La Russie et la Chine se partagent la planète électronucléaire.

lundi 18 juillet 2022.
 

Lorsque l’on parle d’énergie en se référant à la Russie à la Chine, on pense au pétrole, au gaz et au charbon. Mais on oublie le minerai d’uranium et la construction de centrales nucléaires.

On partage ici un article du Monde diplomatique sur cette question toujours aussi bien documenté et non enchaîné par des considérations idéologiques oiseuses.

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Moscou et Pékin se partagent la planète électronucléaire

par Teva Meyer

Source : Le Monde diplomatique. Juin – 2022.

* [Cet article fait suite au précédent : derrière la guerre en Ukraine, la guerre de l’énergie

https://www.gauchemip.org/spip.php?... ]

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Dangereuse, mais climato-compatible et géopolitiquement neutre : ainsi se présente la filière nucléaire. Or la construction des réacteurs et la fourniture du combustible se concentrent autour d’un duopole sino-russe.

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Il est 22 heures 44, le 24 mars 2022 : sur le tarmac de l’aéroport de Brno-Tuřany, en République tchèque, un Iliouchine Il-76 s’arrête dans la zone cargo après deux heures trente de vol depuis Moscou-Domodedovo. L’appareil fait partie des quelques avions russes, diplomatiques ou humanitaires, autorisés par dérogation à pénétrer dans l’espace aérien de l’Union européenne depuis le bannissement décidé par Bruxelles le 27 février, à la suite de l’invasion de l’Ukraine. À son bord, des combustibles nucléaires assemblés par TVEL, filiale du géant russe de l’atome Rosatom, dans son usine d’Elektrostal à l’est de Moscou. Des camions attendent pour acheminer la marchandise jusqu’aux réacteurs de la centrale de Dukovany, cinquante kilomètres plus loin. Tandis que les États européens débattaient d’un embargo sur les combustibles russes, d’autres vols similaires atterrissaient le 31 mars à Brno et le 7 avril à Budapest.

Longtemps, la filière électronucléaire s’est dite immunisée contre les tensions géopolitiques. C’est du moins ce que prétendent ses partisans depuis les années 1950, exception faite des risques de prolifération. Bien avant le choc pétrolier de 1973, les travaux préparatoires du traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) lui donnaient déjà comme objectif de réduire la « dépendance excessive des pays puissamment industrialisés à l’égard de régions instables (1) ». Cette perception repose d’abord sur l’image d’un « marché de l’uranium différent des autres matières premières, où les risques géopolitiques sont faibles (2) », comme le mentionnait en 2021 Mme Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire (SFEN), l’organisation faîtière de l’industrie atomique française. Présentes dans cinquante-deux pays, les réserves d’uranium souffriraient moins de la concentration géographique propre aux gisements d’hydrocarbures (3). Ces ressources seraient disponibles dans des régions stables, au Canada, en Australie, en Afrique du Sud, ce qui tempère les risques associés au Niger, quatrième producteur mondial, situé dans une zone de grandes turbulences. En outre, l’uranium ne constituant que 5 % du prix de l’électricité nucléaire (4), les conséquences d’un éventuel renchérissement des coûts seraient limitées. Ces considérations semblent aujourd’hui datées.

Depuis le milieu des années 2000, les signaux indiquant une « géopolitisation » de la filière nucléaire se multiplient. Le plus important est sans aucun doute lancé en 2007 lorsque le président russe Vladimir Poutine réorganise le secteur au sein d’une unique société, Rosatom, tournée vers la reconquête du marché mondial. Pour la France, la défaite deux ans plus tard dans l’appel d’offres lancé pour la centrale de Barakah (Émirats arabes unis) révèle une perte d’influence. Elle justifie une reprise en main par le pouvoir politique, avec la création du Comité stratégique de la filière nucléaire visant à reconstruire l’« équipe de France » que M. François Roussely, ex-président-directeur général d’Électricité de France (EDF), appelait de ses vœux (5).

De fait, le paysage mondial du nucléaire civil se compose désormais d’un duopole sino-russe. La stratégie du Kremlin a fonctionné : en contrôlant 10 % du marché de l’extraction de l’uranium, 36 % de son enrichissement, 22 % de la fabrication du combustible et trente-six projets de construction de réacteurs à l’étranger, Rosatom domine le marché mondial. Son intégration verticale et sa fusion dans le réseau d’ambassades et de chambres de commerce russes lui permettent de proposer un guichet unique pour les pays cherchant à se nucléariser.

De son côté, Pékin a rassemblé sa filière dans trois entreprises : la China National Nuclear Corporation (CNNC), la China General Nuclear Power (CGN) et la State Power Investment Corporation (SPIC). Chacune d’elles devait servir de plate-forme à des technologies différentes. Dans les faits, elles se concurrencent, en dépit des injonctions gouvernementales à la coopération. CNNC a pris l’ascendant en constituant une offre complète sur le modèle de Rosatom. Mais les efforts de Pékin tardent à se concrétiser. Seul le Pakistan, allié historique, lui a acheté six réacteurs, le premier mis en fonction en juin 2000 et le dernier en mars 2022. Les tentatives de pénétration au Royaume-Uni et en Roumanie n’ont pas abouti, affectées par le refroidissement des relations sino-américaines sous le mandat de M. Donald Trump. Il en va de même en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, où l’affrontement entre Pékin et Moscou tourne à l’avantage de ce dernier, à l’image de la perte par la Chine du contrat pour la centrale de Rooppur au Bangladesh dès 2008.

Au-delà de l’uranium, les tensions résident dans la production du combustible

Et les États-Unis ? De 1964 à 1974, huit réacteurs sur dix exportés dans le monde provenaient soit directement d’une entreprise américaine — en Belgique, au Brésil, en Chine, en Corée du Sud, en Espagne, en Inde, au Mexique, en Suède, en Suisse ou à Taïwan —, soit d’entreprises locales ayant acheté une licence à un constructeur américain — en France, en Allemagne, au Japon ou en Italie. Mais le secteur périclite après l’accident de Three Mile Island en 1979 (6). Trente ans plus tard, la montée en puissance du gaz de schiste dans le marché de l’électricité a déprécié les prix du kilowattheure à un niveau que les exploitants de centrales ne peuvent concurrencer. L’administration Trump a bien essayé en 2020 de contrer ce déclin en publiant sa « Stratégie pour restaurer le leadership américain en matière de nucléaire » (7), mais sans effet. La filière est traversée d’intérêts contradictoires. Face aux think tanks qui alertent sur le risque géopolitique, Exelon et Duke Energy, les deux principaux opérateurs de réacteurs du pays, combattent toutes restrictions aux échanges avec la Russie, leur rentabilité dépendant largement de la capacité à se fournir en combustibles auprès de Rosatom.

Dans le reste du monde, la victoire du sud-coréen Kepco pour la fourniture de quatre réacteurs à la centrale Barakah ne s’est pas répétée. Côté français, le carnet de commandes peine à s’étoffer en dehors du Royaume-Uni, où EDF poursuit le déploiement de deux EPR à Hinkley Point. La montée en puissance de la Chine et de la Russie place ces deux pays en situation de rivalité pour l’accès à l’uranium. Moscou dispose de réserves abondantes, mais le coût d’extraction élevé, en raison de la nature du terrain, limite leur exploitation. Le pays ne produit qu’un dixième du minerai nécessaire pour sa propre consommation et pour honorer ses contrats à l’étranger. Il en va de même pour la Chine. Pékin a institué la « stratégie des trois tiers » visant à augmenter la production nationale, à contrôler des capacités d’extraction à l’étranger et à s’approvisionner sur le marché mondial. Chine et Russie multiplient les acquisitions de mines en dehors de leurs frontières et profitent de prix de l’uranium très bas depuis la catastrophe de Fukushima. La Russie se repose sur le Kazakhstan, qui reste sa seule source à l’étranger. Plus marginalement, Moscou investit en Tanzanie et au Mozambique. L’Afrique attise également la convoitise de Pékin dans le cadre des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative). Après l’échec de ses investissements au Niger à cause de coûts d’exploitation trop élevés, le pays se tourne vers la Namibie. La Chine y contrôle depuis 2019 la totalité du secteur uranifère, soit 9 % des réserves mondiales. Pour le moment, ces deux stratégies ne se sont percutées qu’en Mongolie : le Kremlin a contré les tentatives de prise de contrôle de la mine de Dornod début 2010 par Pékin en échange de l’annulation d’une partie de la dette mongole.

Au-delà de l’uranium, les tensions résident dans la production du combustible. Sur la planète électronucléaire cohabitent plusieurs technologies de réacteurs, et chacune utilise un type spécifique de combustible. L’une d’entre elles, les réacteurs à eau pressurisée (REP), équipe 83 % du parc mondial. En dépit du développement de nouveaux modèles, cette hégémonie ne sera pas contestée à moyen terme. Pour fonctionner, les REP nécessitent trois étapes de transformation de l’uranium : la conversion — une purification préalable de la matière —, l’enrichissement et l’assemblage. Bien qu’il focalise l’attention par son rôle dans la prolifération, l’enrichissement ne pose que des risques minimes dans la géopolitique de l’énergie. En effet, si un combustible sur trois utilisé dans le monde comporte de l’uranium enrichi par Rosatom, les surcapacités mondiales que connaît le secteur empêchent l’entreprise d’instrumentaliser cette position de manière coercitive.

On ne peut pas en dire autant pour l’assemblage. Comme le rappellent les mouvements d’avions à Brno, un exploitant de centrale ne peut changer instantanément de fournisseur. Chaque type de réacteur fonctionne avec une dimension et une architecture de combustible spécifiques. Or, l’introduction d’un nouveau modèle nécessite une batterie de tests ainsi qu’une procédure administrative pour obtenir la licence d’exploitation. Les réacteurs de technologies soviétique et russe, appelés VVER, illustrent bien ce problème. On en compte quarante et un en dehors de Russie, dont deux en Finlande, quatre en Slovaquie, quatre en Hongrie, six en Bulgarie et six en République tchèque.

Dès la chute de l’URSS, le constructeur américain Westinghouse a développé des solutions de rechange pour fournir ces centrales. Mais des défaillances techniques ainsi que l’absence d’intérêt des exploitants ont freiné cet entrain. En 2015, peu après la révolte de Maïdan en Ukraine, la Commission européenne a financé un programme de 2 millions d’euros afin de relancer la filière. Avec un certain succès : au début de l’invasion russe en février 2022, six des quinze VVER ukrainiens s’alimentaient hors de Russie. Et la diversification des fournisseurs se poursuit puisque le français Framatome se lance aujourd’hui aussi dans ce marché.

Les risques d’une « géopolitisation » de l’approvisionnement ont-ils pour autant disparu ? Il serait imprudent de le penser. D’une part, l’arrivée de nouveaux acteurs ne réduit pas les lourdeurs inhérentes au changement de fournisseurs. Près de quatre années se sont écoulées entre les premiers tests sur des combustibles Westinghouse à Temelín (République tchèque) et la signature d’un contrat d’approvisionnement en avril 2022. D’autre part, la stratégie de Rosatom à l’étranger consiste à combiner l’exportation de ses réacteurs et la fourniture de combustible tout au long de la vie de la centrale. Or ce couplage séduit un nombre croissant d’États.

Rosatom reste propriétaire des centrales exportées et se rembourse sur la vente d’électricité

En 2022, le géant russe travaille à la construction de vingt réacteurs dans douze pays. Ce succès tient notamment aux solutions de financement offertes par le conglomérat, comme l’illustre le cas de la centrale d’Akkuyu dans le sud de la Turquie. Exportée sous un contrat de type « construction, propriété, exploitation », la centrale est bâtie par Rosatom, qui en devient propriétaire, en assure la gestion opérationnelle et se rembourse par la vente d’électricité. En plus du combustible, ce type d’exportation implique plusieurs risques de dépendance. Financière d’abord : le prêt contracté pour la construction de la centrale de Rooppur représente un tiers de la dette extérieure du Bangladesh. Technique ensuite : l’absence d’expertises nucléaires locales place Rosatom comme unique fournisseur de maintenance et de normes. Militaire enfin : l’exportation de réacteurs en Biélorussie a servi d’argument à la militarisation du voisinage, avec l’aide du Kremlin, au nom d’un impératif de protection. De même, la construction par Rosatom de la centrale d’Astravets, toujours en Biélorussie, a justifié l’installation d’une base antiaérienne à vingt kilomètres de la frontière lituanienne.

Si la guerre en Ukraine sonne un douloureux réveil géopolitique pour certains pays nucléarisés, on aurait sans doute tort d’envisager cet événement comme une rupture à la fois concertée et sans retour. En Finlande, le consortium Fennovoima, qui devait gérer une centrale construite par Rosatom, a rompu le 2 mai dernier son contrat avec le groupe russe. Pour la France, des doutes persistent sur l’avenir des partenariats avec la Russie, en particulier concernant les contrats pour la conversion à Tomsk (Sibérie) de l’uranium de retraitement produit à La Hague. À l’inverse, le gouvernement de M. Viktor Orbán a balayé toute idée de rompre son contrat de 12,5 milliards d’euros avec Moscou pour l’expansion de la centrale de Paks. Les Iliouchine continueront d’atterrir à Budapest.

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Teva Meyer

Maître de conférences en géopolitique et géographie à l’université de Haute-Alsace.

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Notes

(1) Louis Armand, Franz Etzel et Francesco Giordani, « Un objectif pour Euratom » (PDF), mai 1957.

(2) Valérie Faudon, « Relocaliser en décarbonant grâce à l’énergie nucléaire », Fondapol, Paris, janvier 2021.

(3) « Uranium 2020 : Resources, production and demand » (PDF), Nuclear Energy Agency, Washington, DC, 23 décembre 2020.

(4) « Le coût de production de l’électricité nucléaire » (PDF), Cour des comptes, Paris, 2014.

(5) François Roussely, « Avenir de la filière française du nucléaire civil » (PDF), rapport au président de la République, 16 juin 2010.

(6) Lire Mycle Schneider, « La puissance de l’atome est-elle renouvelable ? », dans « Batailles pour l’énergie », Manière de voir, n° 115, février-mars 2011.

(7) « Restoring America’s competitive nuclear energy advantage » (PDF), US Department of Energy, Washington, DC, 2020.


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