État, classe sociale et mondialisation.

dimanche 23 octobre 2022.
 

Le concept de classe dominante, de l’État-Nation à l’État-Monde Jacques Bidet

Dans Actuel Marx 2016/2 (n° 60), pages 106 à 120 de Source : de

Source : Cairn info

https://www.cairn.info/revue-actuel...

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*1 Ce titre annonce notamment deux types de problèmes : qu’est-ce qu’une « classe » et plus spécifiquement une classe « dominante » ? Qu’est-ce que la « mondialité » et qu’en est-il d’un « État-monde » ?

*2 Dans l’analyse marxienne de la société moderne, de laquelle je partirai, les rapports de classe n’existent que dans une relation à l’État : articulant une « infrastructure économique » et une « superstructure juridico-politico-idéologique », ils sont à comprendre comme « rapports-de-classe-et-d’État » – à l’inverse de toute approche économiste. Une classe dominante domine dans un cadre structurel-étatique, à travers un pouvoir d’État. Le capital, pourtant, n’est pas enserré dans l’État-Nation : traversant les frontières, il est en même temps transnational.

Il opère ainsi à travers les rapports de domination inhérents au « Système-monde ». Mais, si l’on considère le rapport de classe pour lui-même dans son développement mondial, on en vient nécessairement à l’idée d’un « État-monde », ou, du moins, d’une étaticité mondiale émergeante.

Les relations entre ces deux figures de la totalité font cependant l’objet d’approches divergentes. Leo Panitch et Sam Gindin, on le verra, centrent l’analyse sur le « Systèmemonde » lu au prisme de l’hégémonie américaine, William Robinson sur l’État-monde ; quant à Kees van der Pijls, il esquisse un long cheminement de l’un à l’autre.

Pour s’orienter à travers ces approches divergentes de l’idée d’une « classe dominante mondiale », il ne semble pas inutile de chercher à mieux cerner ce que l’on doit entendre par « classe », par « classe dominante » et par « État ». Ces concepts posent des problèmes disputés depuis longtemps, et qui demandent à être reconsidérés dès lors que l’on dépasse l’espace conceptuel où ils se sont développés, celui de l’Étatnation. Il nous faudra les reprendre à partir de ce commencement local pour examiner dans quelle mesure ils peuvent légitimement se déployer au plan global. Quelle mutation s’opère de l’un à l’autre ?

Pour revisiter ce corps de notions problématiques, je m’appuierai sur l’analyse que je désigne comme « métastructurelle », allant de « la classe » à « l’État ».

La classe dominante et dirigeante au sein de l’État-Nation

*3Si l’on désigne la classe aujourd’hui dominante comme une « classe capitaliste », on rencontre d’emblée un double problème. Car, à elle seule, la propriété des moyens de production et d’échange ne permet pas d’exercer un pouvoir politique. Dans la tradition marxiste, on s’est donc interrogé sur l’autre élément, qui permettrait non seulement de « dominer » une société, mais aussi de « diriger » une nation. Et on a cherché à en déterminer la nature. Dans cette perspective, on a dû, dès le premier xx e siècle, considérer une nouvelle force sociale émergeante, portée non plus par l’emprise propriétaire sur le marché, mais par la dynamique de l’organisation, non seulement dans l’entreprise mais aussi (sous des appellations diverses : bureaucratie, cadres, technostructure, etc.) dans tous les secteurs de la vie sociale. Mais cela donne-t-il deux classes, dont l’une, celle des capitalistes, serait dominante, tandis que l’autre jouerait un rôle d’auxiliaire ou se trouverait en position intermédiaire ? Ou bien faut-il, comme je l’avance, se représenter la classe dominante comme pourvue de deux « pôles », l’un marchand, l’autre organisationnel, soit un ensemble plus large que celui d’une « classe capitaliste » ?

*4 Les propriétaires capitalistes forment un petit nombre, surtout si l’on considère ceux qui détiennent entre leurs mains les plus vastes patrimoines. Immensément puissants, ils ne sont pourtant rien, ils n’ont pas d’existence sociale effective, ils n’exercent aucune sorte de pouvoir sans une armée de collaborateurs, lesquels relèvent eux-mêmes de cette classe dans la mesure où ils tirent de cette fonction – de la gestion des affaires aux travaux de lobbying et de corruption – une position sociale privilégiée. Tel serait, mêlant actionnaires et « agents du profit », le pôle « capitaliste » de la classe dominante, qui préside aux grandes transformations technologiques, commerciales et financières. C’est dans ces conditions que « le capital », autour d’un groupe historiquement variable qui prend la tête du mouvement, peut mettre en avant une politique d’exploitation du travail, d’appropriation du potentiel productif et commercial, de localisation de la production, d’accaparement des ressources naturelles, soit toute une dynamique déterminante dans la vie des sociétés. Une puissance économique qui tend à se traduire en domination politique.

*5 Comme on le sait cependant, pour être dominante, une classe doit être aussi « dirigeante » : dans les termes de Gramsci, « hégémonique », c’est-à-dire capable d’obtenir l’adhésion active du corps social. Il faut donc y compter aussi tout un personnel qui assure – au-delà de l’encadrement étatique, administratif et répressif – le contexte intellectuel, culturel et éthique approprié. Mais on doit, me semble-t-il, aller plus loin. La « direction » d’une nation requiert toute une population dirigeante, capable d’assurer l’organisation sociale dans son ensemble, soit le complexe des institutions et services qui font d’une société moderne autre chose qu’un marché : une unité économique, sociale, politique et culturelle cohérente, une communauté pratique en même temps qu’« imaginaire ». L’exploitation capitaliste a pour effet l’accumulation du capital entre un petit nombre de détenteurs, principe de la domination capitaliste, dont la logique est la recherche d’une richesse abstraite, la plus-value, quelles qu’en soient les conséquences sur les humains et la nature. Mais cela passe par la production de marchandises, qui sont des biens, richesses concrètes, fruits d’une coopération organisée au sein de l’entreprise et impliquant l’ensemble de la société. Cette organisation compétente requérant des tâches de direction se retrouve aussi dans toutes les institutions où l’on travaille, administre, éduque, soigne, recherche, etc., produisant ainsi des richesses concrètes.

*6 Qui sont donc ces « dirigeants » considérés dans leur ensemble au sein de la société ?

Pour les discriminer, on est, me semble-t-il, conduit à utiliser un critère tel que celui proposé par John Goldthorpe [1] On trouvera une discussion de ce concept dans Bidou-Zachariasen…, qui parle d’un statut spécial consenti à des salariés chargés de tâches de direction ou d’expertise au regard d’une certaine compétence sociale reconnue, entendons : une compétence, socialement conférée et reproduite, pour appréhender et diriger des processus sociotechniques de production, d’administration ou de soin des personnes (éducation, santé, etc.). Mais ce paradigme n’est pas lié, comme le voudrait ce sociologue, à l’idée d’une « classe moyenne ». En effet si l’on prend le concept de « direction » comme le corrélat gramscien de celui de « domination », il définit non une moyenne, mais une ligne de clivage entre des dirigeants et des dirigés. Ce qui n’exclut pas l’idée que, pour être en mesure de dominer-diriger, une classe doit être une masse. Et la question se pose dès lors de circonscrire cette « compétence » dans son ensemble, tant dans la sphère de la propriété capitaliste sur le marché que dans celle des organisations publiques.

Dans la jungle confuse de la réalité sociale concrète où chaque individu peut se retrouver au croisement mouvant de plusieurs positions, une classification comme celle de l’INSEE fait ainsi apparaître un groupe de « cadres et professions intellectuelles supérieures » : cadres de la fonction publique et de l’entreprise, professions universitaires, scientifiques, culturelles et médicales, professions libérales. Ces « compétents » – au sens où ils ont « reçu compétence » pour de telles fonctions – sont « dirigeants », dès lors, du moins, qu’ils sont plus dirigeants que dirigés. Ils relèvent d’un ensemble de corps ou de corporations pourvus de mécanismes spécifiques de reproduction (voir entre autres les analyses de Bourdieu).

*7 Cela ne signifie pas que la classe « d’en haut » se diviserait en deux fractions, l’une dominante, l’autre dirigeante. D’une part, en effet, le pôle capitaliste (a) possède ses propres « équipes dirigeantes ». D’autre part, le pôle des « compétents » (b) participe lui aussi à la domination. Dans ces conditions, l’affrontement de classe pris dans son ensemble, ce duel entre classe dominante (a+b) et classe populaire (c), implique en même temps, une configuration triangulaire entre trois « forces sociales primaires » (a,b,c).

Voilà ce que permet de comprendre l’approche métastructurelle, qui conçoit le rapport moderne de classe comme fondé sur « l’instrumentalisation de la raison ». Car notre commune raison sociale, au-delà de la faculté d’un agir communicationnel, réside – c’est du moins ce que j’ai tenté de montrer dans une série de travaux – dans cette double capacité de coordination rationnelle à l’échelle sociale : le marché (a) et l’organisation (b).

Il y a « instrumentalisation » dès lors qu’émergent des privilèges de propriété sur le marché ou de compétence dans l’organisation. Et c’est pourquoi la classe dominante articule ces deux pôles, l’un capitaliste, l’autre compétent, soit aussi deux populations, pour une part entremêlées, complémentaires, mais aussi potentiellement antagonistes. Il s’agit là de deux pôles inégaux. S’il faut ici insister sur le pôle « compétent », c’est parce que la tradition marxiste peine à en discerner la nature classiste. Une certaine économie des classes peut tendre à occulter une sociologie des classes, sans laquelle pourtant on n’accède pas au terrain concret de l’affrontement de classe. La prééminence du pôle capitaliste au long des deux derniers siècles ne fait aucun doute, en dépit d’épisodes contraires. Mais une théorie de l’hégémonie au sein des sociétés modernes ne peut se concevoir qu’à partir de cette structuration à la fois duelle et triangulaire. Il restera à montrer pourquoi une hégémonie mondiale répond à d’autres principes [2] C’est l’un des objets de notre livre Le Néolibéralisme, un….

*8 Il est rassurant que les données d’une sociologie à visée empirique, comme celle de l’INSEE, répondent aux questions que lui pose une théorie sociale critique. Il demeure cependant un décalage entre elles. Car celle-ci est une théorie matérialiste historique d’ensemble orientée vers l’émancipation – en ce sens, une « ontologie sociale ». Elle s’intéresse à la dynamique historique des relations au sein du corps social, aux relations entre exploitation, direction et accumulation. Elle cherche à définir ce qu’il en est, en tout cela, de la « domination ». Sauf à croire que tout ce qui est produit est fonction des intérêts et besoins des capitalistes, il faut bien admettre que ceux-ci ne sont jamais pleinement « dominants ». Ils prédominent dans des sociétés où, cependant, de multiples besoins s’affirment à l’encontre du bon vouloir capitaliste, ou bien sont assurés par d’autres voies que celle du capitalisme. C’est dans la lutte des classes – à considérer sur le long terme de chaque histoire nationale et dans sa forme « triangulaire » – que se détermine ce qui parvient à se faire valoir comme « bien », valeur d’usage, et comment. En termes de consommation finale, le produit du travail se répartit d’un côté en artefacts catastrophiques – opulence insensée de quelques-uns, armes d’extermination, pillage des ressources, « services » écologiquement destructeurs – et de l’autre en biens et services, inégalement répartis entre tous, mais dont l’usage n’est pas entièrement prescriptible d’en haut : ils servent à mille autres choses qu’à « reproduire la force de travail ».

*9 Les « organisateurs » eux-mêmes ne « dirigent » jamais qu’à travers l’incessant renouvellement du compromis social, culturel et politique avec l’ensemble du peuple. Cela ne fait cependant pas de tous les personnels experts-et-dirigeants des agents de la domination. La raison en est que les institutions de l’éducation, de la santé, de la science, de l’administration, etc. ne se résument pas à être des « appareils » de domination capitaliste. Productrices de valeurs d’usage, elles portent, dans la longue durée, la marque de la puissance populaire, de l’intelligence commune, qui, dans ce jeu triangulaire, a constamment pesé sur le pôle « compétence », le disjoignant d’autant du pôle « capital ». À cette situation correspond chez les « compétents-dirigeants » une certaine flexibilité du positionnement de classe. Le tissu social dans lequel ils opèrent est en effet le résultat non pas seulement d’actions planifiées d’en haut, mais aussi de projections et de confrontations antagonistes séculaires. Les gens veulent des écoles, des routes, de l’information, des hôpitaux, etc., et ils ont par expérience des idées sur ces sujets, comme on le voit dès qu’ils prennent quelque pouvoir. Devant ce flot, les puissants font ce qu’ils peuvent pour faire prévaloir leurs intérêts propres.

Les capitalistes redéploient la production en fonction de l’accumulation capitalistique attendue, trouvant appui dans leur emprise sur l’institution politique. Ils exercent par là un pouvoir sur la vie, selon une logique cependant indifférente à la vie.

Quant au pôle des compétents, il participe, pour une part du moins, de cette domination et lui ajoute la sienne propre : sa capacité à tenir la classe populaire à distance de ses privilèges spécifiques. L’histoire concrète de la domination de classe est à lire dans l’articulation, variable, entre ces deux pôles dominants face à la puissance d’en bas.

*10 Il reste que les grandes mutations technologiques, comme aujourd’hui de l’industrie vers l’informatique et vers l’informatisation de la production même des biens et des services, remanient régulièrement non seulement les hiérarchies professionnelles entre des couches dites « populaires », « intermédiaires » et « supérieures », ainsi que les clivages qui définissent des « dirigeants », mais aussi les rapports entre les deux pôles de la classe dominante et entre les deux classes. Les relations entre ces divers éléments, qui avaient pris au cours des deux derniers siècles, du moins dans les vieux « centres », une configuration définie par le cadre de l’État-nation, se sont trouvées radicalement bouleversées au cours des quatre dernières décennies dans le processus de la mondialisation néolibérale. Mais, avant d’y venir, il convient d’examiner encore comment se définit dans le contexte national la relation entre classe dominante et État. ** Un État de classe

*11 Si la société moderne se structure à partir des deux « médiations », organisation et marché, imbriquées l’une en l’autre – à partir de leur instrumentalisation –, au sommet de l’édifice social pourtant, la première prime sur le second. C’est en effet de la forme-organisation que relève « l’Appareil d’État », considéré dans ses divers domaines : administration, justice, économie, finance, armée et police. Car, officiellement du moins (mais cela n’est pas rien), les « services » ainsi rendus ne peuvent pas être laissés au marché. L’entre-tous possède une priorité métastructurelle sur l’entre-chacun, et cela dans le double registre du rationnel et du raisonnable [3] La raison en est « l’asymétrie métastructurelle ». . Pour le reste de l’édifice social, ces deux médiations se trouvent enchevêtrées entre elles à divers niveaux et de multiples façons : les entreprises sont des organisations sur des marchés eux-mêmes organisés, etc. Mais cela, en dernier ressort, sous l’égide soit de l’une ou soit de l’autre. Au sein d’un État-Nation, la production des valeurs d’usage se clive ainsi en deux sphères, l’une coiffée par le marché, l’autre par l’organisation : soit le privé et le public [4]

*12 La tradition libérale, qui tend à appréhender la structure sociale à partir d’un clivage entre « société civile » et « État », attribue volontiers à l’une l’économie et à l’autre le politique, ou bien assimile la première au privé et intègre au second tout ce qui est public.

L’approche chez les marxistes, par contraste, conçoit l’État comme un rapport de classe. Elle partage avec d’autres, fût-ce de façon implicite, la conception d’un État moderne comme relation entre « une population, une législation et un territoire » et comme détenteur d’un « monopole de la violence légitime », mais elle l’inscrit dans une analyse de classe. Dans l’État comme « État de classe », « l’Appareil d’État » apparaît comme le « concentré » (plutôt que le « dérivé ») du rapport de classe, à comprendre dans sa configuration à la fois duelle et triangulaire. Dans ce cadre, les capitalistes sont, dans une mesure variable mais souvent prédominante, capables d’imposer leurs propres règles et objectifs. Mais ils n’ont pas structurellement la libre disposition de cet appareil, pas plus que « l’organisation » n’est, dans les divers secteurs privés ou publics, une simple fonction du capital. Penser ainsi – comme le font certains marxistes – serait prendre le capitalisme pour le phénomène social total, et s’interdire de cerner la nature complexe des contradictions du tout concret. S’il faut résister à ce fonctionnalisme, c’est parce que les trois forces sociales primaires ont quelque emprise sur l’État, c’est-à-dire aussi sur la société dans son ensemble, fort variable, il est vrai, selon le lieu et le temps. Cela a pu se vérifier positivement, dans les États-nations des vieux centres, au temps de l’après-guerre. Et négativement dans la « colonie » : là où il dispose d’un peuple hors-État-nation, le capital établit, autant qu’il le peut, l’esclavage.

*13 L’État, s’il est « rapport de classe » ne peut être identifié, au plan structurel, comme un acteur autonome. L’Appareil d’État peut être plus ou moins accaparé par l’une des forces dominantes alternatives, à l’extrême selon les deux cas opposés du « socialisme réel » et du néolibéralisme. Mais les « trois forces primaires » en présence n’existent comme telles que de leur capacité à avoir quelque emprise sur lui. Le concept d’« autonomie relative » est donc à entendre en un sens faible, par exemple pour signifier que l’Appareil d’État est le lieu où se réalisent des compromis entre classes, entre pôles ou en leur sein (comme dans l’arbitrage entre intérêts capitalistes discordants).

*14 On retrouve au sein de l’Appareil d’État, fort inégalement il est vrai, des ressortissants des diverses « forces sociales ». Les compétents-dirigeants, êtres d’expertise et d’organisation, y occupent tout naturellement une place privilégiée. À ce niveau, les individus agissent généralement en fonction de leur propre place dans la société, qui détermine la façon dont ils se représentent l’ordre du monde, mais aussi au regard de la place désirable qu’ils pourraient y occuper personnellement, par exemple au service des plus puissants. Ils ne sont donc pas nécessairement les représentants de leur « site » social. Et cela d’autant qu’une force sociale ne peut être hégémonique sans des relais et des porte-parole au sein des autres.

Mais l’Appareil d’État ne constitue encore que la partie émergée de ce rapportde-classe-et-d’État. On ne peut en effet comprendre l’étendue et la substance de l’affrontement étatique de classe sans un concept plus englobant, tel que celui d’« appareils d’État », cette fois au minuscule-pluriel, un terme d’origine althussérienne pour une idée d’ascendance gramscienne. Il s’entend des diverses institutions sociales, publiques ou privées, de l’entreprise à l’université, à l’hôpital, aux médias, aux services publics, etc., en tant qu’elles se trouvent être l’enjeu et l’instrument du pouvoir de classe. Il n’y a pas de discontinuité totale entre « l’Appareil d’État » et les « appareils d’État » qui en forment, en effet, le contexte. En ce sens, ce que Marx appelait « abolition de l’État » serait à comprendre comme la maîtrise, par le peuple comme classe, de l’ensemble des institutions économiques, sociales et politiques, sous le régime d’une démocratie radicale qui limiterait au maximum les rigueurs d’un Appareil d’État.

*15 Par « régimes d’hégémonies », j’ai proposé d’entendre les modes variables de la relation entre les « trois forces sociales primaires » dans l’ordre social et étatique [5] Voir Bidet Jacques, Le Néolibéralisme, op. cit., chapitre 2 :….

À cet égard, le peuple, qui avait encore quelque prise, fût-ce indirecte, sur des institutions parlementaires, voit aujourd’hui partout celles-ci marginalisées au profit d’exécutifs omnipotents. Et, dans ce contexte, le pôle de la direction-compétence semble lui-même avoir perdu toute autonomie face au capital financier international. Dès lors se pose le problème de savoir quel sens peut encore prendre le concept de classe dominante projeté dans un espace mondial. Une domination globale de classe ou d’État ?

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Mondialisation, classe et État

16 L’approche métastructurelle conduit à privilégier deux questions [6] [6] Il en est d’autres, importantes et connexes, que je laisserai…. Les grandes mutations qui jalonnent le processus de mondialisation, notamment depuis la seconde guerre mondiale, sont-elles la manifestation de la puissance « systémique » des USA ou du pouvoir « structurel » ascendant d’une classe capitaliste mondiale ? Celle-ci est-elle à comprendre comme un phénomène essentiellement « transnational » ou bien plutôt « supranational », inscrit dans le contexte d’un État-Monde émergeant ?

*17 Plusieurs auteurs présents dans ce numéro d’Actuel Marx fournissent à cet égard un éventail significatif, procédant à partir d’« entrées » différentes : État, classe, système ou structure [7] [7] Bien d’autres travaux auraient aussi ici leur place, entre…. Kees van der Pijl propose un « grand récit » qui commence aux origines anglaises du capitalisme [8] Van der Pijl Kees, Transnational Classes and International…, et dans lequel deux options historiques se confrontent, l’une « hobbesienne », centrée sur l’État-nation, sous l’égide d’une « classe d’État » (State class), l’autre « lockéenne », fondée sur une société civile transnationalement ouverte, qui l’emportera inexorablement. La France, figure et chef de file de la première voie, mais réduite au rôle de « rival » (contender), se trouvera peu à peu défaite par une Angleterre, patrie et parangon de la seconde, qui se développe en un Commonwealth, libéral et anglophone, dont la SDN est le prolongement, et dont l’ensemble des institutions internationales ultérieures sous égide américaine constitue l’achèvement.

Au moment pourtant où le capitalisme atteint ses limites sociales et écologiques, les « cadres » – un terme emprunté à Gérard Duménil et Dominique Lévy – qui forment la « classe de la socialisation » (celle-ci étant comprise comme la division fonctionnelle planifiée de l’activité sociale), apparaissent comme susceptibles de prendre une relève sociale dans un ordre « quasi-étatique », rouvrant une voie vers une société sans classe [9] On notera que Badie adopte la perspective contraire, celle….

*18 Leo Panitch et Sam Gindin, quant à eux, se concentrent sur le dernier siècle, désignant comme acteurs essentiels non plus des économies rivales, mais des États [10] Panitch Leo et Gindin Sam, The Making of Global Capitalism. The….

Dans l’après-guerre, l’État américain a su produire les conditions institutionnelles d’un capitalisme global fondé sur la libre circulation des marchandises et des capitaux (« un monde à son image »). Centre financier et secondairement militaire d’un empire mondial formellement égalitaire, les USA ont pu, tout en imposant le dollar et « les lois américaines », inscrire leurs intérêts dans un cadre plus large et s’ériger en garants de la stabilité économique à laquelle aspirent tous les capitalistes en dépit de la concurrence qui les oppose, si bien que les conflits entre grandes puissances s’en trouvent relativement neutralisés. Forts du maintien de leur poids économique et de leur avance technologique, ils demeurent le pivot d’une « internationalisation de l’État », ce qu’il faut entendre au sens du « rôle central que joue l’État américain dans la reproduction du capitalisme mondial », et contre lequel s’élève aujourd’hui un nouvel « esprit révolutionnaire » [11] Ibidem, p. 331 et p. 340..

*19 William Robinson leur oppose un tout autre tableau, dont la perspective est celle d’un État transnational articulé à une classe capitaliste transnationale « de plus en plus classe en soi et classe pour soi [12] Robinson William, A Theory of Global Capitalism,… ». Il part non pas du lien entre un État et un territoire (une idée qu’il attribue à Weber versus Marx), mais de la forme-État comme telle, comme institution coercitive-politique qu’appellent les rapports de classe, et qui se réalise aujourd’hui à l’échelle transnationale. Les acteurs décisifs ne sont donc pas les États localement enracinés, qui « ne font rien par eux-mêmes [13] [13] Ibidem, p. 98. », mais plutôt les classes et leurs agents, tels les banquiers transnationaux.

Les vieux État-nations, cantonnés sur des espaces désuets, ne sont plus que des fonctions (functional components) d’un État transnational en charge de la valorisation et de l’accumulation du capital. Et cela sous une forme non encore centralisée, à travers un ensemble d’institutions telles que ONU, OMC, UE, ASEAN etc., désignées, en référence à Gramsci, comme des « appareils de l’État transnational [14] Ibidem, p. 117. ».

*20 Dans chacune de ces approches, on voit interférer deux types de domination, que je qualifierai, l’une de « structurelle », liée à la « structure-declasse-et-d’État », et opérante jusqu’au niveau d’un État-monde, l’autre de « systémique », liée au Système-monde. Je ne m’engagerai pas ici dans une réception critique de ces importants travaux. J’essaierai de prendre appui sur eux pour envisager le problème de plus haut. L’analyse marxiste relie la domination sociale moderne à la monopolisation des moyens de production (ajoutons : et des « moyens de compétence ») par une classe. Elle doit tout autant, à mes yeux, chercher à théoriser son autre dimension, relative à l’appropriation de territoires par des communautés  [15] Je propose donc d’élargir le « paradigme » du matérialisme….

La forme structurelle moderne de société émerge, en effet, dans un monde déjà compartimenté en espaces de nature diverse, dans une interrelation à une configuration systémique. Les rapports structurels de classe et d’État ainsi constitués sur des territoires nationaux impliquent – et cela lors même qu’il est radicalement bafoué – un présupposé métastructurel de raison, qui, à travers ces « médiations », se donne comme promesse de liberté, d’égalité et de rationnalité entre tous. Ces expériences de commencement se déroulent, du moins pour ce qui est de l’Europe (car le processus asiatique est aussi ancien, mais différent), sur des espaces restreints, tels que ceux de la commune italienne du xiii e siècle, et se développent au rythme des mutations technico économiques et au gré des conjonctures, sur des espaces plus larges, jusqu’aux États-nations, et au-delà.

Nous voici finalement parvenus au point où le développement technique – celui des « forces productives » – en arrière-plan des « rapports sociaux de production » – tend au déploiement de cette matrice « structure-de-classe-et-d’État » à l’échelle de la planète. Cet État-monde n’abolit pas le Système-monde, lequel répond à un tout autre schéma, puisque, entre les territoires qui le constituent, règne un état de guerre qui n’est contenu que par l’équilibre de la terreur mutuelle, réglé par des traités de paix. En l’absence d’un tel équilibre, les centres les plus puissants tendent, de façons diverses selon les conditions de classe et d’État qui sont les leurs, à prendre le contrôle des périphéries vulnérables.

L’émergence du « structurel » à cette échelle globale ultime s’entrelace ainsi au devenir de l’autre dimension de la forme moderne de société, celle du « systémique ». C’est dans ce contexte « bidimensionnel » (État-monde / Système-monde) qu’il faut, me semble-t-il, considérer les relations entre les poussées impériales de l’État (ou des États) du Centre, et l’impulsion croissante d’une « classe dominante mondiale ».

*21 L’ONU est la première manifestation de cet imbroglio structurelsystémique. Elle s’inscrit dans la continuité des projets anglo-américains et de la SDN. Mais elle émerge d’une conjoncture inédite : après 1945, aucune « puissance » ne saurait désormais assumer le risque d’une nouvelle extermination. Elle advient donc comme un effet du Système-monde, au moment historique où, dans un cadre purement systémique, les « forces productives » s’avèrent radicalement destructives. Institution supposée commune et propre à garantir la paix, elle constitue la première esquisse d’un Appareil d’État-monde. Son pouvoir est infiniment limité. Mais il est à ce point réel que les puissances systémiques centrales cherchent constamment à l’instrumentaliser (exemple en Irak en 1991) et que, à défaut d’y parvenir, ils doivent en payer le prix militaire, financier et politique (l’Irak en 2003). Il s’y représente, non pas des classes, mais des États, dans leur agencement hiérarchique au sein du Système-monde. Ces États, cependant, sont porteurs d’un pouvoir de classe.

*22 Quand on passe, au-delà des agences de l’ONU (OMS, FAO, UNESCO, etc.), à ce qui s’apparente moins à un Appareil d’État qu’à des appareils d’État-monde, les choses sont plus complexes encore. Je me bornerai à rappeler la grille d’analyse développée dans L’État-monde  [16]

Bidet Jacques, L’État-monde, op. cit., pp. 233-285, où j’aborde….

Ces institutions ont en commun d’être supranationales, au sens où elles produisent une légalité mondiale, mais cela selon des voies diverses selon qu’elles sont plutôt internationales, médiatisées par la puissance des États à travers le Système-monde, ou plutôt transnationales, relevant plus immédiatement de la puissance d’une classe dominante mondiale. Dans le premier cas de figure, on placerait sans doute le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’OCDE, le G20, ou encore la Cour pénale internationale, en dépit de son incomplétude.

Dans le second, on compterait notamment les bourses mondiales, les chambres de compensation, les cours d’arbitrage, les agences de notation, la chambre de commerce internationale, le Forum économique mondial, les instituts qui fixent dans chaque branche d’activité les règles du droit commercial et tout l’univers des normes, formant désormais un réseau universel [17] (C’est là un thème de Sklair, mais qui y voit un fait de classe,…), sans compter des « fondations » en tous genres. Leur caractère privé ne les empêche pas d’être des « appareils d’État ». Et dans ce champ transnational, les grandes puissances sont toujours là en tant que telles, s’efforçant d’influer sur l’établissement des règles et des perspectives.

*23 La supranationalité s’exerce de façon plus contradictoire aux niveaux intermédiaires des alliances régionales telles que l’Europe. Ces entités ambiguës se trouvent, au sein du Système-monde, prises entre le statut de sous-système et celui de « sur-nation », à la fois succursales de l’Étatmonde, au service de sa logique de marché capitaliste, et partenaires subalternes de l’hégémon mondial, en même temps que lieux d’une possible résistance au néolibéralisme tant comme ordre mondial-étatique que comme instrument du Centre systémique.

*24 Les appareils d’État en charge des tâches étatiques mondiales assurent, aux divers niveaux, non pas proprement une tâche de gouvernement, mais de gouvernance, au sens indiqué ci-dessus. Porteurs d’une identité ambivalente – étant tout à la fois agents de la Structure-de-classe-et-d’Étatmonde et agents du Système-monde – ils arbitrent entre la puissance des intérêts capitalistes et celle des États, soit, au regard de la communauté mondiale, entre deux sortes d’intérêts privés, mais au nom d’un intérêt public universel supposé. Laissons aux économistes et aux juristes le soin de démêler ce qu’il en est dans chaque cas [18] . Et restons-en à l’idée que les capitalistes ont d’autres intérêts que ceux de leur État de base historique ; et que cela se vérifie dans leurs actions à travers les appareils d’État-monde.

** Une classe dominante, mais non dirigeante

*25 Cette puissance mondiale de classe médiée par la hiérarchie du Système-monde, affaiblie entre les années 1930 et 1960, reparaît avec la rebellion néolibérale (Thatcher, Reagan…) des années 1970. Mais c’est avec la révolution informatique pénétrant la production et la finance, et doublée d’autres avancées techniques (transports, communication, etc.), qu’elle deviendra, au fil des décennies ultérieures, capable de s’affranchir plus radicalement du cadre national et de mettre la planète entière en compétition capitaliste. Et ce qui se réalise ainsi, dans cette unification du dispositif productif et financier global, c’est l’irrésistible montée en puissance d’une classe dominante universelle, marquant le plein achèvement du « capitalisme ».

*26 En effet, à mesure que chacun des États se dote d’une constitution néolibérale, tous en viennent à se retrouver sous l’égide d’une constitution commune qui définit une étaticité universelle censément fondée sur l’acceptation commune de la « loi du libre marché capitaliste ». L’État-monde se construit ainsi au sein même des États-nations, qui s’en font les agents. Mais ce sont bien en chaque lieu des classes dominantes nationales qui, en dépit des contradictions entre leur composantes locales et mondiales, militent en ce sens, construisant ainsi, à partir d’une dynamique interne à chaque État-nation, une classe dominante mondiale, jusqu’à parvenir à une emprise universelle sur toutes les formes de vie. En brisant les frontières nationales entre lesquelles il devait affronter les deux autres forces sociales primaires, le libéralisme devient néolibéralisme.

*27 D’autre part, paradoxalement, c’est dans l’action même du Centre systémique, qui n’a pas disparu devant la centralité structurelle mondiale, celle de l’État-monde, dans sa capacité d’initiative monétaire notamment, que le capital trouve au mieux le moyen de réaliser sa propre nature – de « réaliser son concept ». Sur l’hégémon systémique, en effet, ne pèse qu’une contrainte d’équilibre capitalistique, et non de succès social en termes de valeurs d’usage, comme il en va pour un gouvernement soumis à réélection, face aux exigences d’une classe fondamentale. Il doit certes affronter « structurellement » ses propres ressortissants ; mais, pour garder sa position de centre « systémique », il lui suffit de manifester sa capacité à surmonter les crises qu’il déclenche et à assurer une gestion profitable du capitalisme global. Bref, le centre systémique est l’agent du pouvoir-capital global, rapport structurel de classe, comme tel orienté vers le pur profit.

*28 Dans ces conditions, si le pôle du pouvoir-savoir se trouve subjugué par celui du pouvoir-capital. Ainsi se trouve maximalisée cette double logique selon laquelle les capitalistes produisent pour le profit, parce que tel est le ressort abstrait de leur pouvoir, et, sous leur houlette, les compétents produisent pour produire, parce que c’est dans cette performance concrète que se manifeste et s’accumule leur pouvoir propre, – d’où dérive l’autre détournement des valeurs d’usage sociales et écologiques « concrètes » vers un « horizon d’abstraction », d’entassement de pouvoirs sur pouvoirs quel qu’en soit l’impact sur la vie. Le destructivisme du capital, réel à l’échelle de l’État-nation, mais limité du fait de la puissance associée des deux autres forces sociales primaires, se manifeste ici au grand jour. Dès lors, il apparaît que la classe dominante mondiale n’est pas proprement dirigeante. Elle ne propose pas d’orientation mondialement crédible, capable de recevoir « l’assentiment » du peuple-monde. En suivant l’analyse de Gramsci, on ne s’étonnera pas de sa propension à la violence économique et à la brutalité guerrière meutrière. Ce qui est ici requis relève du reste, en réalité, de tout autre chose que d’un assentiment. Le paradoxe est en effet que la classe dominante n’est pas « dirigeante » si le savoir-pouvoir est subjugué. Et que celui-ci ne peut échapper à la subjugation qu’en se liant de façon positive à la classe fondamentale. À partir de là s’ouvrirait un autre chapitre, à la recherche des voies de l’abolition des dominations.

*29 Mais il importe déjà de noter que les deux autres forces n’ont pas disparu. L’étaticité mondiale s’inscrit dans la structure rémanente de la modernité, articulant une classe privilégiée à deux pôles et une classe fondamentale. La domination capitaliste mondiale suppose l’émergence corrélative d’une puissante organisation. L’approche sociologicogéographique, telle que la propose par exemple Saskia Sassen [19] (Voir notamment Sassen Saskia, La Globalisation. Une sociologie,…) donne à voir un monde unifié par-delà les anciens tracés de frontières, balisé par un réseau de villes-globales où se concentre une classe dominante globale, dotée de tous les moyens matériels et intellectuels dont elle a besoin, ainsi que de ses lieux internationaux de prestige et de reconnaissance mutuelle. Cette classe dominante mondiale se décline localement selon la même dualité pouvoir-capital et pouvoir-savoir [20]

Dans la perspective proposée par Gérard Duménil et Dominique Lévy se on y retrouve les couches supérieures du pouvoir-capital, et aussi du pouvoir-savoir, dominantes aux niveaux nationaux, formant un monde d’experts pourvus d’une identité localeglobale ambiguë. Mais les technologies qui permettent aux capitalistes de se jouer des frontières sont aussi celles qui autorisent une tout autre logique, à travers laquelle les « compétents » peuvent nouer entre eux et avec l’ensemble de la population, à diverses échelles, des rapports d’organisation ou de coopération à fin concrète. Ce qui se manifeste tant dans la critique sociale et écologique, qui s’exprime, sans doute plus fort que jamais, à partir de ce pôle de la compétence, que dans les dispositifs « communistes », tels que ceux de Wikipédia et des logiciels libres, où s’avère le fait que l’expertise – pour les raisons indiquées – n’est pas par elle-même œuvre de domination.

*30 Quant à la classe fondamentale, celle des gens sans privilèges, ni de pouvoir-capital, ni de pouvoir-savoir, il faut savoir en discerner l’existence à cette échelle. À la mesure de la réalité d’une étaticité mondiale, les gens-du-peuple de tous les pays ont acquis la particularité nouvelle, et positive, d’être des gens-d’un-peuple-monde. Un concept sans doute problématique, mais par lequel s’annonce une réalité perceptible selon divers registres. Ils sont certes de part en part sujets d’un monde marchandisé. Mais ce qu’ils acquièrent comme marchandises devient entre leurs mains valeurs d’usage pour des usages matériels, culturels et politiques, qui sont largement les leurs : dans nos smartphones, le capital fait son profit, mais il ne fait pas son nid, c’est nous qui parlons et énonçons notre vie, nous coopérons, nous nous mobilisons, nous nous réjouissons, nous nous organisons, nous engageons notre vie. Ils partagent (tout comme les citoyens d’un même État-nation, comme le montrait Benedict Anderson) une langue commune, cette fois universelle, qui, selon moi, consiste en la traductibilité-transmissibilité immédiate de tout discours public : quand on défile à Mexico ou à Istanbul, on entend dans le monde entier le détail de l’argument. Dans un État-monde, des droits humains peuvent être revendiqués comme tels, et pas seulement comme des droits de citoyens d’un État-nation. À mesure que se construit une étaticité globale, toute lutte particulière devient ainsi une lutte pour les droits de tous. Ce sont là, si indécis soient-ils encore, des « faits de structure » qui permettent à tout le moins de penser que le néolibéralisme, en dépit de sa capacité à neutraliser toute velléité d’émancipation, n’est pas l’horizon indépassable de notre temps.

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Notes [1] On trouvera une discussion de ce concept dans Bidou-Zachariasen Catherine, « À propos de la ‘service class’ : les classes moyennes dans la sociologie britannique », Revue Française de Sociologie, n° 41, 2000, pp. 777-796. https://www.persee.fr/doc/rfsoc_003...’historique,chaque%20fraction%20de%20cette%20classe.

[2] C’est l’un des objets de notre livre Le Néolibéralisme, un autre Grand Récit, Paris, Les Prairies ordinaires, 2016. Voir un extrait sur le site Contretemps  : https://www.persee.fr/doc/rfsoc_003...’historique,chaque%20fraction%20de%20cette%20classe.

[3] La raison en est « l’asymétrie métastructurelle ». Si la forme moderne de société est fondée sur l’instrumentalisation de la raison, au sens ici indiqué, elle implique que l’institution publique déclare la primauté de l’entre-tous sur l’entre-chacun. Avant de décider ce qui est à toi ou à moi, nous devons, si du moins nous nous déclarons égaux, convenir tous ensemble des règles de la propriété. L’entrechacun capitaliste ne se légitime que par un entre-tous qu’il ne cesse de bafouer, mais dont il proclame, de façon (méta)structurellement récurrente, la primauté. L’État moderne ne peut s’instituer comme marché. C’est là le ressort structurel de la lutte moderne de classes. Tel est l’objet du Livre I de mon livre Théorie Générale (Paris, Puf, 1999). Je parlais alors d’une « asymétrie transcendantale ». Comme il s’agit d’un transcendantal historique, je préfère maintenant le désigner comme « asymétrie métastructurelle ». Il reste à savoir si celle-ci résiste à l’État-monde. [4] On notera que ce que l’on appelle aujourd’hui la « gouvernance » définit un mode de collaboration marqué par l’emprise occulte du privé sur le public. [5] Voir Bidet Jacques, Le Néolibéralisme, op. cit., chapitre 2 : « Repériodiser les temps modernes ». [6] Il en est d’autres, importantes et connexes, que je laisserai ici de côté, concernant notamment la nature et la place du « capital financier » dans tout ce dispositif et la relation entre une fraction transnationale et une fraction locale du capital. [7] Bien d’autres travaux auraient aussi ici leur place, entre autres : Therborn Göran, What Does the Ruling Class do When it Rules ?, Londres, Verso, 2008 ; Sklair Leslie, The Transnational Capital Class and the Discourse of Globalisation, Cambridge Review of International Affairs, Vol. 14, Issue 1, 2000 ; Meiksins-Wood Ellen, Empire of Capital, Londres, Verso, 2003 ; Callinicos Alex, Imperialism and Global Political Economy, Cambridge, Polity, 2009. [8] Van der Pijl Kees, Transnational Classes and International Relations, London, Routledge, 1998. Dans Global Rivalries, London Pluto Press, 2006, il élargit la perspective, identifiant dans le couple « cœur » (heartland) / « rivaux » (contender) un fait pluriséculaire (de Richelieu à Hitler, p. 303) – je dirais un fait “systémique” –, dont l’émergence de la Chine, the New Contender (p. 297), est l’ultime épisode. [9] On notera que Badie adopte la perspective contraire, celle d’une centralité européenne-continentale de long terme, dont les USA ne sont que l’ultime rejeton. Voir Badie Bertrand, Nous ne sommes plus seuls au monde, Paris, La Découverte, 2016. [10] Panitch Leo et Gindin Sam, The Making of Global Capitalism. The Political Economy of the American Empire, Londres, Verso, 2012. [11] Ibidem, p. 331 et p. 340. [12] Robinson William, A Theory of Global Capitalism, Londres/Baltimore, The John Hopkins University Press, 2004, p. 48. [13] Ibidem, p. 98. [14] Ibidem, p. 117. [15] Je propose donc d’élargir le « paradigme » du matérialisme historique : un territoire, en ce sens, est un ensemble productif, « naturel transformé » (balisé, modelé, travaillé, réticulé, unifié, configuré, limité), soit une force productive de valeurs d’usage, cet ensemble étant considéré dans sa relation à la communauté qui établit sur lui un rapport de production social-politique spécifique à visée exclusive, celui qui règne dans l’État-nation (« Propriété éminente »). [16] Bidet Jacques, L’État-monde, op. cit., pp. 233-285, où j’aborde tout un éventail de questions que je ne peux reprendre ici. J’ai présenté pour la première fois ces concepts dans une conférence prononcée à la Ve Friedensuniversität, Brême, 11 juin 1991, « Systematischer und metastrukturaler Versuch über eine neue weltpolitische Form », dont une version française est parue sous le titre « Demain, le sur-État » dans Actuel Marx, Paris, Puf, n° 10, septembre 1991. [17] C’est là un thème de Sklair, mais qui y voit un fait de classe, mais non d’État. Voir son article « La ‘globalisation’ capitaliste et la classe capitaliste transnationale », in Caillé Alain and Dufoix Stéphane, (dir.), Le Tournant Global des Sciences Sociales, Paris, La Découverte, 2013. [18] Sur un plan plus général, on peut penser que l’action systémique du grand architecte US dont parlent Panitch et Gindin est à comprendre en relation à la puissante dynamique structurelle de classe dont parle Robinson, laquelle n’empêche cependant pas que les États soient des acteurs de premier plan, de l’économique au culturel, combinant comme jamais les murailles aux frontières et les arsenaux de destruction massive. On peut aussi trouver à tempérer le primat donné par Van der Pijl au capitalisme anglais, à sa matrice libéraletransnationale originaire, par les arguments de Robert Brenner qui l’enracine dans un cadre productif agricole national, ou par ceux de Pommeranz insistant sur une conjoncture avantageuse de forces productives diponibles au moment opportun. [19] au début Voir notamment Sassen Saskia, La Globalisation. Une sociologie, Paris, Gallimard, 2009, chapitre 5, pp. 177-198. [20] La perspective proposée par Gérard Duménil et Dominique Lévy se distingue de celle d’une « classe dominante à deux pôles ». Mais elle comporte la même thèse, essentielle à mes yeux, d’une identité et d’une logique propres au pôle des organisateurs, en dehors de quoi toute la productivité moderne apparaît comme dérivant de la propriété privée des moyens de production et l’idée même de « dépasser le capitalisme » perd toute plausibilité. Mis en ligne sur Cairn.info le 05/10/2016 https://doi.org/10.3917/amx.060.0106

Annexe

Les entreprises, acteurs politiques. Les multinationales des cadres.

Vidéo sur vimeo : https://vimeo.com/203068360

Internationalisation de la domination de la bourgeoisie.

Qui gouverne ? Le Forum de Davos et le pouvoir informel des clubs d’élites transnationales [*] Jean-Christophe Graz Dans A contrario 2003/2 (Vol. 1), pages 67 à 89 Source : Cairn info https://www.cairn.info/revue-a-cont...

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La bourgeoisie face à la mondialisation Anne Catherine Wagner Dans Mouvements 2003/2 (no26), pages 33 à 39

Source : Cairn info https://www.cairn.info/revue-mouvem... ou bien https://www.gauchemip.org/spip.php?... ** Du forum de Davos à l’État – monde https://www.gauchemip.org/spip.php?...

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Hervé Debonrivage


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