous confondez la richesse et le capital, ça n’a rien à voir », « les riches, ce n’est pas une classe sociale, c’est la bourgeoisie », etc. Les grands catéchumènes étaient tous de sortie pour venir pourfendre le révisionnisme ! Mais quand on parle des riches, tout le monde comprend ! De plus, l’époque donnait à voir la sécession des riches, la sécession vestimentaire, culinaire, géographique. Cette opposition existe et elle reste le cœur de notre vision du monde. Si j’avais présidé le pays, la première des choses que j’aurais faite, c’est de prendre dans les gros portefeuilles et trouver un compromis avec les petits et les moyens.

REVUE DES DEUX MONDES : Taper sur les gros, ça veut dire que les gros s’en vont. Pour l’industrialisation du pays ce n’est pas excellent.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Faux ils n’investissent pas. Je leur dis qu’on n’a pas besoin d’eux. Ça tient sans eux. Les brevets d’Alstom à qui ils sont ? Ils sont aux salariés français qui les ont fait creés. Si l’ennemi se comporte en ennemi, il est traité en ennemi. S’il se comporte en personne raisonnable, on fait un compromis.

REVUE DES DEUX MONDES : Donc quand vous jugez qu’il y a un ennemi, vous vous soustrayez aux règles de droit international ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Je change le droit. Je ne reconnais pas les tribunaux d’arbitrage. Il y a des règles internationales dans le monde des affaires. L’Europe a essayé de nous imposer ces tribunaux arbitraux. Nous les contesterons. Nous y désobéirons. Mais, attention : sans se soustraire au droit. Il y aura des contestations internationales. Nous enverrons des avocats qui discuteront autant qu’il faudra. On s’inscrit dans le cadre de l’État de droit. Mais j’entends rappeler des évidences : la France a posé en principe la souveraineté du peuple et la souveraineté du peuple n’est pas à la merci d’un arbitrage privé. La souveraineté de la loi, expression de la volonté générale, s’appliquera.

REVUE DES DEUX MONDES : Vous n’avez pas peur d’un scénario à la grecque ?

JEAN-LUC MÉLENCHON La Grèce c’est 2 % de l’économie de l’Union européenne. Ce n’est pas le cas de la France, la France c’est 18 %, les Allemands 20 %. Nous avons 5 banques systémiques à portée de main. A bon entendeur, salut !

REVUE DES DEUX MONDES : Vous tenez à la souveraineté de la France, à son indépendance. Mais son indépendance énergétique est liée au nucléaire, or, vous êtes contre.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Le nucléaire, c’est une prison. D’abord, cela nécessite de l’uranium. Où le trouver ? On ne va pas pouvoir continuellement envoyer l’armée française au Sahel, ou au Kazakhstan qui sont des nids de violence ! Deuxième élément, la sûreté nationale. Regardez la centrale de Nogent : 13 millions de personnes déplacées au cas où il y aurait un pépin. Et puis, surtout, le nucléaire, c’est un frein à l’invention, parce que, pendant qu’on met des milliards pour recaréner les centrales, il n’y a pas un labo dans ce pays qui travaille sur le refroidissement des déchets nucléaires. Il faut favoriser les énergies du futur. Pas seulement le solaire. Mais l’éolien, et par-dessus tout, l’énergie de la mer.

REVUE DES DEUX MONDES : Parlons des valeurs. Vous dites que vous êtes le plus laïc de la classe politique, notamment parce que vous êtes contre le Concordat en Alsace-Moselle. Vous avez été longtemps un « bouffeur de curés » dans la grande tradition anticléricale française. Vous êtes devenu beaucoup plus respectueux des religions. Comment expliquer cette évolution ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Il faut mettre ça dans le contexte des formes politiques actuelles de la lutte. Les formes du combat ont changé. Je m’en tiens à la définition de la laïcité telle que nous l’avons mise au point au fil des siècles, nous, Français, c’est-à-dire la séparation des Églises de l’État. Point barre. La société n’est pas laïque. La laïcité n’est pas un athéisme d’état Je n’ai pas changé de position. C’est toujours la même que j’ai défendue au fil du temps. Peut-être que oui, plus jeune homme, j’ai pris une position très dure contre la religion. Je me suis comporté en anticlérical confirmé et persistant. D’autant plus que je venais moi-même d’une tradition catholique assez fervente. Que plusieurs membres de ma famille, aujourd’hui, sont des gens qui ont des relations extrêmement étroites avec l’Église catholique. C’est clair qu’entre temps s’est produit pour moi un décalage. C’est que j’ai vu les luttes en Amérique latine et tous les dirigeants de la gauche latino-américaine, sont tous des adeptes de la théologie de la libération. J’ai rompu avec une forme, une manière de m’exprimer. J’ai réalisé qu’elle pouvait être injustement blessante. À quel moment aurais-je été ambigu ? Parce que je défends les musulmans ?

REVUE DES DEUX MONDES : Non, sur la question de l’islamophobie. Manifester contre l’islamophobie c’est manifester contre le droit de critiquer les religions…

JEAN-LUC MÉLENCHON La manif du 10 novembre m’a été reprochée souvent. S’il y en a une nouvelle, j’irai.

REVUE DES DEUX MONDES : Si c’est un appel à manifester contre l’islamophobie ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Je ne mépriserai pas une fraction aussi importante de notre peuple parce que le mot ne me plaît pas.

REVUE DES DEUX MONDES : Vous avez fait un comité des mots, c’est donc que les mots ont de l’importance pour vous. L’islamophobie, c’est quand même l’idée qu’on n’a pas le droit de critiquer l’islam et surtout, on fait passer la critique de la religion pour une critique des personnes musulmanes, ce qui est faux.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Moi, je lutte contre autre chose. Je refuse de laisser la main aux islamistes sur les musulmans. Donc quand il y a une manif où on chante la Marseillaise, où on vient avec le drapeau bleu, blanc, rouge aux côtés de la CGT, la FSU, d’Attac, et qu’on dit Mélenchon a participé à une manifestation islamiste parce qu’il y a un illuminé qui a poussé des cris, c’est consternant…. Au contraire, à la fin de cette manif, ce sont des milliers de gens qui ont chanté la Marseillaise ! Ceux qui nous accusent, ne défendent pas la laïcité. Ils défendent la haine, le droit de haïr publiquement les musulmans et de les insulter. Je ne ferai jamais partie de ça. J’ai toujours vécu au milieu des musulmans, tout le temps, toute ma vie et encore maintenant dans mon quartier. Je ne peux accepter non plus le prétexte du droit à critiquer pour autoriser l’insulte permanente contre les musulmans. J’en ferai autant pour les juifs ou n’importe quelle autre religion.

REVUE DES DEUX MONDES : Il y a quelques années, vous défendiez le droit à l’islamophobie, vous avez changé.

JEAN-LUC MÉLENCHON. Nous sommes des militants politiques. Notre problème à nous, c’est l’accès à la conscience et à la manière de la transformer. La haine des musulmans prétend contrôler leur pratique religieuse. Moi, j’ai dit que c’est un droit constitutionnel et que je refuse d’organiser la police du vêtement.

REVUE DES DEUX MONDES : Vous ne pensez pas qu’il y a une régression de la laïcité et du féminisme dans les quartiers populaires quand il y a de plus en plus de femmes qui se voilent ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : La bigoterie des quartiers bourgeois ne vous choque pas ? Que voulez-vous que je fasse ? Moi, je suis un homme politique. C’est une bataille de convictions. Je m’occupe de la loi. Et il ne peut pas être question d’interdire de se mettre un foulard sur la tête. On ne va pas créer de police du vêtement.

REVUE DES DEUX MONDES : Ce n’est pas un vêtement comme un autre. Il y a des femmes qui sont emprisonnées parce qu’elles refusent de le porter.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Et les perruques ? Et les mantilles ? Vous croyez que je suis d’accord ? Mais je défends la liberté de la foi.

REVUE DES DEUX MONDES : C’est le symbole de la pénétration d’un islam identitaire, politique et qui change aussi la configuration de la place de la femme dans ce pays.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Moi j’ai des copines musulmanes qui portent un foulard, d’autres qui n’en ont pas et des copines très pratiquantes qui n’ont pas de foulard sur la tête. J’ai beaucoup de mal à accepter votre discours aussi unilatéral. C’est pour ça que je réagis aussi passionnément parce que la critique du sort des femmes dans l’Église catholique, la critique du sort des femmes dans la religion juive, vous n’en parlez jamais. Alors je ne crois pas à la sincérité de votre critique.

REVUE DES DEUX MONDES : Il y a des islamistes qui ont appelé à voter pour vous. Comme Hani Ramadan. Pourquoi, selon vous ?

JEAN-LUC MÉLENCHON :. Les musulmans quand ils votent Macron au deuxième tour c’est bien, mais quand ils votent pour moi qui défends le droit d’être musulman, ce n’est pas bien ? On fait la liste des religieux qui ont appelé à voter contre moi ?

REVUE DES DEUX MONDES : Il y a une vingtaine d’années, il n’y avait pas trop de difficulté à sensibiliser les jeunes issues des banlieues à la République. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus amenés à écouter les discours de prédicateurs religieux… Quand vous allez à une manif sur l’islamophobie, au fond, vous ne craignez pas de donner un signe positif à ces gens.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Je pense que c’est l’inverse. Ceux qui sont hostiles à cette manifestation donnent un signe. Ils se disent : oui on a le droit de tirer sur des musulmans à la sortie des mosquéeses.

REVUE DES DEUX MONDES : On parle du droit de critiquer l’Islam…

JEAN-LUC MÉLENCHON : Mais qui a dit qu’on n’avait pas le droit de critiquer ? Est-ce que moi vous m’entendez dire ça ? Mais moi j’aurais fait mon boulot de républicain en empêchant la destruction de ce peuple explosé par la guerre de religion que les réactionnaires veulent déclencher. Dans la patrie républicaine, tout le monde a le droit à la liberté de conscience et à la liberté du culte

REVUE DES DEUX MONDES : Il y a aussi la liberté d’expression…

JEAN-LUC MÉLENCHON : En effet. Celle de chacun et pas seulement ceux de la bonne religion. Je mets en alerte sur la manière de mettre en cause les religions de façon offensante. Si je vous dis que je ne pratique plus l’anticléricalisme que j’ai pratiqué quand j’avais 20 ans, c’est parce que j’ai compris que c’était offensant de fermer les esprits par des insultes au lieu de les ouvrir avec des raisonnements. Je défendrai le droit des musulmans à pratiquer leur religion comme ils l’entendent. Quel que soit l’avis que je peux avoir sur des pratiques religieuses, toutes les pratiques religieuses, je le garde pour moi, parce que j’en connais la contrepartie. Tout ce qu’on demande aux gens, c’est de respecter la loi. La loi interdit que les signes religieux soient présents à l’école. Les mineurs doivent être à l’abri des pressions politiques, religieuses à l’école. Point final.

REVUE DES DEUX MONDES : Cette ouverture vers les religions vous rapproche de Robespierre finalement qui combattait l’athéisme des Hébertistes ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Ce n’est pas mon sujet. J’ai le sentiment d’un danger pour la patrie et je m’efforce de me positionner de la manière que je trouve la plus raisonnable pour protéger l’unité du pays. Je suis très fier que des millions de musulmans voient en moi un homme honnête qui défend aussi leur droit à la religion.

REVUE DES DEUX MONDES : Parlons de la nation. Quelle en est votre conception ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Ma définition de la nation est politique. Et elle s’inscrit dans une tradition française très établie. La nation s’est constituée par des ruptures et non pas par des continuités. Avant 1789, il n’y a pas de nation. Nous avons le royaume de France. « Vive la nation ! », c’est un cri révolutionnaire.

REVUE DES DEUX MONDES : Mais la France n’est pas née en 1789. Elle est aussi un pays d’histoire, de traditions, de paysages, de cuisine, de choses qui se sont accumulées au fil des siècles. Cela vous parle ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Pourquoi voulez-vous m’attribuer des positions ridicules ? La tradition existe. Je ne suis pas contre les paysages à quoi vous réduisez la nation. Si on pouvait éviter de les défigurer avec des monuments religieux, ça m’arrangerait. Mais qu’est-ce qui nous relie tous ? C’est le principe « Liberté, égalité, fraternité ». La nation française existe dans la République française : plus de république, plus de nation française. Pour moi, le régime pétainiste n’est pas un régime français, c’est un régime de coup de force fasciste. Il n’y a pas de compromis possible sur ce plan dans l’histoire. J’ai milité et finalement eu gain de cause pour que notre mouvement réintègre l’histoire nationale révolutionnaire comme son propre patrimoine.

REVUE DES DEUX MONDES : Est-ce qu’on peut parler de la créolisation ? Quelle définition lui donneriez-vous ? Comment concilier nation et créolisation ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Certains arrivent à nous amener à une conception de la nation fermée, unique, identitaire, ne reposant que sur la tradition. Je suis contre. La créolisation ne dit pas qu’il n’y a pas de tradition, c’est l’inverse. Puisque la créolisation, c’est un mélange. Mais la créolisation est un processus culturel qui – que vous le vouliez ou non -, se produit tous les jours. Je l’oppose à la France éternelle, fixée par ses traditions et sa religion dominante. La créolisation est un concept emprunté au poète Edouard Glissant. Que veut dire ce concept ? Que les gens mélangent leur culture et font surgir d’une manière imprévue une nouvelle culture commune. Le pays roi, le pays phare, le pays modèle, le pays exemplaire, le pays hors du commun qui pratique ça, c’est la France et elle le pratique de manière institutionnelle. Le pays de la créolisation, et cela s’est fait depuis les origines « galo romain » « l’innutrition » etc.

REVUE DES DEUX MONDES : Avez-vous eu le sentiment d’être entendu sur ce concept ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Mes adversaires en ont immédiatement fait autre chose. Surtout Zemmour. L’extrême droite a assimilé la créolisation au grand remplacement.

REVUE DES DEUX MONDES : Quelle est votre position sur la question de l’immigration et de la régulation des flux migratoires ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Je trouve que ce n’est pas un sujet intéressant. Quand il y a des crises, on s’en prend aux immigrés. On connaît : les Polonais, les Italiens… Alors maintenant, ce sont des musulmans qui viennent du Maghreb. Je pense que c’est parce que l’extrême droite a su mener ses batailles mieux que la gauche qui n’a rien fait et qui a passé son temps à se cacher sous la table. À la France Insoumise, on n’a jamais dit que nous étions « No Border », par exemple. Notre position à nous, c’est qu’il faut tout faire pour que les gens ne partent pas de chez eux. Mais, une fois qu’ils sont en route, puis qu’ils arrivent ici, on doit les traiter humainement. Et puis, vous savez très bien quelle est la réalité. Tout le monde est hypocrite. S’il n’y avait pas d’immigration, on aurait un problème gigantesque de main d’œuvre. J’essaye d’introduire un point de vue rationnel en disant à ceux qui s’opposent aux migrants : « mais qu’est-ce que vous comptez en faire ? » Les rejeter à la mer ? Tout ça est absurde.

REVUE DES DEUX MONDES : Dans les rangs de la France Insoumise, de la NUPES, il y a de nombreux militants décoloniaux qui dénoncent ce qu’ils appellent l’appropriation culturelle. D’après eux, on n’aurait pas le droit, si on est blanc, de jouer de la musique du patrimoine noir, si on est un créateur de mode blanc, on ne devrait pas s’inspirer de codes vestimentaires noirs, etc. C’est exactement l’inverse de votre idée de “créolisation” et des phénomènes d’acculturation.

JEAN-LUC MÉLENCHON : Je ne suis pas omniscient et modestement, je suis en formation permanente. Donc, par exemple, je ne sais pas ce que veut dire cette « appropriation culturelle ». La plupart des thèmes qui aujourd’hui occupent le devant de la dispute m’étaient parfois totalement inconnus hier. Il faut accepter de se faire bousculer. Au début, lorsqu’il a été question de déboulonner les statues, j’ai fait un bond. À quoi ça sert ? Puis j’ai écouté ceux qui le proposaient et j’ai compris. Je pense que ces militants ont fait œuvre utile et qu’ils nous obligent à penser. Célébrer des meurtriers n’est pas défendable. Même si la forme peut nous paraître excessive, elle démasque les hypocrisie. Qui propose de réinstaller les statues que pétainistes et nazis ont détruites ?

REVUE DES DEUX MONDES : Ces questions ne révèlent-elles pas que notre société est de plus en plus politiquement correcte ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Nous, politiques, nous devrions être des saints. Je suis révulsé surtout par l’abominable inquisition que ça introduit. C’est terrifiant. Des jugements se font sur les réseaux sociaux, sur des personnes en deux secondes, elles sont classées, catégorisées. Il y règne une violence sectaire, absurde, aveugle, avec une prime permanente à l’orthodoxie du bien parlé comme s’il correspondait à un bien-pensant. Comme si dans le monde, il n’y avait pas le droit à l’erreur. Qu’est-ce que je peux faire ? Rien, tenir bon ! Pour moi, l’unité de la patrie républicaine, c’est la dernière ligne de résistance. C’est le dernier endroit où il faut se tenir baïonnette au canon. Je dis ça à mes ennemis.

La vie a tellement changé. Nous avons subi une déroute idéologique et intellectuelle en grande partie liée à l’effondrement de l’URSS dont on avait naïvement cru que ça ne concernait que les Russes, mais qui a détruit un monde symbolique et idéologique en même temps.

REVUE DES DEUX MONDES : Dans les mois qui viennent, vous pensez pouvoir amplifier encore la dynamique qui fut la vôtre lors de la présidentielle et des législatives ?

JEAN-LUC MÉLENCHON : Nous sommes à l’offensive. Nous contaminons tout le monde avec notre vocabulaire. On parle de planification écologique, de règle verte, de biens communs, d’un intérêt général humain. Ce sont des vieux concepts. Nous les avons ressourcés, réhabilités. C’est au point que maintenant, le discours écologique le plus complet, le plus radical il est ici, chez nous, plutôt que chez Europe-Ecologie-Les Verts. En ce moment, c’est nous qui avons la main. Est-ce qu’on l’aura assez longtemps pour doubler l’extrême droite ? Cela va se jouer entre les principes que nous portons et les principes qu’ils portent. Hélas, pour moi, j’ai dix ans de trop !


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