Joan Robinson, par-delà Marx et Keynes

mardi 23 août 2022.
 

À l’occasion de la parution aux Éditions sociales de l’Essai sur l’économie de Marx de Joan Robinson, nous publions une partie de la préface écrite par Ulysse Lojkine, également traducteur de l’ouvrage.

En 1942, Joan Robinson a déjà aidé John Maynard Keynes à la rédaction de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, l’ouvrage fondateur de la macroéconomie, et elle est en passe de devenir la figure de proue du courant post-keynésien, l’une des alternatives principales, jusqu’à aujourd’hui, à l’orthodoxie néoclassique.

L’Essai sur l’économie de Marx qu’elle publie à cette époque est un jalon décisif pour ce courant comme pour elle, présentant un keynésianisme plus radical que celui de Keynes, n’hésitant pas à qualifier le capitalisme de système contradictoire. C’est aussi une limpide introduction aux catégories économiques de Marx : valeur, exploitation, composition organique.

Dans sa préface, Ulysse Lojkine expose la démarche du livre et montre qu’à travers la confrontation de Marx et de Keynes, se dessine une conception originale des systèmes économiques propre à Robinson elle-même.

Joan Robinson, Essai sur l’économie de Marx, préface et traduction d’Ulysse Lojkine, Paris, Les Éditions sociales, 2022, 232 p., 12 €.

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Face au capital

En effet, sa lecture du Capital suit deux directions : d’une part, les thèses les plus connues de l’ouvrage, érigées en dogme par les marxistes, à savoir la théorie de la valeur travail et la baisse tendancielle du taux de profit, seraient bancales ; d’autre part, on y trouverait des idées négligées qui se révèlent pertinentes, à commencer par les éléments d’une théorie de la demande effective sous le capitalisme, et c’est ce qui le rapproche d’un keynésianisme radical.

Commençons par les critiques que Robinson adresse à Marx. Le chapitre 3 est consacré à la théorie de la valeur. Selon une première interprétation de ces textes difficiles de Marx, il s’agit d’une théorie causale des prix relatifs. Les marchandises s’échangeraient en moyenne dans les pro­portions du temps de travail nécessaire à leur production. Selon Robinson, Marx lui-même contredit cette thèse : les prix relatifs des marchandises produites sont en fait, selon le livre III du Capital, déterminés par la péréquation du taux de profit entre branches (c’est ce que la tradition marxiste appelle le problème de la transformation) ; les salaires réels sont pour leur part, selon la section VII du livre I, déter­minés par l’interaction entre l’accumulation du capital et l’armée de réserve des travailleurs.

Dès lors, il faut se rabattre sur une seconde interpré­tation, selon laquelle la valeur travail n’est pas un principe d’explication, mais uniquement une unité de mesure : telle quantité de marchandises peut être mesurée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production, comme elle peut être mesurée par son volume physique ou par sa valeur monétaire. La valeur travail n’est alors plus que la manière dont on enregistre le résultat d’un processus dont la logique causale se décrit par d’autres catégories.

On retrouve ici le postulat de traductibilité qui préside à la démarche de Robinson : de même qu’une théorie éco­nomique sensée peut être exprimée dans un langage comme dans un autre, de même une variable donnée peut être exprimée dans une unité comme dans une autre. Or, si telle est la fonction que la valeur travail doit remplir, elle n’est sans doute pas la plus apte à le faire, notamment lorsqu’on prend en compte les gains techniques de productivité : si le temps de travail nécessaire à la production des biens de consommation ouvrière diminue, la valeur des salaires peut baisser alors même que la consommation qu’ils permettent reste constante, ce qui complique les calculs dynamiques. En quelques pages, Robinson détrône donc la valeur tra­vail de son statut de clef d’analyse du capitalisme, pour la réduire à une unité de mesure relativement incommode.

Le traitement réservé à la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas moins sévère. Elle remarque, d’abord, dans le chapitre 2, que Marx définit les variables en jeu, la com­position organique du capital et le taux de profit de manière ambiguë, à cause d’une confusion entre flux et stock. Mais surtout, dans le chapitre 5, elle insiste sur l’incohérence de Marx au sujet de la part des salaires dans le produit. Depuis ses premiers textes économiques, il défendait que le capitalisme empêchait toute hausse durable des salaires réels, poussant ainsi vers le bas la part des salaires dans une production en croissance, et vers le haut la part des profits ; cette hausse illimitée du taux d’exploitation suffirait alors à empêcher la baisse tendancielle du taux de profit.

Le lecteur marxiste se demande peut-être ici ce qu’il peut rester du Capital une fois qu’on lui a retiré la valeur travail, structure élémentaire transversale du capitalisme, et la baisse tendancielle, sa loi dynamique principale[1]. Cela nous amène à la seconde moitié de l’Essai, où Robinson montre que Le Capital contient les éléments d’une théorie de la demande effective. Dès la première section du livre I, en effet, Marx rejette de la loi de Say en soulignant le rôle de la monnaie, caractérisant l’investissement comme « achat sans vente » et l’épargne comme « vente sans achat » ; mais Robinson se fonde surtout sur une lecture attentive des livres II et III. Les schémas de reproduction élargie dans le livre II, qui constituent un des premiers modèles de macroé­conomie où on peut suivre le bouclage du circuit écono­mique, montrent comment la distribution capitaliste du revenu limite la demande de biens de consommation, et que c’est donc à l’investissement de soutenir la demande agrégée.

Marx était au moins en partie conscient de ces consé­quences, comme le montrent certains passages que relève Robinson. Dans le livre II, il désigne comme « contra­diction dans le mode de production capitaliste » le fait que « la vente des marchandises, la réalisation du capi­tal-marchandise et, par conséquent aussi, de la survaleur, [soient] limitées non par les besoins de consommation de la société en général, mais par les besoins de consommation d’une société dont la grande majorité est toujours pauvre et condamnée à toujours le rester[2] ». Dans le livre III, il note que cette contradiction est dynamique, car « plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommationn20[3] », de sorte que « la raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses, en face de la tendance de la production capitaliste à développer les forces produc­tives comme si elles n’avaient pour limite que la capacité de consommation absolue de la société[4] ».

L’audace du geste interprétatif de Robinson consiste alors à proposer de voir là la contradiction principale du capita­lisme, sur le plan analytique comme politique :

« Keynes donne un fondement à l’intuition de Marx selon laquelle l’écart chronique entre le pouvoir de produire et celui de consommer est la racine profonde des crises. L’inégale distribution du revenu limite la consommation, ce qui augmente le niveau d’investis­sement nécessaire pour maintenir la prospérité […]. Lorsque le stimulus de l’investissement fatigue, la contradiction sous-jacente entre la capacité de produc­tion et la capacité de consommation refait surface sous la forme du gaspillage et de la misère, laquelle devient de moins en moins tolérable à mesure que ses causes deviennent plus claires. La théorie de Keynes donne un fondement solide à la thèse de Marx : « la véri­table barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même« . […]

On a associé les théories de la sous-consommation à un plaidoyer pour la réforme plutôt que pour la révo­lution, à la croyance qu’on pourrait faire fonctionner le capitalisme de manière satisfaisante, et pour cette rai­son on les a rejetées comme incompatibles avec le credo marxiste. […]

Mais cette association est superficielle, car la mauvaise distribution du revenu est aussi profon­dément inhérente au système capitaliste que la baisse tendancielle des profits l’était pour Marx, et elle ne peut pas être corrigée sans des modifications radicales du système. Pour défendre la révolution plutôt que la réforme, on aurait pu s’appuyer aussi bien sur l’analyse du livre II du Capital que sur le livre III[5]. »

Ce passage condense sans doute le cœur de l’Essai : une lecture hétérodoxe de Marx, où la sphère de la circulation devient le lieu de la contradiction principale au détriment de la sphère de la production[6] ; et une lecture radicale de Keynes, qui met en cause des caractères structurants du capitalisme, à savoir la gestion privée de l’investissement et la distribu­tion inégale du revenu. Ce tour de force peut faire sourire. Robinson n’a-t-elle pas trahi Le Capital en prenant les sché­mas non publiés du livre II pour base de son interprétation et en faisant « de Marx un précurseur peu connu de Kalecki[7] » ?

Débats

Pour répondre à cette question, on peut commencer par replacer l’Essai dans la succession des tentatives de clarification analytique, souvent de formalisation du sys­tème de Marx, tentatives qui ont toujours mis en lumière, bien que sous des angles différents, les mêmes problèmes, à commencer par la transformation des valeurs en prix de production. Le livre de Robinson fait ainsi suite aux pre­mières études d’Eugen von Böhm-Bawerk et de Ladislaus Bortkiewicz à la charnière du xixe et du xxe siècle, et pré­figure les travaux qui suivront, notamment le livre de Piero Sraffa sur les prix de production et le théorème de Nobuo Okishio sur le rapport entre progrès technique et taux de profit, ainsi que l’étude de John Roemer sur l’exploitation et les classes[8]. Robinson suit ces développements, qui enri­chissent son propre argument au fil du temps[9].

Dans la seconde moitié du xxe siècle, au sein du marxisme, ce courant formalisateur, qui est aussi un courant critique, s’est trouvé confronté à l’hostilité de marxistes orthodoxes comme Paul Mattick, rejetant en bloc les arguments analytiques contre les théories de la valeur et de la baisse tendancielle, et en faveur d’une hybri­dation de Marx et de Keynes. Mais quel que soit l’intérêt de leurs études empiriques ou de leurs analyses politiques, ils ne parviennent pas à répondre sur leur propre terrain aux arguments analytiques des auteurs cités précédemment[10].

D’autre part, un certain nombre de marxistes ont reconnu la validité des arguments analytiques de Joan Robinson, c’est-à-dire les problèmes de cohérence de la théorie de la valeur et de la baisse tendancielle, et l’affirma­tion de la tendance chronique du capitalisme à produire des crises de réalisation. Mais ils ont cherché à délimiter le domaine de pertinence de ces thèses, pour restaurer la pertinence des catégories de valeur à un niveau plus fon­damental. C’est par exemple la position, aux États-Unis, de Paul Sweezy[11].

Robinson, pour sa part, n’a pas changé d’avis. Les quatre textes traduits en annexes à ce volume, qui datent des années 1950 à la fin des années 1970, montrent que Robinson a gardé toute sa vie son intérêt pour Marx, mais aussi qu’elle a maintenu sa critique analytique d’un certain marxisme. De fait, elle était bien consciente, et peut-être trop consciente, de sa propre supériorité analytique sur le marxisme orthodoxe. C’est ce qui donne lieu en 1953 à ce bijou rhétorique taquin qu’est la Lettre ouverte d’une keynésienne à un marxiste et, plus tard, à une intéressante réflexion sur le rôle social des croyances de type religieux[12].

Mais cela laisse de côté ce qui est peut-être le point essentiel. Robinson ne remet jamais en cause sa conception même de la science. Elle était la collègue, à Cambridge, de Charles Kay Ogden, de Bertrand Russell et de Ludwig Wittgenstein ; « la manière de penser métaphysique du XIXe siècle, déclare-t-elle, est étrangère à une génération éduquée à interroger la signification de la signification[13] ». La métaphysique fait écran entre le langage scientifique et son objet, les mécanismes causaux réels, elle peut et doit donc être expurgée, comme en témoigne la pique qui clôt la Lettre ouverte d’une keynésienne à un marxiste : « Pourquoi Hegel pointerait-il son nez entre Ricardo et moi[14] ? »

Or, cette conception du langage et de la science est elle-même un des objets du débat. Engels affirmait déjà qu’il était vain de « chercher dans les écrits [de Marx] des définitions toutes prêtes, valables une fois pour toute », car « du moment où les choses et leurs rapports réciproques sont conçus non comme fixes, mais comme variables, leurs reflets mentaux, les concepts, sont, eux aussi, soumis à la variation et au changement[15] ». Plus proche de Robinson, Maurice Dobb, son collègue qui représentait l’économie marxiste à Cambridge, avait déjà écrit dix ans avant l’Essai que « le processus historique ne peut pas être conceptua­lisé et pensé comme une continuité logique, mais seule­ment comme un processus dialectique » et que par consé­quent « il est de l’essence du marxisme de ne pas pouvoir être exposé comme un ensemble de propositions, de ne pas pouvoir être appris comme un dogme[16] ». Lorsqu’ils en discutent dans leur correspondance, il se montre donc sceptique vis-à-vis de la traduction de Marx qu’entreprend Joan Robinson[17].

À sa publication, le livre suscite un scepticisme de même nature de la part de Thomas A. Jackson, l’un des fon­dateurs du Parti communiste de Grande-Bretagne, auteur en 1936 d’un ouvrage intitulé Dialectique. La Logique du marxisme et ses critiques, qui note dans sa recension :

« Pour elle, le but est mathématique, alors que pour Marx, “il n’y a qu’une seule science, la science de l’histoire”. […] Joan Robinson cherche des définitions rigides susceptibles d’une expression algébrique, et se plaint lorsque Marx n’en fournit pas. Marx, puisqu’il analyse un processus, sait que toutes les définitions ne sont nécessairement que provisoires ; au mieux, elles servent à leur propre dépassement[18]. »

Jackson, dont le nom n’est pas resté célèbre dans la tradition intellec­tuelle marxiste, met néanmoins le doigt sur le point essentiel, l’association entre théorie du langage et théorie de l’histoire.

Nous atteignons ici le point le plus difficile du débat, car à la question philologique sur le texte de Marx et son sens, à la question analytique sur la cohérence de telle ou telle représentation formelle des échanges dans une société capitaliste, s’ajoute désormais la question pro­prement philosophique sur les catégories à employer pour penser une totalité sociale prise dans un processus de transformation historique endogène. Les différents penseurs marxistes se distinguent non seulement par la réponse qu’ils apportent à chacune des trois questions, mais aussi par la manière dont ils les articulent, donnant le primat plutôt à l’une ou à l’autre.

Sans pouvoir déplier les tenants et les aboutissants de ce débat, contentons-nous, pour mieux le cerner, de dire quelques mots de la conception de l’histoire de Joan Robinson. Dès l’Essai, mais plus encore dans certains textes ultérieurs à l’ambition plus synthétique, comme sa Philosophie économique ou Liberté et Nécessité[19], elle revient sans relâche sur la variété des sociétés humaines et en par­ticulier de leurs institutions économiques. Si Marx et les marxistes reprochent d’ordinaire à la théorie économique bourgeoise d’universaliser les catégories capitalistes comme si elles s’appliquaient à toutes les sociétés, il est donc difficile de prendre Robinson en défaut sur ce point. Les « règles du jeu » capitalistes, selon une expression qu’elle affectionne, et en particulier la propriété privée des moyens de pro­duction et le contrôle privé sur l’investissement, ne sont qu’un ensemble parmi d’autres[20] ; le rôle de l’économiste est d’éclairer le choix collectif des meilleures règles. À l’in­térieur même du capitalisme, la détention de monnaie est le symptôme d’une incertitude radicale vis-à-vis de l’avenir ; le processus d’accumulation est donc un mouvement histo­rique irréversible et doit être analysé comme tels[21].

Robinson n’est donc pas moins historiciste que Marx, mais elle l’est différemment. Chez lui, héritier en cela de la phi­losophie de l’histoire de Hegel, chaque formation historique est travaillée par des contradictions structurantes, qui déter­minent le passage au mode de production suivant, seul capable de les dépasser. Robinson reprend à son compte, on l’a vu, des formulations typiquement dialectiques, caractérisant le déficit chronique de demande effective comme « contradiction du capitalisme », si bien que celui-ci « est sa propre barrière ». Mais on ne trouve chez elle nul développement historique immanent des contradictions qui préfigurerait un autre mode de production. Le plein développement des contradictions du capitalisme, chez Marx, ouvre sur le communisme ; chez les post-keynésiens, sur le chaos[22]. Les institutions destinées à remplacer le capitalisme, ou à le réguler, ne sont alors pas conçues sur le mode hégélien comme un dépassement des contradictions, mais comme une autre manière de gérer des contradictions toujours présentes.

Il est remarquable en ce sens que Joan Robinson, si habile à dénicher des passages méconnus des livres II et III, ne commente pas la section centrale du livre I du Capital consacrée à la survaleur relative[23]. C’est dans cette section, à travers les moments de la coopération, de la manufacture et de la grande industrie, que Marx cherche à dégager un pro­cessus de socialisation immanent au développement capita­liste. Cette socialisation au sein même des rapports sociaux constitutifs de l’usine moderne préfigure une société rede­venue sociale, délivrée de la séparation artificielle du mar­ché. C’est donc bien cette section, dans le système de Marx, qui justifie de considérer la forme valeur comme une forme sociale contradictoire tendant à sa propre abolition, et non simplement, comme chez Robinson, comme une unité de mesure convertible dans d’autres unités et applicable à dif­férents modes de production.

Capitalisme et socialisme

De fait, le socialisme, pour Robinson, n’est pas une société future relativement indéterminée qui trouverait contenu et réalité dans une révolution à venir. Il s’agit, quand elle écrit l’Essai, du système de l’Union soviétique, et plus tard, de toutes les économies planifiées, qui existent côte à côte avec les économies capitalistes, et non après elles. Dans l’Essai, l’appendice au chapitre 3 montre déjà que, pour Robinson, les problèmes d’allocation des ressources et d’incitation existeraient également dans une économie socialiste ; diverses solutions peuvent être envisagées, plus ou moins éloignées des institutions capitalistes, mais elles passent toutes par des formes de comptabilité incompa­tibles avec l’idée d’abolition de la forme valeur par la socia­lisation.

Mais c’est surtout dans les décennies qui suivent que Robinson enrichit son analyse du socialisme à partir de l’expérience historique. Elle formule alors sa thèse selon laquelle « le socialisme n’est pas une étape au-delà du capi­talisme mais un substitut à celui-ci – un moyen par lequel les nations qui n’ont pas participé à la Révolution indus­trielle peuvent imiter ses réussites techniques ; un moyen pour opérer une accumulation rapide sous un ensemble différent de règles du jeu[24] ».

Dans les années 1960, elle affirme de nouveau que le capitalisme et la planification socialiste sont « les deux méthodes que l’histoire a connues pour réaliser l’accu­mulation nécessaire à l’adoption des technologies scien­tifiques[25] », mais que tous deux ont maintenant atteint leurs limites qui ne peuvent être repoussées que par des expérimentations institutionnelles originales, aussi bien du côté capitaliste par le développement des services publics et de moyens nouveaux pour gérer l’inflation, que du côté socialiste par la mise au point d’un meilleur système d’in­citations, par un changement du système des prix et de la taxation, pour mettre les unités de production au service du bien-être du plus grand nombre.

L’histoire écono­mique des sociétés humaines n’est donc ni close sur une fin de l’histoire par le marché, ni tendue vers un dépas­sement communiste, mais consiste plutôt dans l’expéri­mentation, contrainte par les rapports de pouvoir, d’agen­cements institutionnels originaux qui se révèlent plus ou moins propices au développement[26].

Actualité de l’essai

L’Essai est issu d’une période de crise économique, de révolution intellectuelle et d’aspirations politiques. Le parallèle avec notre époque est tentant. Au moins trois faits marquants dans l’évolution économique des pays du Nord vont en ce sens : la hausse des inégalités depuis les années 1980, le ralentissement de la croissance à la même période et l’instabilité systémique démontrée par la crise de 2008. La théorie universitaire dominante, issue de la synthèse néoclassique que nous avons évoquée plus haut, s’est montrée relativement démunie face à ces phénomènes malgré leur importance décisive pour les populations concernées. Comme dans les années 1930, de toute part semble s’élever la demande d’une théorie qui pose les grandes questions concernant la nature, les contradictions et le destin du capitalisme, par opposition aux réglages de détail de tel ou tel marché.

Les réponses à cette demande ne sont pas comparables à la révolution théorique opérée par la Théorie générale dans les années 1930, mais elles sont variées. Du côté hété­rodoxe, la crise de 2008 a suscité une myriade d’interpréta­tions combinant de diverses manières des analyses institu­tionnalistes de la financiarisation et des analyses marxistes de la baisse tendancielle du taux de profit ou de la com­pression des salaires expliquée par la lutte des classes[27]. Ce dernier type d’analyse peut rejoindre la lecture post-key­nésienne, dans la tradition de Robinson et de Kalecki, du ralentissement structurel de la croissance comme issu d’un déficit de demande à cause de la compression des salaires[28].

L’économie dominante, de son côté, a esquissé des recompositions. La frontière entre orthodoxie et hétéro­doxie se brouille dans l’étude de la distribution du revenu, où les chercheurs les plus en vue semblent renoncer à la rigidité de la théorie néoclassique au profit d’un empirisme éclectique[29]. Dans l’étude de la dynamique macroécono­mique, on peut citer la théorie dite de la stagnation sécu­laire, promue elle aussi par des universitaires reconnus. Pour expliquer des faits nouveaux comme la faiblesse de la croissance, de l’investissement et des taux d’intérêt, elle abandonne certaines hypothèses fondamentales de la synthèse néoclassique évoquée plus haut, en réintrodui­sant l’idée typiquement post-keynésienne d’un déficit de demande à long terme, en refusant qu’il puisse être résorbé par de simples ajustements monétaires, en liant parfois cette question à celle des inégalités[30].

Ce sont là les mêmes éléments qui permettaient à l’Essai, en 1942, d’interpréter les problèmes de demande comme une contradiction structurelle du capitalisme. Ces diagnostics ne suffisent sans doute pas à armer intellectuel­lement un mouvement prolétarien révolutionnaire comme Le Capital pouvait en avoir la prétention. Mais ils discré­ditent toute représentation du capitalisme comme système optimal et cohérent, et peuvent, comme Robinson cher­chait à le faire, contribuer à rouvrir le champ de la créativité sociale concernant les institutions économiques.

Notes

[1] C’est en tout cas comme cela qu’elle a souvent été interprétée. Michael Heinrich, pour sa part, défend que ce ne sont pas les manuscrits de Marx mais le travail éditorial d’Engels qui a fait de la baisse tendancielle le noyau de la théorie des crises dans Le Capital (Michael Heinrich, « Begründungs­probleme. Zur Debatte über das Marxsche « Gesetz vom tendenziellen Fall der Profitrate » », Marx-Engels Jahrbuch 2006, Berlin, Akademie Verlag, 2007, p. 47-80).

[2] Karl Marx, Le Capital, livre II, trad. E. Cogniot, C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1977, section II, chap. 16 : « La rotation du capital variable », § 3, et « La rotation du capital variable au point de vue social », p. 277, note 4, située p. 491.

[3] Karl Marx, Le Capital, livre III, trad. E. Cogniot, C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1976, section III, chap. 15 : « Développe­ment des contradictions internes de la loi », § 1 et « Généralités », p. 239.

[4] Ibid., section V, chap. 30 : « Capital-argent et capital réel. I », p. 446.

[5] Voir infra, l’Essai, chapitre 8 : « La théorie générale de l’emploi », p. 128-130.

[6] Maurice Dobb a repéré ce déplacement et s’y est opposé, défendant que les problèmes de réalisation, pour Marx, étaient un moment des contradic­tions dans la production (lettre à Robinson citée par Prue Kerr, « Joan Ro­binson and Maurice Dobb on Marx », Contributions to Political Economy, 2007, n° 26, p. 81).

[7] Selon le trait d’esprit de Sraffa, cité par Robinson dans la préface à la seconde édition, p. 35. Concernant les schémas du livre II du Capital, c’est développé sa théorie de la demande effective ; et ce sont eux qui constidéjà à partir d’eux que Michał Kalecki avait, indépendamment de Keynes, tuent ensuite le point de contact le plus évident entre Marx et la tradition post-keynésienne, comme le montre Claudio Sardoni, « Marx and the Post-keynesians », in Geoffrey C. Harcourt et Peter Kriesler (dir.), The Oxford Handbook of Post-keynesian Economics, vol. 2 : Critiques and Me­thodology, Oxford, Oxford University Press, 2013. ­

[8] Voir Piero Sraffa, Production de marchandises par des marchandises. Prélude à une critique de la théorie économique, trad. S. Latouche, Paris, Dunod, 1999 [1960] ; Ian Steedman, Marx after Sraffa, Londres, Verso, 1981 ; Nobuo Okishio, « Technical Change and the Rate of Profit », Kobe University Economic Review, n° 7, 1961, p. 85–99 et John Roemer, A General Theory of Exploitation and Class, Cambridge, Harvard Univer­sity Press, 1982. Pour une synthèse récente en français, voir Sina Badiei, Économie positive et économie normative chez Marx, Mises, Friedman et Popper, Paris, Éditions matériologiques, 2021, chapitre 1 : « Le problème de la transformation des valeurs en prix de production » et « La loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

[9] Sur Piero Sraffa, voir notamment ci-après la préface de Robinson à la seconde édition de l’Essai, ainsi que son article, « Piero Sraffa and the Rate of Exploitation », New Left Review, n° 1/31, mai-juin 1965, et sur Nobuo Okishio, voir son article « The Organic Composition of Capital », Kyklos, vol. 31, n° 1, 1978, p. 5-20.

[10] Paul Mattick, Marx et Keynes. Les limites de l’économie mixte, trad. S. Bricianer, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972 [1969] ; les défauts de son argument sont montrés dans Riccardo Bellofiore, « Between Schum­peter and Keynes. The Heterodoxy of Paul Marlor Sweezy and the ortho­doxy of Paul Mattick », Continental Thought and Theory, 2017, vol. 1, n° 4, p. 103-105.

[11] Paul Sweezy, « Marxian Value Theory and Crises », dans le volume col­lectif, The Value Controversy, Londres, Verso, 1981, p. 21. On peut noter que la position consistant à distinguer entre un niveau essentiel et un niveau phé­noménal a été plus souvent appliquée à la valeur qu’à la baisse tendancielle, qui se présente bien comme la prédiction du mouvement d’une certaine variable observable ; c’est pourtant ce que tente, par exemple, Riccardo Bel­lofiore en parlant de la baisse tendancielle comme d’une « métathéorie des crises » dans son article « Crisis Theory and the Great Recession. A Personal Journey, from Marx to Minsky », in Paul Zarembka et Radhika Desai (dir.), Bingley, Emerald Books, 2011, coll. « Research in Political Economy », p. 81-120. Revitalizing Marxist Theory for Today’s Capitalism.

[12] Voir infra la traduction de l’article de 1962, « Le marxisme comme religion et comme science », p. 189.

[13] Infra, préface à la seconde édition, p. 33-34.

[14] Infra, p. 163.

[15] Engels, préface à K. Marx, Capital, livre III, op. cit., p.17.

[16] Maurice Dobb, On Marxism Today, Londres, Hogarth Press, 1932, p. 31-32, cité par Geoffrey Harcourt et Prue Kerr, Joan Robinson, op. cit., p. 41.

[17] Voir notamment la lettre du 31 janvier 1941 citée par Geoffrey Harcourt et Prue Kerr, Joan Robinson, op. cit., p. 36.

[18] Thomas A. Jackson, « Some Flowers for Marx’s Grave », The Plebs, mai 1943, cité par Geoffrey Harcourt et Prue Kerr, Joan Robinson, op. cit., p. 50.

[19] Joan Robinson, Philosophie économique, trad. B. Stora, Paris, Galli­mard, 1967 [1962] et Liberté et Nécessité. Introduction à l’étude de la socié­té et de l’économie, trad. J. Clarke, Paris, Payot, 1970 [1970].

[20] « La « visite à Marx » est aussi une prise de conscience de l’historicité des concepts économiques. Par la suite, elle opposera systématiquement l’économie de producteurs indépendants, dont l’économie néoclassique fait selon elle la théorie, à l’économie « moderne », où la production est or­ganisée par des capitalistes et où les travailleurs sont séparés des moyens de production », selon Yara Zeineddine, op. cit., chap. 2, section I, p.77.

[21] Joan Robinson, « History versus Equilibrium » [1974], réimprimé dans Contributions to Modern Economics, op. cit., p. 126-136. C’est sans doute cette reconnaissance de la variété historique et institutionnelle des formes économiques, et la tentative de développer un discours théorique concret qui y soit adéquat, qui distingue Robinson du marxisme analy­tique de John Roemer. Le projet de celui-ci, de développer avec d’autres un « marxisme sans fadaises » (non bullshit marxism), se situe bien dans la continuité de l’Essai de Robinson et des injonctions contre la métaphy­sique qui parcourent tous les textes réunis dans ce volume, et en ce sens, Robinson est peut-être la première marxiste analytique. Mais le souci de l’histoire et des institutions qu’on trouve chez elle se perd dans les modèles d’équilibre général de John Roemer. Un marxisme qui soit à la fois analy­tique et institutionnaliste reste sans doute en partie à développer.

[22] On trouve une pensée post-keynésienne du chaos notamment chez George L. S. Shackle ou, plus récemment, chez Paul Davidson.

[23] Dans ce qui suit, nous reprenons, en les modifiant, certains éléments de l’article que Włodzimierz Brus et Tadeusz Kowalik consacrent à Robinson : « Socialism and Development », Cambridge Journal of Economics, n° 7, 1983, p. 243-55.

[24] Infra, Marx, Marshall et Keynes (1955), p. 167. La même thèse est aus­si énoncée par exemple dans « What Remains of Marxism ? », contribu­tion à un colloque de 1957, publié dans Collected Economic Papers, vol. 3, Oxford, Basil Blackwell, 1965, p. 158-159. On peut noter qu’une thèse semblable a été récemment avancée de manière indépendante par Branko Milanović, Le Capitalisme, sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, Paris, La Découverte, 2020 [2019], chapitre 3 : « Le capitalisme politique ».

[25] Joan Robinson, « Socialist Affluence », in Socialism, Capitalism and Economic Growth. Essays in Honour of Maurice Dobb, Cambridge, Cam­bridge University Press, 1967, reproduit dans Contributions to Modern Economics, op. cit., p. 240-253. L’analyse du socialisme se fonde sur les débats alors en cours en Tchécoslovaquie.

[26] La grande exception à cette conception est sans doute le rapport de Robinson à la Chine maoïste. Membre de l’Association pour l’amitié entre la Grande-Bretagne et la Chine, elle se rend en Chine huit fois entre 1953 et 1978. Après une période où elle se prononce en faveur du développe­ment par l’accumulation et de l’usage d’incitations matérielles, ce qui la rapproche de la position « droitière », elle devient à partir du milieu des années 1960 un relais de la propagande maoïste, désormais persuadée que la Révolution culturelle est capable de surmonter les contraintes écono­miques par une loyauté populaire généralisée envers la collectivité ( Joan Robinson, The Cultural Revolution in China, Londres, Penguin Books, 1969). Elle a plus tard reconnu avoir été aveuglée. Voir la reconstitution méticuleuse de Pervez Tahir, Making Sense of Joan Robinson on China, Londres, Palgrave Macmillan, 2020.

[27] Pour un éventail d’analyses hétérodoxes de la crise, voir Riccardo Bello­fiore et Giovanna Vertova (dir.), The Great Recession and the Contradictions of Contemporary Capitalism, Cheltenham, Elgar, 2014, et en particulier l’ar­ticle de Gérard Duménil et Dominique Lévy, « The crisis of the Early 21st Century. Marxian Perspectives ». L’interprétation par la baisse tendancielle est défendue notamment par Andrew Kliman dans The Failure of Capi­talist Production. Underlying Causes of the Great Recession, Londres, Pluto Press, 2011. Mais il n’a en réalité pas surmonté les incohérences propres à cette théorie qu’avaient relevées Robinson et d’autres, comme le montrait la critique détaillée de son modèle par Roberto Veneziani, « The Temporal Single-system Interpretation of Marx’s Economics. A Critical Evaluation », Metroeconomica, vol. 55, n° 1, 2004, p. 96-114.

[28] On pense ici notamment aux travaux d’Eckhard Hein et de Marc Lavoie sur la croissance tirée par les salaires (wage-led growth). Voir par exemple Eckhard Hein, « Inequality and Growth. Marxian and Post-keynesian/ kaleckian Perspectives on Distribution and Growth Regimes before and after the Great Recession », in Philip Arestis et Malcolm Sawyer (dir.), Inequality. Trends, Causes, Consequences, Celevant Policies, Londres, Pal­grave Macmillan, 2018, p. 89-137.

[29] Voir par exemple Thomas Piketty, entretien avec Agnès Labrousse, Matthieu Montalban et Nicolas Da Silva, « Pour une économie poli­tique et historique : autour de Capital et Idéologie », Revue de la régula­tion, n° 28, 2e semestre 2020 ; ou Branko Milanović, « Marx for Me (and Hopefully for Others Too) », blog Global inequality, 28 décembre 2018.

[30] La théorie de la stagnation séculaire, issue des travaux du post-keyné­sien Alvin Hansen, a été remise à l’ordre du jour dans une formulation nouvelle par des économistes universitaires influents comme Lawrence Summers ou Gauti Eggertsson.


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