Droit à l’avortement : « Ce sale temps pour les femmes annonce des lendemains qui déchantent »

dimanche 14 août 2022.
 

L’annulation du droit à l’avortement par la Cour suprême des Etats-Unis s’inscrit dans un mouvement mondial de recul contre les droits des femmes, expliquent les historiens Myriam Chopin et Olivier Faron, dans une tribune au « Monde »

’annulation du droit à l’avortement décidée, le 24 juin, par la Cour suprême américaine est un terrible signal pour la situation des femmes. Aux Etats-Unis, leurs droits sont donc en train d’être détricotés, avec le soutien des principales institutions.

Dès 1993, la visionnaire Susan Faludi annonçait dans son essai Backlash. La guerre froide contre les femmes (Des Femmes-Antoinette Fouque, 1993), ce retour de bâton politique après les avancées importantes, mais restées fragiles, obtenues par les mouvements féministes des années 1970, grâce auxquels les femmes sont sorties de leur silence.

Ce retour en arrière est bien rétrograde au sens fort du terme, car il renvoie à des moments de grande détresse pour les femmes. Dans la France des années 1950-1960, les avortements clandestins étaient synonymes de souffrances, voire de morts, pour des milliers de femmes. Un risque très présent encore aujourd’hui, quand 47 000 décèdent chaque année dans le monde à la suite d’un avortement non médicalisé, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les Nations unies (ONU) recommandent que l’avortement soit un acte pratiqué sans danger pour les femmes.

On se souvient aussi du cas d’école roumain, lorsque le président Nicolae Ceausescu a interdit l’avortement : entre 1966 et 1989, plus de dix mille femmes ont trouvé la mort lors d’interruptions de grossesse clandestines et de nombreux enfants ont été abandonnés dans des orphelinats surpeuplés, livrés à eux-mêmes, sans soins. Aujourd’hui encore, des Américains mettent en avant les bienfaits de leur système d’adoption : pourquoi donc avorter quand tout est fait pour que l’on puisse adopter des enfants nés, puis abandonnés ?, soutiennent les magistrats de la Cour suprême.

Un recul en Europe

S’attaquer à l’avortement n’est pas une exclusivité américaine. Beaucoup de responsables politiques, plus ou moins autoritaires, s’y emploient un peu partout dans le monde, souvent avec un parti pris religieux.

Le recul est ainsi de nouveau perceptible sur le continent européen. En 2013, le gouvernement espagnol a voulu réduire considérablement le droit à l’avortement avec un projet de loi ne permettant de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG) que dans deux cas : le viol, attesté par un dépôt de plainte ; ou « un risque durable ou permanent » pour la santé physique ou psychique de la mère, certifié par deux psychiatres. Face à la levée de boucliers suscitée par le projet, le gouvernement a fait marche arrière et retiré le texte en septembre 2014.

Le Portugal a décidé en 2015 le déremboursement de l’IVG, imposant en outre aux femmes un suivi psychologique. Cette loi a été votée sous la pression d’un mouvement puissant, baptisé « Pour le droit à naître ». Les féministes portugaises dénoncent un retour de l’avortement clandestin et critiquent la présence de médecins anti-IVG dans les consultations médicales, visant à contrôler les femmes et à manipuler leur liberté de choix.

En France, le débat récent sur l’allongement du délai de l’IVG, passé de douze à quatorze semaines, montre que la question reste sensible. Si une partie des députés a exhorté le président à lutter contre toute entrave à l’IVG en tant que droit fondamental, la majorité sénatoriale s’y est opposée. La loi a donc été votée mais à l’issue de débats attestant de fortes réticences, l’IVG étant parfois dénoncée comme une mauvaise pratique.

L’avortement est la face émergée d’un iceberg menacé par la remise en cause de droits chèrement acquis par les femmes ou les minorités. Juste après l’avortement figurent en bonne place les droits des personnes LGBT et aussi la contraception. De nombreuses IVG sont d’ailleurs réalisées grâce à une pilule initialement contraceptive, la RU 486, inventée par le professeur Etienne-Emile Baulieu.

Les signaux sont bien là aux Etats-Unis : des attaques non voilées des mêmes magistrats provie contre le principe même du droit à la contraception, l’un des « futurs dossiers », comme l’a signalé l’un d’entre eux, jusqu’à l’explosion du prix de la pilule du lendemain.

Droit fragile

C’est bien tout un édifice patiemment construit qui est en train de se fissurer. Rappelons le double combat, en France, de Simone Veil, qui, en 1974, a fait adopter un texte de libéralisation de la contraception, écartant un certain nombre de restrictions contenues dans la loi Neuwirth de 1967. L’année suivante, elle portait l’autorisation de l’IVG.

Ce sale temps pour les femmes annonce bien des lendemains qui déchantent. Les reculs peuvent être rapides, avec un effet boule de neige, tandis que les progrès sont, eux, difficiles à conquérir. Il a fallu du courage aux 343 Françaises héroïques signataires, le 5 avril 1971, du manifeste intitulé « Je me suis fait avorter »,paru dans Le Nouvel Observateur et appelant à la légalisation de l’avortement, s’exposant à des poursuites pénales pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement. A l’époque, les procès se multipliaient contre les femmes ayant réalisé ou subi un avortement, à l’image de celui de Bobigny, en 1972, illuminé par la plaidoirie de Gisèle Halimi.

Il est donc essentiel de saluer les avancées et de se prémunir des futures régressions. En ce sens, la décision, votée en France par le Parlement à l’automne 2021, de rembourser la contraception pour les femmes entre 18 et 25 ans doit être rappelée, car elle constitue une étape majeure, tant attendue.

L’action en faveur de la formation au sens large, des jeunes comme des médecins, doit aussi s’amplifier. Une plus grande sensibilisation aux combats qui portent sur le corps des femmes semble aujourd’hui plus que nécessaire. Une femme sur trois connaît dans sa vie une interruption de grossesse. C’est un choix, mais plus encore une liberté, et pourtant cela est encore et partout un droit fragile. Pourquoi les femmes sont-elles encore maltraitées ? C’est la question que posait la philosophe Manon Garcia dans un récent article (L’Obs, 23 avril 2022).

Après la vague #metoo, la vengeance ne s’est pas fait attendre et vient s’inscrire encore une fois sur le corps des femmes, leur rappelant qu’il ne leur appartient pas.

Myriam Chopin Enseignante-chercheuse en histoire

Olivier Faron Professeur d’histoire contemporaine


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message