Franquisme : des historiens démontent les thèses révisionnistes relayées par « Le Figaro »

vendredi 26 août 2022.
 

Personne n’avait tiqué lors de la publication le 28 juillet d’un entretien-fleuve de huit pages, en ouverture du dernier hors-série du Figaro Histoire, passé presque inaperçu. Mais le débat s’est emballé sur les réseaux sociaux aux premiers jours d’août, après la mise en ligne d’une vidéo de promotion de l’entretien par celle qui l’a coréalisé depuis Madrid, Isabelle Schmitz.

La journaliste, rédactrice en chef adjointe du Figaro Hors-Série, promet « une version totalement nouvelle de la guerre civile espagnole, étayée par des faits et des citations de ses principaux acteurs ». Elle fait référence à ces années de guerre entre républicains et franquistes, de 1936 à 1939, prélude aux trente-cinq années de dictature de Franco. L’essayiste avec qui la journaliste s’est entretenue, et qui suscite chez elle tant d’enthousiasme, s’appelle Pío Moa.

Né en 1948, ce Galicien est l’auteur d’innombrables textes de vulgarisation ultra-controversés sur le passé violent de l’Espagne, dont un best-seller, Los mitos de la Guerra Civil (La Esfera de los Libros, 2003, quelque 300 000 exemplaires écoulés). Presque vingt ans plus tard, un éditeur français a jugé nécessaire de publier en début d’année la traduction française (sous le titre Les Mythes de la guerre d’Espagne) de ce texte pétri aux accents révisionnistes.

Sa thèse centrale, déjà présente dans un premier texte publié en 1999, Los orígenes de la Guerra Civil española (« Les origines de la guerre civile espagnole »), aux éditions Encuentro, est spectaculaire : les forces de gauche sont les seules responsables du déclenchement de la guerre civile en 1936. « La droite fut non violente avant la guerre, alors que du côté de la gauche, la terreur avait commencé dès 1931 », assure-t-il au Figaro. Et de préciser : « La Phalange [fondée en 1933 par José Antonio Primo de Rivera — ndlr], extrêmement minoritaire au sein de la droite, présentée à l’étranger comme un organe fasciste violent, ne le fut que très ponctuellement. »

Pío Moa dédouane ainsi Franco et son régime de toute responsabilité dans le coup d’État originel de juillet 1936, comme dans les violences qui ont suivi. Il minimise par la suite l’ampleur de massacres perpétrés par le camp nationaliste, dont ceux de Badajoz, à la frontière avec le Portugal, à l’été 1936, ou encore de Guernica, cette localité basque bombardée en 1937 par des avions allemands dépêchés en soutien à Franco.

Joint·es par Mediapart, cinq historien·nes, français·es ou espagnol·es, spécialistes de la Seconde République (à partir de 1931), de la guerre civile (de 1936 à 1939) ou du franquisme jusqu’à la mort du Caudillo en 1975, se disent « atterré », « sidéré » ou « stupéfié » par le traitement éditorial de l’ouvrage. Pour eux, ce texte participe d’une « falsification », selon la formule de l’historienne Charlotte Vorms, ou encore d’une réécriture réactionnaire de l’histoire.

Mercedes Yusta, enseignante d’histoire contemporaine de l’Espagne à Paris-8, juge l’ensemble — le livre, l’entretien et la vidéo — « hallucinants » : « Ce livre publié en 2003 est présenté comme novateur. Mais ce n’était absolument pas le cas en 2003, et ça l’est encore moins aujourd’hui. » Elle poursuit : « Il est difficile de comprendre le projet d’un telle traduction en français — sauf si on la replace dans un contexte plus large, politique et idéologique, de réarmement de l’extrême droite au niveau européen. »

Un vulgarisateur nostalgique du franquisme

Si le hors-série du Figaro présente Pío Moa comme une pointure de la discipline, les universitaires décrivent un personnage bien plus douteux, sans aucun lien avec le monde académique. « Ce n’est pas un historien professionnel, mais un essayiste ou propagandiste, très lié aux milieux intellectuels de l’extrême droite », avance Nicolas Sesma, maître de conférence franco-espagnol à l’université Grenoble-Alpes et spécialiste du franquisme. Sesma dénonce chez Moa, ancien militant maoïste au sein des Grapo dans les années 70, une méthode du « cherry picking », travers qui consiste à ne retenir que les faits qui confirment sa propre thèse.

« Il se présente comme un historien censuré, un lanceur d’alerte, seul contre tous, persuadé que tout ce qui a été écrit avant lui est faux, renchérit Pierre Salmon, enseignant chercheur et auteur d’une thèse sur le trafic d’armes livrées durant la guerre civile espagnole. Mais pour faire de l’histoire, il faut recouper ses sources, ce qu’il ne fait jamais, et tenir compte de ce qui a été écrit et établi par le passé, de ce qui fait autorité. »

« Il a su occuper cette niche en Espagne, au carrefour de la vulgarisation et de la nostalgie pour le franquisme, à un moment, au début des années 2000, où les débats sur la loi sur la mémoire historique [adoptée en 2007 sous le gouvernement du socialiste Zapatero — ndlr] étaient très vifs », dit encore Nicolas Sesma. « Son livre a fourni des arguments visant à contrecarrer l’émergence [durant les années 2000 — ndlr] d’un récit sur la guerre civile et le franquisme qui mettait enfin les vaincus de la guerre civile et les victimes du franquisme au centre », regrette Mercedes Yusta.

Loin de prétendre à l’exhaustivité, on peut relever cinq points durs de l’argumentation de Pío Moa, telle qu’il la développe notamment dans l’entretien avec Le Figaro.

1 - Des thèses novatrices ?

Si l’on en croit la journaliste Isabelle Schmitz, la thèse de Moa est « totalement nouvelle ». En réalité, ce sont « des resucées de thèses d’extrême droite », résume Nathan Rousselot, doctorant en histoire à Nantes Université, en cours d’écriture d’une thèse sur la guerre civile espagnole. Les écrits de Moa ne font qu’actualiser une vieille rengaine, peaufinée au fil des décennies par les historiens du régime franquiste — celle du complot communiste.

« Lorsque la communauté internationale discutait en 1937 d’une possible intervention dans la guerre d’Espagne, les franquistes avaient déjà échafaudé l’idée d’un complot communiste qui menaçait. Leur coup était “préventif” parce qu’ils voulaient contrer le risque d’un coup d’État communiste. Pío Moa reprend la propagande franquiste du temps de la guerre, sans y apporter aucune preuve », explique Nicolas Sesma.

« Pour défendre le régime de l’accusation d’être à l’origine du conflit, l’historiographie franquiste élabore la fiction d’une guerre préventive déclenchée pour conjurer la menace d’une révolution communiste en préparation », écrivent encore les universitaires Élodie Richard et Charlotte Vorms dans un article de référence publié dans la revue Vingtième Siècle.

2 - Un coup en 1936 pour contrer une intervention de Moscou ?

Qu’en est-il exactement de cette « politique d’invasion » de Joseph Staline en Espagne dans les années 1930 ? « La menace d’un coup d’État mené par l’URSS est totalement imaginaire, avance l’historien Pierre Salmon. Ce genre de construction par l’extrême droite se retrouve dans d’autres pays à l’époque, y compris en France. On agite la menace d’un complot depuis Moscou, on fabrique de fausses preuves. »

« Avant le début de la guerre civile, les liens avec le communisme sont ténus. Les anarchistes sont plus présents, mieux implantés, notamment en Catalogne, poursuit Salmon. Quelques semaines après l’éclatement de la guerre, les Soviétiques livrent une aide matérielle qui permet à la République espagnole de tenir. Mais elle se révèle insuffisante et discontinue sur la durée. En partie parce que Staline fait le choix de soutenir les communistes en Chine plutôt qu’en Espagne. »

« En résumé, il n’y a jamais eu de volonté d’instaurer une dictature communiste par Staline en Espagne, comme le prétendent aujourd’hui ces penseurs néofranquistes », insiste Pierre Salmon.

3 - La guerre civile dès 1934 ?

Soucieux de faire porter la responsabilité de la guerre civile à ce qu’il appelle « la gauche », Moa fait commencer la guerre civile par l’insurrection des Asturies de 1934, cette révolte d’ouvriers anarchistes, communistes et socialistes, qui sera massivement réprimée. « Il est exact que 1934 marque un tournant dans l’histoire de la Seconde République, un tournant dans la polarisation de l’extrême droite comme de l’extrême gauche, mais ce n’est qu’ensuite, avec la victoire du Front populaire en février 1936, que des secteurs de la droite conservatrice décident qu’il faut en finir avec cette république », avance Mercedes Yusta.

« Là encore, faire remonter le début de la guerre civile à 1934 remonte au début du franquisme, intervient Charlotte Vorms. Mais il n’y a aujourd’hui plus aucun débat, au sein du monde académique, sur le fait que c’est le coup d’État de juillet 1936 qui rompt la légalité républicaine. »

4 - Franco longtemps opposé à un coup d’État ?

Dans l’entretien avec Le Figaro, Pío Moa assure : « Certes, devant l’inaction du gouvernement pour rétablir l’ordre public, la droite avait commencé à s’organiser et à conspirer avec l’armée. Mais, par trois fois, Franco avait rejeté l’idée d’un coup d’État. » Franco semble en effet plus prudent que d’autres généraux, lorsque des conspirations s’organisent, « parce qu’il ne veut pas s’engager dans un coup d’État qui ne soit pas assuré de fonctionner, sans le concours de la garde civile et de la garde d’assaut », explique Nathan Rousselot.

« Sur ce point, Pío Moa n’a pas totalement tort, mais les volontés putschistes de Franco existent bel et bien, et il fait partie des généraux qui discutent d’un coup d’État en décembre 1935, puis en février 1936, au moment de la proclamation du Front populaire, pour empêcher le retour de la gauche au pouvoir », poursuit Rousselot.

5 - Sur les fosses communes

Au terme de l’entretien donné au Figaro, l’essayiste finit par évoquer l’exhumation des fosses communes, un chantier douloureux en Espagne, pris en charge par des associations qui se plaignent depuis les années 2000 d’un manque de moyens financiers, faute d’un engagement massif de l’État.

Après avoir minimisé les résultats des exhumations menées « depuis vingt ans avec l’argent public », Pío Moa poursuit : « Ces découvertes sont mises en scène de façon spectaculaire et sans recul », assurant qu’en 2003, près de Grenade, des « ossements de chèvres et de chiens » avaient été pris pour les restes humains de victimes républicaines. En quoi cette anecdote, si elle est exacte, fait-elle sens, face à l’importance de ce qui se joue au travers des exhumations — on parle de 4 000 fosses pour quelque 100 000 disparu·es ?

Quelle influence sur les droites espagnoles ?

Les historien·nes joint·es par Mediapart confirment par ailleurs que la Seconde République espagnole continue de faire l’objet, au sein de la communauté scientifique, de vifs et riches débats. En particulier sur la mécanique perverse de l’enchaînement des violences, entre révolution et réaction, à partir de 1934.

« Des historiens, qui s’appuient beaucoup sur les discours des acteurs, mettent à présent l’accent sur les violences de gauche et considèrent qu’une république de droite [dans la foulée des élections de 1933 — ndlr] aurait été possible, que l’on n’a pas laissé sa chance à la droite, décrit Charlotte Vorms. D’autres historiens plus à gauche, comme Rafael Cruz, ont montré que les répertoires d’action n’étaient pas les mêmes, entre violences de droite et violences de gauche. »

Elle poursuit : « Les débats sur la Seconde République sont très animés, mais il s’agit d’une discussion avec des arguments fondés, des positions antagonistes d’historiens, qui recourent à des méthodes scientifiques. Cela n’a rien à voir [avec les thèses de Moa]. »

Après le succès massif de l’essai de Pío Moa de 2003, des universitaires, parmi lesquels les Espagnols Enrique Moradiellos et Ángel Viñas ou encore le Britannique Paul Preston, sont montés au créneau pour le critiquer. Ce travail de sape, mené par des historiens respectés, a terni l’image de Moa en Espagne. Mais il n’a pas empêché ce révisionnisme pro-Franco de s’épanouir, dès la fin des années 1990, au sein d’une partie de la classe politique espagnole ancrée à droite.

Dans un entretien donné à InfoLibre (partenaire de Mediapart en Espagne), l’historien Francisco Espinosa déplorait en 2021 « la victoire des “Moa” », allusion aux arguments de Pío Moa et d’autres pseudo-historiens nostalgiques de Franco, que l’on entend désormais au Congrès des députés, dans la bouche d’élus du PP (droite) ou de Vox (extrême droite).

Francisco Espinosa relevait le rôle décisif du conservateur José María Aznar dans cette affaire. Le chef de gouvernement PP, de 1996 à 2004, s’était emparé des théories révisionnistes popularisées par Moa et consorts, pour contrer l’historiographie alors en plein essor dans les universités d’Espagne sur la répression franquiste, mais aussi les demandes de la société civile sur l’exhumation des fosses communes. En 2003, Aznar avait cité le best-seller de Moa — celui qui vient d’être traduit en français — parmi ses lectures de l’été.

Preuve de l’intensité de ces débats aujourd’hui en Espagne, la mairie de Madrid, tenue par la droite, avait retiré en 2020, sur proposition de Vox, la plaque d’une rue de la capitale baptisée du nom de Francisco Largo Caballero, syndicaliste et figure du parti socialiste, qui gouverna de 1936 à 1937. Un « criminel » et « antidémocrate », avait lancé un élu madrilène de Vox, pour justifier sa proposition, en reprenant l’argumentaire développé notamment par Moa. Depuis, de nombreux historiens ont exprimé leur opposition à ce retrait, et la justice vient finalement, fin juillet, soit deux ans plus tard, d’exiger le retour de la plaque.

« Une réécriture de l’histoire se met en place, qui consiste à dire que la gauche est responsable des pires maux du XXe siècle, observe Nathan Rousselot. L’entreprise est assez similaire à ce que l’on connaît avec Éric Zemmour en France. La traduction en français du livre de Pío Mao est raccord avec ce moment de banalisation de l’extrême droite auquel on assiste, en ce moment, à l’Assemblée nationale. » L’historien poursuit : « Dans la vidéo du Figaro, la journaliste Isabelle Schmitz parle de Calvo Sotelo [assassiné en juillet 1936 — ndlr] comme d’une figure de la droite modérée, alors qu’il vient de l’extrême droite monarchiste. C’est très révélateur de ce qui se joue. »

Ludovic Lamant


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