Derrière la guerre en Ukraine : la guerre de l’énergie.
Nous partageons ici un article du Monde diplomatique très documenté.
La fossilisation des esprits belliqueux.
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Qui gagne la guerre de l’énergie ?
Impatients de renoncer aux combustibles russes pour asphyxier le Kremlin, les pays européens ont improvisé des solutions de rechange. Ils paient désormais leur impréparation : envolée des prix, ralentissement économique, nouvelles allégeances diplomatiques. Les États-Unis, eux, se frottent les mains…
par Mathias Reymond & Pierre Rimbert source : Le Monde diplomatique, juin 2022
https://www.monde-diplomatique.fr/2...
** Les yeux clos, le dos courbé, le ministre de l’économie et du climat allemand Robert Habeck s’incline respectueusement devant le cheikh qatari Tamim Ben Hamad Al-Thani. Ce 20 mars 2022, l’heure n’est pas à la transition écologique ni à la « diplomatie des valeurs » chère à cette figure des Verts allemands : si M. Habeck marque ainsi sa déférence vis-à-vis d’un défenseur des droits humains aussi irréprochable que l’émir du Qatar, avant de faire courbette, le lendemain, devant celui des Émirats arabes unis, c’est pour acheter de l’énergie climatiquement peu correcte : du gaz naturel liquéfié (GNL) susceptible de remplacer le gaz russe qui propulsait jusque-là l’économie allemande. Outre-Rhin, l’image a marqué. Elle reflète le séisme provoqué en Europe par la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales imposées à Moscou. En quelques semaines, la question de la sécurité énergétique a rejoint sur le devant de la scène celle du climat. Et, sans surprise, l’a effacée.
Depuis la fin du XIXe siècle, sécuriser leur approvisionnement en ressources fossiles obsède nations et empires, dussent-ils pour cela exploiter leurs populations, remodeler les paysages, coloniser des continents, vassaliser des alliés, peupler ou dépeupler des régions entières. Entre 2007 et 2011, ExxonMobil dominait Wall Street et, en novembre 2007, Petrochina pulvérisait brièvement le record mondial de valorisation boursière. Quinze ans plus tard, seule Saudi Aramco, partiellement privatisée, surnageait dans le palmarès des dix plus importantes capitalisations boursières, entourée par huit géants de la haute technologie. L’ère numérique, qui dissimule soigneusement son infrastructure énergivore derrière les petits écrans du grand public, et le flou qui accompagne la transition vers les ressources renouvelables ont fait perdre de vue l’évidence qui avait hanté des générations de dirigeants occidentaux : l’accès à l’énergie conditionne la souveraineté des nations, leur puissance.
Trois mois après le début de l’invasion russe, la bataille de l’énergie qui se joue loin de Kiev compte déjà ses cocus, ses coquins et ses conquérants. L’Europe et, en particulier, l’Allemagne appartiennent sans ambiguïté à la première catégorie.
Dans sa gestion de la crise ukrainienne, Bruxelles a commis deux imprudences. La première a consisté à réduire dans la précipitation plutôt que de manière planifiée sa forte dépendance au gaz (45 % début 2022) et au pétrole (27 %) russes sans disposer de solution de rechange d’une fiabilité et d’un coût équivalents. Dès le 8 mars 2022, la Commission européenne ébauchait le plan REPowerEU (1) visant à « éliminer notre dépendance aux combustibles fossiles russes » d’ici 2027 et, plus concrètement, à réduire des deux tiers les approvisionnements de gaz russe d’ici la fin de cette année. Généreusement assaisonné d’« hydrogène vert », de solaire, d’éolien et de biométhane, le projet repose dans l’immédiat sur le recours au GNL. Transportée par navire méthanier (chacun contient en moyenne l’équivalent d’une journée de consommation française), cette source d’énergie majoritairement exportée par les États-Unis, l’Australie et le Qatar fait l’objet de toutes les convoitises, car un tiers des échanges internationaux s’effectuent non pas à la faveur de contrats à long terme, mais au comptant : le plus offrant remporte la cargaison.
Comme les ronds de jambe de M. Habeck au Proche-Orient, les justifications morales apportées par l’exécutif européen pour diversifier ses approvisionnements inspirent une certaine perplexité. « Notre réflexion stratégique est la suivante, expliquait Mme Ursula von der Leyen, présidente de la Commission : nous voulons construire le monde de demain en tant que démocraties avec des partenaires partageant les mêmes idées », avant de citer les associés énergétiques d’avenir que sont les États-Unis ainsi que trois autres démocraties exemplaires : l’Azerbaïdjan, l’Égypte et le Qatar (2)… En outre, les pourparlers ne se traduiront pas en flux gaziers importants avant des mois, voire des années : les États-Unis ne disposent pas de capacités d’exportation suffisantes pour remplacer le gaz russe ; le carnet de commandes du Qatar, majoritairement tourné vers l’Asie, affiche complet jusqu’en 2026 ; l’Égypte exporte la majorité de sa production vers la Chine et la Turquie. Avec les troubles en Libye et le différend algéro-marocain, qui a conduit à la fermeture du gazoduc Maghreb-Europe (GME), l’Afrique du Nord n’offre guère de solution. Résultat : le 27 avril dernier, le prix du gaz en Europe planait six fois plus haut qu’un an plus tôt (3).
À l’aune des intérêts européens, l’alignement de l’Allemagne et de la Commission sur les positions américaines constitue une seconde erreur. Washington peut d’autant plus aisément décréter un embargo sur les hydrocarbures russes (8 mars) qu’il ne pâtit pas de ces sanctions. Que la Commission européenne lui emboîte le pas en annonçant le 4 mai l’« élimination progressive de l’approvisionnement en pétrole brut russe dans les six mois et en produits raffinés d’ici la fin de l’année » revient à sanctionner les populations du Vieux Continent, en particulier celles aux niveaux de vie les plus modestes. Plus de la moitié du gazole importé par l’Europe provient en effet de Russie. Or les mesures gouvernementales destinées à éviter une crise des « gilets jaunes » à l’échelle continentale ne compensent ni entièrement ni durablement la hausse des prix du carburant. Ainsi, lorsqu’elle diversifie à juste titre son approvisionnement énergétique, l’Union n’a guère intérêt à boycotter Moscou. À ce sujet, déjà, une fracture se fait jour : face à la Pologne et aux pays baltes, alignés sur Washington et décidés à se couper immédiatement des hydrocarbures « qui financent la guerre de Poutine », la Hongrie et la Slovaquie, deux pays alimentés en pétrole par un oléoduc russe, refusent le hara-kiri énergétique que leur propose Mme von der Leyen.
Une politique allemande décidée à Washington plutôt qu’à Berlin Le cas de l’Allemagne résume à lui seul l’inconsistance européenne. Ce pays avait assis sa sécurité énergétique sur du gaz bon marché, des contrats de long terme et des infrastructures durables (les gazoducs Nord Stream 1 et 2). Cette stratégie datait du début des années 2000 : la présence à ses marges d’une Russie affaiblie et docile où les hydrocarbures abondaient offrait alors à l’Union européenne un levier commercial vis-à-vis des fournisseurs algériens ou proche-orientaux. En décidant en 2011 l’arrêt de la filière électronucléaire, la chancelière allemande Angela Merkel accentuait la dépendance de Berlin vis-à-vis de Moscou, tablant sur une transition rapide vers les ressources dites « vertes ». Quatre ans après l’annexion de la Crimée par Moscou, Mme Merkel résistait encore à la pression américaine en faveur d’un abandon de Nord Stream 2. Berlin s’accordait alors avec Moscou pour présenter leurs échanges gaziers et leurs infrastructures comme strictement commerciaux, afin de les soustraire autant que possible aux aléas de la conjoncture internationale et à la politique antirusse de Washington. Les coups de boutoir américains, la présence des Verts dans la nouvelle coalition au pouvoir à Berlin, puis l’invasion de l’Ukraine, ont fait voler ce statu quo en éclats (4). Le 7 février, le président Joseph Biden affirmait en présence du chancelier Olaf Scholz qu’en matière énergétique la politique allemande se décidait désormais à Washington, et non pas à Berlin : « Si la Russie envahit, c’est-à-dire si des chars et des troupes traversent à nouveau la frontière de l’Ukraine, alors il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin. » On imagine la réaction de la Maison Blanche si l’Allemagne avait menacé de « mettre fin » à une grande infrastructure américaine en cas d’invasion de l’Irak…
Kiev sous les bombes, Berlin s’alignera en quelques semaines sur la position américaine : abandon de Nord Stream 2, réduction à marche forcée de la dépendance au gaz russe (déjà passée de 55 % à 35 % de janvier à avril) jusqu’à s’en passer mi-2024, signature d’accords avec les Pays-Bas, la Norvège, les États-Unis, le Qatar, la Pologne, annonce le 1er mai de la location de quatre terminaux flottants de regazéification de GNL et construction en dur de deux autres, acceptation le lendemain d’un embargo sur le pétrole inspiré par Washington. Bouleverser ainsi, dans l’urgence, un élément aussi vital que la sécurité énergétique aurait de quoi épouvanter n’importe quel chef d’État soucieux des intérêts stratégiques de son pays. D’autant que les promesses américaines d’exportations supplémentaires de GNL à destination de l’Europe représentent à peine un dixième de ce que l’Europe importait de Russie. Et que les nouvelles infrastructures permettant d’accroître les volumes ne seront pas fonctionnelles avant… 2026 (5).
Interdépendances énergétiques Interdépendances énergétiques Cécile Marin Malgré sa volte-face, M. Scholz subit le pilonnage des commentateurs. « Son refus de couper le flux de gaz russe rend de facto l’Allemagne complice d’un meurtre de masse », pontifie l’économiste démocrate Paul Krugman (The New York Times, 7 avril 2022). Il faut « en finir avec le gaz russe », éditorialise Le Monde (8 avril 2022), même si cela implique des « arrêts de production avec leur lot de chômage partiel et de suppressions d’emplois, sans compter un renchérissement des coûts à la fois pour les fabricants et les consommateurs ».
C’est là tout le piquant de l’affaire : dans l’immédiat, les sanctions contre Moscou décidées à Washington et bravement entérinées par Bruxelles pèsent avant tout sur les Européens. La ministre des finances américaine, Mme Janet Yellen, l’a admis sans ambages : un embargo européen sur le pétrole russe « n’aura en fait qu’un très faible impact négatif sur la Russie », mais il fera grimper les prix, ce dont profitera Moscou dans l’immédiat (6).
Plus généralement, la restructuration du marché gazier européen autour du GNL pose un triple problème économique, sécuritaire et écologique. Contrairement à celui du pétrole, le prix du GNL varie d’une région à l’autre : au premier trimestre 2022, le million d’unités thermiques britanniques (MMBtU, l’unité de compte du GNL, qui correspond à 293 kilowattheures) se négociait sur le marché au comptant à 7 dollars aux États-Unis, à 32,30 dollars en Europe (avec un pic à 72 dollars le 7 mars) et à 30,70 dollars en Asie (7). Ainsi l’Europe se contraint-elle à signer de nouveaux contrats au moment précis où les prix battent tous les records : le gaz coûtait moins de 2 dollars le MMBtU à l’été 2020… La fiabilité des approvisionnements pose un autre problème : à la différence d’accords à long terme signés avec la Russie ou le Qatar, qui engagent la parole d’États souverains, les échanges de GNL avec les producteurs privés américains reposent sur les signaux volatils du marché. Les pérégrinations du méthanier British Listener — parti du terminal Freeport LNG près de Houston, le 21 mars, pour l’Asie via le canal de Panama avant de tourner casaque le 1er avril pour repasser les écluses en sens contraire, puis filer vers l’Europe et ses prix plus élevés (8) — annoncent des nuits sans sommeil aux ministres de l’énergie européens. Mais la plus grande hypocrisie du découplage gazier russo-européen concerne l’environnement. Produire et transporter du GNL américain engendre une empreinte carbone deux fois plus importante que produire et transporter du gaz conventionnel russe (58 grammes de CO2 par kilowattheure pour un trajet vers la France, contre 23 (9)). En intégrant au calcul la pollution engendrée par la fracturation hydraulique, l’empreinte du « gaz de la liberté » cher à MM. Donald Trump et Biden s’élève à 85 grammes de CO2 par kilowattheure… Dans l’attente d’un hypothétique verdissement de l’économie rhénane, le bilan carbone des ministres Verts allemands s’annonce particulièrement salé.
Si les rapports de forces géopolitiques se rappellent brutalement à eux, c’est qu’une illusion a longtemps faussé la perception des relations internationales. De l’extraction à la consommation en passant par le transport, les échanges de ressources fossiles s’organisent selon une logique de réseaux qui lient producteurs et consommateurs dans un rapport de dépendance mutuelle. Au cours des décennies de mondialisation triomphante, les évangélistes du marché avaient prophétisé l’avènement d’un monde moins conflictuel grâce aux vertus pacificatrices de l’interdépendance. Dans un article retentissant, les chercheurs en relations internationales américains Henry Farrell et Abraham Newman ont taillé en pièces ce conte pour enfants. « Contrairement aux affirmations libérales, les structures en réseau n’engendrent pas un monde plat, fragmenté, coopératif, où les rapports de pouvoir sont diffus et les asymétries se résorbent. Au contraire, elles aboutissent à un déséquilibre des forces tangible et durable (10) ». En effet, certains États se trouvent en position de faire un usage coercitif de l’interdépendance, comme les États-Unis avec la messagerie bancaire Swift ou les Russes avec le gaz. Se tenir sages ou subir des hivers sans chauffage, tel est le chantage dont les Occidentaux soupçonnaient Moscou avant même le début de l’invasion — et qui s’est concrétisé en mars dernier, quand M. Vladimir Poutine a conditionné les livraisons au paiement en roubles.
Dans ce « grand jeu » des dépendances énergétiques mutuelles, l’Amérique jouit d’un statut privilégié : alors que la Chine, sa grande rivale, importe toujours plus de combustibles fossiles, elle ne dépend plus que d’elle-même (lire « Washington maître du jeu »). La guerre conforte sa position, et ses producteurs privés de gaz et pétrole de schiste taillent des croupières au concurrent russe affaibli. Mais un nuage assombrit l’horizon : après deux années d’interruptions manufacturières liées aux confinements, de chaos logistique, de pénurie de composants et de matières premières, la soudaine hausse des prix de l’énergie menace à la fois la prospérité des actionnaires et l’ordre social. À l’orée de la saison des grands trajets estivaux et six mois avant les élections de mi-mandat, les prix de l’essence à la pompe ont doublé depuis 2020 — un sujet encore plus explosif aux États-Unis qu’en France —, tout comme ceux du gaz. « L’administration doit tenir compte de l’augmentation potentielle du coût pour les familles américaines due à l’envolée des exportations gazières », ont plaidé en février un groupe de sénateurs dans une lettre exhortant la ministre de l’énergie Jennifer Granholm à prendre « des mesures rapides » (Financial Times, 6 mai 2022). Depuis l’entrée des chars russes en territoire ukrainien, Washington surveille anxieusement cette cocotte-minute fumante. Au point de reprendre langue avec deux pays qu’il asphyxiait jusqu’ici à coups de sanctions : le Venezuela et l’Iran…
Face aux sanctions, le Kremlin réoriente le commerce des hydrocarbures vers l’Asie Face à cette Amérique inquiète mais conquérante, la Russie apparaît, avec l’Europe, comme l’autre cocu d’un conflit qu’elle a elle-même déclenché. La fermeture de son marché occidental, où s’écoulait en 2021 plus de la moitié de ses exportations de produits pétroliers et les trois quarts de son gaz, amputera durablement les recettes de la Fédération. Certes, fin avril, les pays de l’Union européenne lui réglaient encore environ 1 milliard d’euros par jour pour leur facture d’énergie. Et, malgré les sanctions, les prix sidéraux du printemps promettent aux argentiers du Kremlin des revenus pétroliers en hausse en 2022 par rapport à 2021 (11). Mais le flux de devises européennes s’amenuisera et, à terme, le retrait des majors comme Shell, BP, Exxon ralentira le développement des nouveaux projets. Face à l’arrêt de Nord Stream 2 et aux trains de sanctions, M. Poutine appelait le 14 avril les dirigeants économiques russes à « consolider la tendance des dernières années : réorienter progressivement nos exportations vers les marchés en forte croissance du Sud et de l’Est (12) ».
Le projet d’un pivot du commerce énergétique vers l’Asie est en effet une vieille idée. Adoptée en 2003, la « Stratégie énergétique russe pour la période allant jusqu’à 2020 » plaide déjà en faveur de cette orientation, maintes fois réaffirmée depuis (13). Elle se concrétise par la mise en service, en 2012, d’un tube long de 4 740 kilomètres (ESPO) et capable d’acheminer 1,6 million de barils de pétrole par jour vers la Chine et le Japon. Le commerce gazier tente également de s’affranchir de sa dépendance trop exclusive à l’Europe, avec l’inauguration, en 2019, du gazoduc Force de Sibérie, capable, à terme, d’expédier en Chine 38 milliards de mètres cubes par an (par comparaison, Nord Stream 1 en transporte 55 milliards par an). Pékin et Moscou projettent la mise en chantier d’un second tube, qui traverserait cette fois la Mongolie pour livrer en Chine 50 milliards de mètres cubes par an. Coincée entre deux géants dont chacun veille à ne pas trop dépendre de l’autre, la Mongolie occupe entre la Russie et la Chine une position analogue à celle de l’Ukraine entre l’Europe et la Russie (14). Pour s’affranchir des contraintes telluriques et concurrencer les États-Unis, le Qatar et l’Australie, Moscou tente de se renforcer sur le marché du GNL. Il construit pour cela plusieurs infrastructures, notamment au large de l’île de Sakhaline, où des entreprises japonaises restent impliquées malgré les sanctions, et sur la péninsule de Gydan (Arctic LNG 2), jusque-là en partenariat avec TotalEnergies.
Toutefois, le rééquilibrage vers l’est ne va pas sans difficultés. Au-delà des problèmes technologiques, logistiques et financiers posés par les sanctions, la Russie doit négocier avec des clients asiatiques décidés à profiter de leur position de force. Des raffineurs indépendants chinois obtenaient ainsi en avril dernier une remise de 35 dollars sur un baril de pétrole russe par rapport au cours du brent, qui se maintenait au-dessus de 100 dollars (15). Une affaire en or : au premier semestre 2022, les importations chinoises d’énergie en provenance de la Russie avaient crû de 30 % par rapport à l’année précédente. À court terme, il s’agit pour les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) d’éviter les pannes d’électricité géantes survenues l’automne dernier. À moyen terme, la République populaire voudrait sevrer son addiction au charbon, sa première source d’énergie primaire. À long terme, l’impératif de sécurité énergétique impose la marche à suivre (16) : parce qu’elle importe les trois quarts de sa consommation de pétrole et 40 % de ses besoins en gaz, la Chine dépend largement de voies maritimes contrôlées par les Américains et leurs alliés, une vulnérabilité que le président Hu Jintao avait baptisée, en novembre 2003, le « dilemme de Malacca ». Un blocage de ce détroit, situé entre la péninsule malaise et l’île de Sumatra, ou de celui de Singapour (entre la cité-État et l’Indonésie), où transitent 80 % de ses hydrocarbures, placerait la Chine en fâcheuse posture. Qu’elles soient maritimes ou terrestres, les voies de ravitaillement par l’est et le nord proposées par Moscou offrent une solution intéressante et complémentaire à celle tracée par les nouvelles routes de la soie chères au président Xi Jinping.
Depuis l’invasion russe, le combustible le plus polluant connaît un formidable rebond Aux côtés de Pékin, un autre coquin ne rate pas l’occasion de s’approvisionner à bon marché : l’Inde. Malgré la pression de Washington, les achats de pétrole russe par New Delhi ont bondi, passant de presque rien en décembre à près de 700 000 barils par jour en avril, soit 17 % des importations indiennes. La décote de 30 % par rapport au cours en vigueur motive en partie cette boulimie, laquelle s’accentuerait encore si les pétroliers russes parvenaient à se procurer davantage de navires (17). Pourvue d’importantes capacités de raffinage, l’Inde aurait les moyens de transformer du brut russe en gazole pour le revendre à l’Europe avec une marge confortable (18). La géopolitique des sanctions empreinte parfois d’étranges chemins.
Conquérants, cocus et coquins : quatre mois après le début de l’offensive russe, les États-Unis fanfaronnent, la Russie s’enlise, et une grande divergence se dessine entre l’Europe, d’un côté, la Chine et l’Inde, de l’autre : la première restructure dans l’urgence ses approvisionnements d’hydrocarbures au prix d’une inflation socialement toxique et d’une hausse des coûts de production industriels ; Pékin et New Delhi, premier et troisième consommateurs mondiaux d’énergie, étanchent leur soif de combustibles en puisant dans l’offre russe que boudent les Européens.
En attendant, le consensus occidental sur la nécessité d’asphyxier économiquement la Russie pour la contraindre à quitter l’Ukraine se noue au détriment de la transition vers les énergies dites « vertes ». L’un des papes de la pensée pétrolière, Daniel Yergin, a indiqué aux Européens comment se passer du gaz russe : « On peut brûler plus de charbon pour produire de l’électricité » et ressusciter le gisement gazier néerlandais de Gronigen fermé pour cause environnementale (Financial Times, 30 avril-1er mai 2022). Acculés, Berlin comme Rome songent à réactiver des centrales à charbon mises au rebut pour « sauver la planète ». « Mais comment osez-vous ?! », s’exclamera peut-être Mme Greta Thunberg. Depuis l’invasion russe, l’hydrocarbure le plus polluant connaît un formidable retour en grâce. Face à la crise énergétique, la consommation mondiale explose au point que les géants miniers peinent à satisfaire la demande (19).
Un cercle vicieux s’installe : d’un côté, les sanctions contre la Russie attisent une fringale internationale d’énergies immédiatement disponibles et flexibles, donc fossiles puisque les ressources renouvelables couvrent actuellement moins d’un tiers de la production d’électricité ; de l’autre, les engagements climatiques pris par les dirigeants internationaux et, en particulier, la réintégration des accords de Paris par les États-Unis en février 2021 dissuadent les majors de financer de grands projets extractivistes. Et pour cause : elles-mêmes ont promis d’atteindre une forme de neutralité carbone avant le milieu du siècle… Résultat, résumé au scalpel par une agence d’information économique : « Les groupes pétroliers engrangent des profits historiques, mais n’investissent pas cette manne dans de nouvelles productions susceptibles de remplacer le pétrole et le gaz russes. Au contraire, les dirigeants rémunèrent les actionnaires et préparent le monde à un marché de l’énergie encore plus tendu (20). » Shell, Qatargas, TotalEnergies, Saudi Aramco, BP, Exxon, Chevron, grands vainqueurs de la guerre en Ukraine ?
** Mathias Reymond Maître de conférences en sciences économiques à l’université d’Evry. Pierre Rimbert
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Notes
(1) « REPowerEU : Action européenne conjointe pour une énergie plus abordable, plus sûre et plus durable », Commission européenne, Strasbourg, 8 mars 2022. Version finale : « REPowerEU Plan », Bruxelles, 18 mai 2022.
(2) Les Échos, Paris, 4 février 2022.
(3) The Wall Street Journal, New York, 28 avril 2022.
(4) Lire « Comment saboter un gazoduc » et « Washington sème la zizanie sur le marché européen du gaz », Le Monde diplomatique, mai 2021.
(5) The New York Times, 7 mai 2022.
(6) The Wall Street Journal, 29 avril 2022.
(7) « Quarterly report - Q1 2022 - International natural gas prices », Cedigaz, Rueil-Malmaison, 19 avril 2022.
(8) Sergio Chapa, « Another LNG tanker took a dramatic U-turn in pursuit of higher prices », Bloomberg, 8 avril 2022.
(9) Source : Le Monde, 19 avril 2022 ; cf. aussi Alexandre Joly et Justine Mossé, « Importations de gaz naturel : tous les crus ne se valent pas », Carbone4, octobre 2021.
(10) Henry Farrell et Abraham L. Newman, « Weaponized interdependence : How global economic networks shape state coercion », International Security, MIT Press, vol. 44, n° 1, Cambridge, 2019.
(11) Sources de ce paragraphe : The Wall Street Journal, 29 avril 2022, et Washington Post, 11 mai 2022.
(12) Vladimir Poutine, « Meeting on current situation in oil and gas sector », 14 avril 2022.
(13) Cf. Vladimir Kutcherov, Maria Morgunova, Valery Bessel et Alexey Lopatin, « Russian natural gas exports : An analysis of challenges and opportunities », Energy Strategy Reviews, vol. 30, juillet 2020.
(14) Cf. Munkhnaran Bayarlkhagva, « A new Russian gas pipeline is a bad idea for Mongolia », The Diplomat, 1er mai 2022.
(15) Financial Times, Londres, 4 mai 2022.
(16) John Kemp, « China’s five-year plan focuses on energy security », Reuters, 19 mars 2021.
(17) Cf. The New York Times, édition internationale, 5 mai 2022 ; The Washington Post, 11 mai 2022.
(18) Emily Schmall et Stanley Reed, « India finds Russian oil an irresistible deal, no matter the diplomatic pressure », The New York Times, 4 mai 2022.
(19) Cf. Will Wade et Stephen Stapczynski, « Russia’s war is turbocharging the world’s addiction to coal », Bloomberg, 25 avril 2022.
(20) Kevin Crowley et Laura Hurst, « Big oil spends on investors, not output, prolonging crude crunch », Bloomberg, 7 mai 2022.
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