Extraits de Leçons d’une défaite, promesse de victoire, par Grandizo Munis, livre publié en 1948 au Mexique, traduit en français en 2007.
Ce fut en Catalogne que le mouvement révolutionnaire pénétra le plus le tissu social. Et ce pour deux raisons fondamentales. C’était la région où le prolétariat industriel était le plus dense, et l’organisation dominante la CNT. Le PCE et le PSOE étaient presque complètement bannis de la région. Le Parti socialiste unifié de Catalogne3, affilié au stalinisme, futur nerf de la contre-révolution quelques mois plus tard, se constitua après le 19 juillet 1936, en récupérant toutes les scories sociales imaginables, du boutiquier cupide au fils à papa fascisant, du spéculateur à l’arriviste nageant en eaux troubles. Mis à part la CNT, seul le POUM avait une influence notable. Dans ces circonstances, la formidable impulsion révolutionnaire des masses ne se heurta qu’à l’incapacité de l’anarchisme et du centrisme à coordonner le surgissement spontané de nouvelles institutions sociales.
Se sentant vaincu en même temps que les généraux, L’État bourgeois se rendit sans conditions au prolétariat victorieux. Mais les principaux représentants de ce prolétariat étaient, à ce moment-là, les anarchistes, et ces anarchistes (après un siècle de harangues antiétatiques !) laissèrent survivre l’État bourgeois. Ils donnèrent au prisonnier du 19 juillet la sursis nécessaire pour qu’il puisse s’attaquer aux conquêtes de cette journée. Voici comment l’un des protagonistes, éminent leader de la CNT et conseiller économique dans le Comité central des milices rapporte le événements :
« Une fois le putsch militaire en Catalogne liquidé, le président de la Generalitat, Luis Companys, nous convoqua à une réunion afin de connaître nul ! propositions. Nous arrivons au siège du Gouvernement catalan, les armes Ia main, sans avoir dormi depuis plusieurs jours, pas rasés, donnant, par notre aspect, réalité à la légende qui s’était tissée à notre propos. Pâles, certains membres du gouvernement de la région autonome tremblèrent durant tout le temps que dura l’entrevue, à laquelle Ascaso n’assista pas. Le palais du gouvernement fut envahi par l’escorte de combattants qui nous accompagnait. Companys nous félicita pour la victoire obtenue. Nous pouvions agir seuls, déclarer la Generalitat caduque et instituer à sa place un véritable pouvoir populaire ; mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s’exerçait contre nous et n’en voulions pas non plus pour l’exercer aux dépens des autres. La Generalitat resterait à sa place, avec le président Companys à sa tête et les forces populaires s’organiseraient en milices pour continuer la lutte pour la libération de l’Espagne. C’est ainsi qu’est né le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, dans lequel nous laissâmes entrer toutes les fractions politiques libérales et ouvrières . »
(D.A. de Santillán, Porque perdimos la guerra, Ediciones Iman, Buenos Aires, p. 53)
La pensée critique reste stupéfaite devant de telles monstruosités, commises avec autant de légèreté et rapportées avec autant de désinvolture ; elles ne peuvent que susciter des paroles blessantes. Devant certains actes et paroles, il est en effet humiliant de raisonner sans avoir laissé, auparavant, libre cours à l’injure. Ceux qui n’y sont pas sensibles sont des êtres froids et incapables de comprendre quoi que ce soit. Que dire de personnes qui, ayant la possibilité de le faire, se refusèrent à instituer le « véritable pouvoir du peuple » ? En nous exprimant avec modération, nous dirons que le sort du peuple leur était moins cher que leurs relations avec les représentants de la bourgeoisie type Companys ; qu’une chose était l’allure effrayante de ceux qui ne s’étaient pas rasés depuis plusieurs jours et une autre la conduite de la révolution ; que les « membres du gouvernement de la région autonome » avaient en réalité moins de raisons de trembler et de pâlir que l’escorte de combattants qui accompagnait Santillàn et les autres chefs cénétistes ; nous dirons, dans le meilleur des cas, que les idées anarchistes sur l’accomplissement pratique de la révolution étaient suffisamment erronées pour permettre à ses représentants de maintenir debout l’État capitaliste - l’ennemi principal de la révolution - tout en croyant faire montre de la plus grande magnanimité. Qui étaient « ces autres » aux dépens desquels les dirigeants anarchistes ne voulaient pas exercer la dictature ? Ce récit ne laisse place à aucun doute : les représentants de l’État capitaliste, l’État lui-même. L’évolution postérieure des événements allait le confirmer au prix du sang du prolétariat, versé par cet État, rénové et régi par les staliniens et les socialistes grâce à la collaboration des anarchistes. (...)
Ce n’est pas la détermination qui manqua aux travailleurs insurgés pour s’emparer du triangle gouvernemental, pas plus qu’ils ne furent freinés par les tirs de l’adversaire ; ce qui les arrêta, ce fut la direction de la CNT elle-même, à laquelle appartenait l’immense majorité des insurgés. Bien que la conduite de la direction anarchiste leur ait déjà inspiré de sérieux soupçons, ils avaient encore confiance dans le syndicat anarchiste. C’était leur organisation ; avec elle et pour elle ils avaient lutté pendant bien des années. Il était naturel, évident même, vu l’absence d’une autre organisation assez forte pour prendre la direction du mouvement, que les ouvriers qui étreignaient d’un cercle étroit de barricades la Generalitat attendissent un mot de la CNT. Qui pouvait penser que la CNT refuserait de se mettre à leur tête, de désarmer définitivement l’ennemi et d’empêcher de nouveaux pièges réactionnaires ?
La CNT prit la parole, mais pas comme l’attendaient les ouvriers, pour se placer à leur tête ; elle se plaça derrière la barricade élevée par les sbires de la Generalitat et prit position en sa faveur. Depuis le 3 mai, les dirigeants barcelonais s’étaient efforcés de contenir le torrent insurrectionnel. Le 4, les cénétistes García Oliver et federica Montseny, ministres du gouvernement Largo Caballero, arrivèrent de Valence, accompagnés par un représentant de l’UGT, Hernandez Zancajo, dans le but d’user de leur influence commune pour faire lever le siège ouvrier autour des édifices du pouvoir capitaliste. Immédiatement, ils se pendirent à la radio pour condamner l’action des ouvriers et ordonner : “Alto al fuego ! (Cessez le feu)”. García Oliver, en particulier, exalté par ses responsabilités vis-à-vis du pouvoir capitaliste, encourageait sur les ondes les gardes d’assaut. Longuement, la voix de García Oliver martela les oreilles des ouvriers qui se trouvaient sur les barricades : “Cessez le feu ! Fraternisez avec les gardes d’assaut !”
Ce même jour, le 4, ce tract était distribué sur les barricades :
CNT-FAI
“Déposez les armes ; embrassez-vous comme des frères ! Nous obtiendrons la victoire si nous sommes unis, la défaite si nous luttons entre nous. Pensez-y bien. Nous vous tendons les bras ; faites de même et tout s’arrêtera. Qu’entre nous règne la concorde”.
tandis qu’à la radio, la CNT faisait cette déclaration :
“Que le gouvernement de la Generalitat procède à l’épuration en son sein des éléments qui ont fait un mauvais travail et donné de mauvais conseils”,
en la faisant suivre d’un nouvel appel à déposer les armes.
Les ouvriers n’en croyaient ni leurs yeux ni leurs oreilles. La CNT dont ils espéraient tout, de l’autre côté de la barricade ! Comme le dirait Marx, au moment de prendre les cieux d’assaut, le ciel leur tombait sur la tête. Assurément jamais, au cours d’une révolution, les insurgés n’ont éprouvé déception plus inattendue et plus brutale. Ce moment décidait du sort de la révolution et de la guerre, capitalisme ou socialisme, esclavage ou liberté, triomphe de Franco grâce aux bons offices staliniens et réformistes ou victoire du prolétariat. Et même du sort de l’Europe, condamnée à la catastrophe de la guerre impérialiste ou sauvée de ce destin par la révolution internationale. (...)
Robert Louzon, un honnête syndicaliste français qui ne peut être suspecté que de partialité vis-à-vis de la CNT, écrivit dans une brochure intitulée La Contrarevolución en España :
“D’un côté, en effet, la supériorité militaire de la CNT apparut inégalée pendant ces journées et de l’autre le syndicat anarchiste refusa toujours de faire usage de cette supériorité pour garantir la victoire”.
(...) Le 4 mai, alors que la CNT avait décrété une trêve dans la lutte et qu’elle était en train de négocier à la Generalitat avec les chefs contre-révolutionnaires, des forces gouvernementales de la Guardia civil profitèrent de la trève “fraternelle” pour s’emparet d’une gare, la Estacion de Francia. Le lendemain, la CNT donna l’ordre de se retirer des barricades en déclarant : Ni vainqueurs ni vaincus, paix entre nous. Mais ce fut le jour où tombèrent le plus d’ouvriers. Pourtant, passés quelques moments d’hésitation bien naturels en entendant cet ordre, les ouvriers choisirent de désobéir. Quelques barricades abandonnées furent sur-le-champ réoccupées. Le divorce entre la direction et les masses ne pouvait être plus profond.
(...) L’indiscutable victoire militaire du prolétariat catalan, si elle s’était transformée en triomphe politique - ce que la CNT aurait pu obtenir facilement en prononçant ces cinq mots : “Prenez d’assaut la Generalitat !” - , aurait radicalement transformé la zone rouge.
(...) Dès que les ouvriers se retirèrent des barricades, on commença à payer le coût de la défaite politique de mai 1937 - et cela continue maintenant sous Franco. Des centaines de militants - parmi les meilleurs - furent assassinés dans les prisons staliniennes, les commissariats, et aux alentours de la ville. Les cadavres de tout un groupe de dirigeants des Jeunesses libertaires, un peu plus d’une vingtaine d’hommes, dont le plus connu était Alfredo Martinez, furent retrouvés au bord d’une route. Pour ne citer que les plus connus, Camillo Berneri et Francesco Barbieri, anarchistes, furent assassinés ; puis, peu après Andrès Nin (POUM), les trotskistes Erwin Wolf et Hans Danid Freund (”Moulin”) et tant d’autres dont il est impossible de rappeler les noms, sans parler des milliers d’emprisonnés. Plusieurs milliers de militants furent assassinés pendant la période de domination stalino-negriniste. (...) La section bolchevique-léniniste et les Amis de Durruti, les seules organisations à avoir soutenu fermement l’insurrection ouvrière, furent condamnés à l’illégalité par la violence même de la répression. Quelques semaines plus tard, tous les locaux du POUM furent fermés, sa presse interdite, son imprimerie saisie...
(...) Je mentionnerai ici deux événements qui illustrent la dépendance de la CNT envers la droite stalinienne. Au début de l’automne 1937, de nombreux gardes d’assaut, avec tout un arsenal de tanks, mitrailleuses et pièces d’artillerie, encerclèrent durant la nuit le comité de défense de la révolution, qui occupait les locaux de la congrégation des Scolopes sais par les travailleurs le 19 juillet 1936. Dans ces locaux s’étaient réfugiés de nombreux militants pourchassés, dont certains risquaient d’être assassinés par la Guépéou. Les occupants, qui disposaient d’armes et d’une position très solide, résistèrent à cette attaque. Le matin même, une grève de solidarité spontanée éclata dans plusieurs usines. Les assiégés s’adressèrent au comité national de la CNT, pour solliciter son appui et demander de lancer un mot d’ordre de grève générale. Le comité national du syndicat anarchiste refusa catégoriquement ; il ordonna aux assiégés de se rendre et aux travailleurs en grève de reprendre le travail ; et il contribua, avec la presse stalinienne et gouvernementale, à empêcher que toute la classe ouvrière apprenne ce qui se passait. Néanmoins, il n’était pas trop tard pour que les révolution reprenne des forces, surtout si elle bénéficiait du soutien d’une organisation aussi forte que la CNT.
Le second évènement se produisit plus tard, dans la prison Modelo de Barcelone. Suite à une provocation du SIM (la Guépéou espagnole), qui avait tenté d’enlever plusieurs détenus révolutionnaires, une bagarre éclata entre des milliers de prisonniers et les provocateurs qui, comme toujours, étaient venus armés jusqu’aux dents. En quelques minutes, les révolutionnaires s’emparèrent de la prison, démolirent les énormes grilles qui les séparaient de la rue, excepté la dernière d’entre elles, devant laquelle le SIM eut le temps d’installer plusieurs mitrailleuses. Il aurait suffi d’une manifestation ouvrière de soutien aux détenus pour que ceux-ci soient instantanément libérés. La CNT refusa également d’intervenir, bien que la majorité des détenus appartinssent à son organisation, à l’exception de quelques groupes du POUM et de trotskistes. Pire, la presse confédérale laissa la presse stalinienne affirmer, le lendemain, que les fascistes s’étaient soulevés dans la prison.
Date | Nom | Message |