Retour sur les origines de la démocratie, Athènes (par Pierre Khalfa)

lundi 23 septembre 2019.
 

Pourquoi un retour sur les origines de la démocratie est nécessaire aujourd’hui ? En quoi cela peut être utile pour nos combats, au-delà d’un légitime intérêt intellectuel ? La réponse à cette question renvoie à la crise de la démocratie représentative qui touche à sa nature même.

L’étude de la Grèce et en particulier d’Athènes montre qu’une autre conception de la démocratie a été à l’oeuvre dans l’histoire, avec certes des limites, mais aussi avec des préoccupations qui rentrent en résonance avec un certain nombre de questions que nous nous posons aujourd’hui.

Ce texte ne se veut pas une histoire d’Athènes, ni même des conflits qui ont abouti à la naissance d’une cité, la polis, se définissant comme démocratique, et encore moins une histoire de la Grèce. Les éléments historiques qui seront abordés ne le seront que dans la perspective qui nous intéresse, c’est-à-dire en quoi la conception de la démocratie athénienne et son fonctionnement peuvent nous éclairer sur les graves difficultés que rencontre la démocratie représentative.

La période historique qui sera évoquée est celle qui va du 8ème au 5ème siècle av. J-C, période qui voit la création de la polis et son évolution vers un régime plus ou moins démocratique. C’est la période où Athènes (Au-delà de la ville elle-même, Athènes occupait un territoire d’une surface équivalente au Luxembourg et le nombre d’hommes adultes citoyens tournait autour de 30 000) devient progressivement une grande puissance, non seulement à l’échelle de la Grèce mais dans tout le monde antique. Les problèmes que la cité a dû donc résoudre étaient complexes et le système démocratique a été confronté à une situation inédite et à des questions nouvelles pour lesquelles il n’existait pas de réponses a priori.

Cette période historique correspond à une rupture fondamentale dans l’histoire connue de l’humanité. C’est la première fois que des êtres humains affirment que les lois qui les gouvernent sont issues d’eux-mêmes, et non pas d’une source extérieure à eux-mêmes (Dieu, les dieux, les ancêtres, la tradition, etc), et qu’ils peuvent donc les changer.

Deux questions préalables

Toute discussion sur la démocratie athénienne se doit d’abord d’évoquer les limites les plus évidentes de cette démocratie, à savoir le statut social inférieur pour les femmes et le problème de l’esclavage. On verra plus loin en quoi ces deux questions renvoient à un problème plus vaste, celui du rapport à l’universel.

La place des femmes

La Grèce, comme d’ailleurs l’ensemble du monde connu à cette époque, est une société patriarcale, c’est-à-dire non seulement dominée par les hommes, mais dans laquelle les femmes ont un statut juridique inférieur aux hommes. Pourtant, les poètes de l’époque donnent une place importante aux femmes. Pour ne parler que des tragédies, dont le rôle politique est essentiel à l’époque qui nous intéresse (voir plus loin), les femmes y occupent des rôles parmi les plus importants. La plus connue est Antigone dans la pièce de Sophocle du même nom, mais on peut multiplier les exemples. De plus, les femmes occupent une grande place dans la vie religieuse de la cité et assument des charges sacerdotales considérables avec un statut égal à celui des prêtres (Comme les hommes, les femmes participaient activement aux fêtes religieuses et chaque sanctuaire consacré à une déesse avait sa prêtresse). Enfin, à des moments exceptionnels, les femmes pouvaient participer aux combats, notamment lorsque la cité était menacée. Ainsi lors de la guerre civile à Corcyre en 427, qui vit le peuple, le démos3, s’affronter violemment avec l’aristocratie, l’historien Thucydide note que les femmes combattirent du côté du démos ( Moses Finley indique que le mot démos possède une double signification : il peut signifier le corps des citoyens, le peuple dans son ensemble, ou le petit peuple, les classes inférieures).

Mais aucune conclusion idéologique, et encore moins politique, n’est tirée de tout cela et le statut subordonné des femmes n’est jamais mis en question. Cette situation n’est guère étonnante. L’émancipation des femmes est le résultat d’un processus complexe qui mêle, entre autres, alphabétisation, modification des structures familiales et existence de mouvements de femmes qui arrivent à poser explicitement cette question, tous éléments absents à Athènes. On se souvient que plus de deux mille ans plus tard la question de l’égalité juridique entre hommes et femmes n’était pas résolue en France. Il a fallu attendre près d’un siècle après l’instauration du suffrage universel masculin pour que les femmes obtiennent le droit de vote en 1944 et le milieu des années 1970 pour qu’elles obtiennent l’égalité juridique avec les hommes, et ce malgré la République laïque et des évènements comme la Révolution française ou le Front populaire.

Le progrès social n’est donc pas linéaire et l’Histoire n’avance pas d’un pas régulier, mais plutôt en crabe, ce que confirme la question de l’esclavage.

L’esclavage

Les Grecs ont inventé l’esclavage au sens que nous donnons à ce mot : un être humain est la propriété d’un autre être humain qui a un pouvoir absolu sur lui. L’esclave est « une propriété animée » (Aristote) qui n’a aucun droit. C’est une innovation radicale par rapport aux autres sociétés de l’époque, la Perse ou l’Egypte par exemple, où l’esclavage tel que l’on vient de le définir n’existait pas. Existait une longue chaîne ininterrompue de subordination et d’assujettissement qui partait du souverain pour aller jusqu’au paysan. Au sommet de la pyramide se trouve le souverain qui a un pouvoir quasi absolu, limité en partie par la coutume, sur tous les autres maillons de la chaîne. Il vaut évidemment mieux être en haut de l’échelle sociale que paysan misérable, mais « tous sont esclaves de Pharaon ».

En inventant l’esclavage comme « propriété animée », les Grecs ont inventé dans le même mouvement l’homme libre, notion totalement inconnue dans les autres sociétés à cette époque. Ainsi nous avons une société avec à un pôle l’esclave et à l’autre pôle l’homme libre. La Grèce voit ainsi la « marche en avant main dans la main de la liberté et de l’esclavage » (Moses Finley). Les Grecs avaient d’ailleurs tout à fait conscience de leur singularité qui est exprimée dans de nombreux textes. Ainsi, dans sa pièce Les Perses, Eschyle définit ainsi les athéniens : « Ils ne sont esclaves ni sujets d’aucun homme ». Les barbares (Comme on le sait, le mot barbare n’a pas de sens péjoratif pour les Grecs. Il signifie celui qui ne parle pas grec) sont esclaves de leur souverain, les Grecs sont esclaves de la loi, du nomos, mot signifiant loi humaine faite par les humains.

Cette situation renvoie à une caractéristique sociale d’Athènes, celle de la place de la paysannerie. Celle-ci a gagné par la lutte à la fois sa liberté personnelle et le droit à la terre. La petite paysannerie conquiert la citoyenneté et l’appartenance à la cité avec le droit à la propriété foncière ( Solon en 594 abolit l’esclavage pour dette, mesure décisive qui empêche la mainmise sur les terres des grands propriétaires et Pisistrate vers 550 instaure un système de crédit pour la paysannerie de l’Attique). C’est là aussi une nouveauté radicale dans le monde antique qui ne connaît pas de paysannerie libre. C’est d’ailleurs une des différences fondamentales entre Athènes et Rome (Rome, malgré les envolées sur la Res Publica, a toujours été une cité oligarchique où le pouvoir était détenu par les grandes familles patriciennes réunies dans le Sénat) où la petite propriété est rapidement éliminée pour faire place aux latifundia.

Si on excepte les mines d’argent du Laurion qui ont pu employer jusqu’à 20 000 esclaves dans les conditions que l’on peut imaginer, il n’y a pas de concentration d’esclaves à Athènes. Ainsi le petit paysan travaillait lui-même son champ avec un ou au plus quelques esclaves. De plus, l’équivalent de la police municipale d’Athènes était composée d’esclaves.

Les Grecs de cette époque ont peu théorisé l’esclavage. A l’exception un peu plus tard d’Aristote (livre I, Politique), il n’y a pas pour eux d’esclave ou d’homme libre par nature. C’est la guerre qui les rend tels, comme d’ailleurs Homère le met en scène. Il s’agit là d’une thèse politique et philosophique importante qui renvoie à la conception grecque de l’égalité (voir plus loin).

Pour conclure sur ce point, on peut dire que la naissance conjointe de la liberté et de l’esclavage est une illustration d’une loi de l’histoire, une des seules qui ait une once de validité : tout progrès a un prix et, à l’époque, le prix de la liberté a été l’esclavage.

Naissance d’une pensée démocratique

La philosophie naît en Grèce au même moment que la démocratie. Il ne s’agit pas d’un simple rapport de circonstance dû au hasard, mais d’un rapport « ontologique ». La philosophie est une réflexion explicite sur le monde et la place de l’homme dans celui-ci. Il s’agit d’une interrogation consciente mettant en cause les représentations établies. Une telle interrogation ne connaît pas de limites a priori. Elle ne peut donc voir le jour dans une société où les règles et les lois apparaissent données par une autorité extérieure à la société elle-même. Dans une société close par des normes vécues comme extérieures à elle-même, on peut faire des commentaires très savants des textes sacrés, mais pas de philosophie. Comme l’indique Castoriadis « la naissance de la philosophie n’a été possible que parce qu’il y avait une communauté de citoyens libres en train de se faire et qu’elle a permis de faire ».

Cette philosophie naissante s’appuie sur une cosmologie ancienne, sur une conception du monde véhiculée par les poètes et notamment Homère. C’est le premier qui donne une égale valeur à tous les hommes ( La façon dont l’Ancien testament traite les ennemis des Hébreux illustre a contrario l’ampleur de la rupture introduite par les Grecs). Comme le note Hanna Arendt « l’impartialité a surgi dans le monde avec Homère ». Dans l’Iliade, les Grecs et les Troyens sont traités de la même façon. Il n’y a aucune différence de valeur entre eux. Les uns ne sont pas meilleurs que les autres et le troyen Hector est un des principaux héros de l’histoire.

C’est ce rapport nouveau à l’impartialité qui est aussi à la source de la création de l’histoire par les Grecs. Que ce soit dans l’Enquête d’Hérodote ou dans La Guerre du Péloponnèse de Thucidyde (plutôt partisan de l’aristocratie), la pensée démocratique est fortement présente, au-delà d’ailleurs de ce que pouvait penser ou être ces deux auteurs.

Héraclite, contemporain de Clisthène (voir plus loin), est le premier philosophe connu dans l’histoire de l’humanité à affirmer la capacité universelle de tous les êtres humains d’accéder à la vérité. Pour lui, il existe un logos, c’est-à-dire une pensée, une raison, un discours, qui est commun à tous les hommes. Le logos est universel et il y a une égale participation de tous au logos. C’est lui qui théorise aussi la nécessité de la loi pour la cité. Démocrite (460-370), contemporain de Socrate, et qui est par ailleurs le premier penseur rationnel de la nature, « pense l’histoire de l’humanité et de la démocratie comme un arrachement à la misère des premiers temps » (Vidal-Naquet).

Mais, ce sont surtout les sophistes ( Le mot a pris une signification péjorative à cause de Platon dont une partie de l’oeuvre est destinée à les discréditer) qui apparaissent vers le 5ème siècle qui vont jouer un rôle décisif dans l’élaboration d’une pensée démocratique. Ce sont des philosophes, mais aussi des enseignants professionnels se faisant payer très cher. Ils enseignaient la philosophie, mais aussi la rhétorique et la politique. Ils étaient politiquement très divers (L’un des principaux sophistes, Critias, fut membre de la tyrannie des trente qui renversa la démocratie en 404 à la fin de la guerre du Péloponnèse. Il fit d’ailleurs interdire l’enseignement de la réthorique) . Mais ils avaient en commun une même méthode qui entraînait une attitude nouvelle pour l’époque. Pour eux, toutes les croyances, les institutions, même les plus vénérables, doivent être analysées et peuvent être si nécessaire remises en cause. Les traditions, les croyances les mieux établies ne devaient pas être transmises sans être auscultées et pouvaient être modifiées ou supprimées.

Même si cette remise en cause n’a, de fait, pas concerné le statut des femmes et des esclaves, limite déjà mentionnée, c’était une attitude proprement révolutionnaire pour l’époque qui d’ailleurs entraîna une réaction obscurantiste quand Athènes commença à connaître de graves difficultés dans la guerre du Péloponnèse. Parmi les sophistes, le grand penseur démocrate est Protagoras qui vécut à l’apogée de la démocratie athénienne et qui fut l’ami de Périclès. Protagoras fonde la légitimité de la démocratie sur les possibilités qu’a l’homme de posséder un savoir qui lui permet, face aux experts de trancher les questions proprement politiques. Au charpentier de construire les bateaux, mais au peuple de décider s’il faut en construire et lesquels. La politique n’est pas affaire de spécialistes, mais l’affaire de tous.

La politique n’est pas affaire de technê, de technique, ni d’épistémé, de science, mais de doxa, d’opinion. Il peut y avoir des experts sur des savoirs spécialisés (charpentiers, maçons..) qui relèvent de la technê, mais tous les citoyens sont aptes à prendre des décisions politiques. C’est pourquoi, toutes les opinions, les doxai, ont, au premier abord, la même valeur. Chacun peut avoir son opinion. Il faut discuter, convaincre et voter. C’est cette équivalence première des opinions qui justifie le vote majoritaire. Pour Protagoras, « l’homme est la mesure de toutes les choses ». Assez logiquement, il fait preuve de scepticisme religieux ( Ce scepticisme n’était absolument pas partagé par l’énorme majorité des athéniens qui pratiquaient une religion imbriquée dans la vie de la cité, faite de rites qui accompagnaient toutes les activités civiques. On se souvient, de plus, que Socrate fut condamné pour impiété) : « Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas ».

Quelques mots sur les deux grands philosophes grecs postérieurs à cette époque - ils écrivent après l’apogée de la démocratie Athénienne -, qui se sont exprimés sur la démocratie, Platon et Aristote. Platon est imbu d’une haine tenace contre la démocratie et contre le démos. Pour lui, la démocratie est la cause de tous les malheurs d’Athènes. C’est l’anti-Protagoras. Il n’a de cesse de railler ces paysans et ces artisans, cordonniers, maçons, potiers, qui osent décider des choses importantes alors même qu’ils n’y connaissent rien.

Platon combat la notion de doxa en politique. Pour Platon, la cité doit être dirigée par les gens qui possèdent le savoir et la vérité, les philosophes-rois.

Aristote, qui est postérieur à Platon, s’inscrit en partie dans la tradition démocratique. Il indique que « la différence réelle qui sépare entre elles démocratie et oligarchie, c’est la pauvreté et la richesse ; et nécessairement, un régime où les dirigeants, qu’ils soient minoritaires ou majoritaires, exercent le pouvoir grâce à leur richesse est une oligarchie, et celui où les pauvres gouvernent est une démocratie » (livre III, Politique). Il fait explicitement le lien entre l’égalité politique et l’égalité sociale. Pour lui, les meilleures cités sont celles où existe l’égalité politique et où les inégalités de revenus sont réduites au minimum.

Pour les Grecs, l’égalité n’est pas une donnée de nature

Ce qui règne dans la nature, c’est l’inégalité, inégalités de dispositions, de forces, etc. Face à ce constat, deux attitudes sont possibles. La première consiste à dire que la société doit se conformer à l’ordre naturel. Il faut donc accepter les inégalités de toutes sortes. Dans cette perspective, le problème politique central devient la sélection des meilleurs, les aristoi et le régime politique idéal c’est l’aristocratie, le gouvernement des meilleurs. C’est la position de Platon et Sparte est la cité de référence de ce modèle.

La seconde attitude analyse ces inégalités naturelles comme une inégalité de rapports de forces entre les forts et les faibles. Cette inégalité entraîne un rapport de domination et d’assujettissement. Elle est donc contradictoire avec la liberté, pour les faibles évidemment, mais aussi pour les forts, car leur force peut s’avérer tout à fait transitoire et temporaire. Dans cette conception, l’égalité est donc une condition de la liberté. Si on veut vivre dans une cité d’hommes libres, il ne faut donc pas respecter la nature, mais construire par la loi, le nomos, un ordre social qui permet la réalisation de cette liberté en créant de toutes pièces la possibilité de l’égalité. C’est la position démocratique ( Cette analyse est particulièrement développée par Emmanuel Terray). La position aristocratique aboutit à la question : « qui doit gouverner la cité ? » La réponse coule de source, ce sont les meilleurs, les aristoi. Pour les démocrates, la question n’est pas celle-là, mais : « qu’est-ce que la cité ? » Ils donnent comme réponse : c’est la communauté des citoyens libres et égaux. La pensée démocratique opère donc un détour. Pour définir qui doit gouverner la cité, il faut d’abord définir ce qu’est la cité.

On ne peut terminer cette partie sans évoquer rapidement le rôle de la tragédie dans la vie démocratique d’Athènes. La tragédie, comme toutes les fêtes, avait une fonction civique. Il n’y a pas de théâtre privé à Athènes. Tout le corps civique, et probablement toute la population, y assistait. La tragédie permettait de mettre en scène les grands problèmes auxquels la démocratie était confrontée, non directement mais en traitant d’autres sujets. Dans la tragédie se rencontrait la pensée traditionnelle issue des mythes anciens et la nouvelle rationalité démocratique. La tragédie mettait en scène leur affrontement, leur articulation et le possible dépassement du conflit. Elle servait à faire prendre de la distance par rapport aux affrontements quotidiens et jouait ainsi un rôle important dans la cohésion politique de la cité.

Principes et fonctionnement de la démocratie athénienne

On peut les regrouper en six grandes questions.

Reconstruction de l’espace civique

C’est la réforme de Clisthène (508). Avant cette réforme, les athéniens étaient organisés en tribus basées sur l’appartenance familiale et le clientélisme et sur la base de quatre classes censitaires. Le système favorisait la domination des familles les plus riches et excluait la majorité du démos de tout droit politique. La réforme de Clisthène casse ce dispositif. Tout d’abord est proclamé l’isonomia, l’égalité devant la loi. Chaque citoyen appartient à un dème et l’Attique est divisée en trois ensembles, la ville, la côte et l’intérieur. Dans chaque ensemble se trouvent dix groupes de dème (les trittyes). Dix tribus sont créées qui comprennent trois trittyes, un de chaque ensemble. Chaque tribu comprend donc un groupe d’habitants de la ville, de la campagne et de la côte et envoie 50 personnes au Conseil, la Boulè, qui siège en permanence et qui recueille les propositions des citoyens, prépare les projets de loi et convoque l’Ecclesia, l’Assemblée du peuple

La réforme de Clisthène réorganise radicalement l’espace civique en créant artificiellement de nouvelles structures politiques de base. Elle vise d’abord à casser le pouvoir des grandes familles et les liens de clientélisme qui en étaient une des sources. Elle vise aussi à assurer une « mixité sociale » dans le lieu ou s’effectue la désignation des membres du Conseil.

Participation effective du corps politique

Elle se fait dans le cadre de l’Ecclesia. Celle-ci regroupe en moyenne 5000 personnes et il en faut 6000 pour les décisions importantes. Tous les citoyens peuvent prendre la parole (isegoria). Au milieu du 5ème siècle, Périclès fait mettre en place une indemnité journalière, le misthos, destinée à permettre aux pauvres de participer aux fonctions civiques et politiques, à l’Ecclesia, la Boulè et aux différents tribunaux.

Il faut noter qu’il est interdit aux habitants d’une région frontalière de participer au vote de l’Ecclesia, lorsqu’il s’agit de décider de la guerre avec une cité voisine. Il s’agit d’empêcher que ceux-ci soient pris dans une contradiction intenable : en effet, soit ils votent en fonction de l’intérêt de la cité et votent donc éventuellement la guerre en acceptant de voir leurs maisons et leurs champs dévastés, soit ils votent en fonction de leurs intérêts, mais peut-être contre ceux de la cité.

Cette volonté de participation de tous aux affaires de la cité est bien résumée par Périclès dans l’oraison funèbre qu’il prononce pour les soldats morts au combat et que rapporte Thucydide :

« Nous sommes les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile ».

Tirage au sort

Pour les Grecs, l’élection est un principe aristocratique : on veut élire les meilleurs, les aristoi.

Le principe démocratique, c’est le tirage au sort à toutes les fonctions administratives et politiques. Les athéniens font une différence entre les fonctions réclamant une expertise et les autres. Pour les premières, il s’agit de choisir les meilleurs, l’élection est donc requise. C’est le cas de la guerre qui demande un savoir particulier. Les stratèges sont donc élus. Par contre, toutes les autres fonctions sont tirées au sort : les prytanes qui président la Boulé, les membres de celle-ci, les neuf archontes qui forment le gouvernement quotidien d’Athènes, le tribunal populaire où pouvaient siéger suivant les affaires jusqu’à 6000 personnes.

Contrôle du peuple par lui-même

On peut repérer quatre procédures.

Le graphé paranomon

Un homme pouvait être accusé et jugé pour avoir fait une proposition à l’Assemblée du peuple, même si celle-ci l’avait adoptée. Il est alors jugé devant un tribunal comprenant plusieurs milliers de personnes. Si la proposition était jugée illégale, son auteur pouvait être lourdement condamné et le vote de l’assemblée annulé. Il s’agit donc là d’une procédure d’appel du peuple contre lui-même, devant lui-même. Ce n’est pas une cour constitutionnelle restreinte, mais le peuple lui-même qui est le recours contre des décisions qu’il a lui-même prises.

Cette procédure répond à plusieurs objectifs. D’une part, il s’agit de modérer la prise de parole et les prises de décisions hâtives. Une proposition démagogique peut être adoptée dans un moment de grande tension, mais celui qui l’a proposé y regardera à deux fois s’il sait qu’il peut être condamné une fois la tension retombée. Il s’agit par là de lutter contre l’hubris, la démesure, qui peut surgir dans n’importe quelle assemblée.

Il s’agit aussi de donner une seconde chance aux minoritaires pour faire valoir leur point de vue. Une telle procédure implique une capacité réflexive de la démocratie qui est capable de faire un retour sur soi, se juger elle-même et donc de s’auto-limiter.

L’eisanglia

Etaient susceptibles d’être poursuivis les actes jugés propres à renverser la démocratie, les erreurs de stratégie, la trahison de l’intérêt général. Tout citoyen pouvait déclencher une procédure visant tel ou tel responsable devant l’Ecclesia qui pouvait décider alors de saisir un tribunal composé d’un très grand nombre de personnes. Cette procédure joue, de la même manière que le graphé paranomon, comme une mise en garde préventive. Elle renvoie à la volonté d’exercer un contrôle étroit sur les dirigeants politiques et en particulier les stratèges, qui étant élus et dirigeant les forces militaires, étaient considérés avec une grande méfiance.

L’ostracisme

C’est un dispositif par lequel un homme était exclu physiquement de la communauté pendant un certain nombre d’années parce qu’il pouvait être considéré comme dangereux pour la démocratie. L’ostracisme est décidé par l’Ecclesia. Ce n’est pas une condamnation. L’ostracisé reste citoyen et ses biens ne sont pas confisqués. Il est simplement mis de côté car l’Ecclesia considère que ses paroles peuvent être dangereuses ou qu’il a un rôle néfaste pour la cité et la démocratie.

Le dokimasia

C’est le contrôle des mandats. Il y avait un contrôle systématique de ceux qui exerçaient une fonction publique ou étaient amenés à gérer des fonds publics. Pour les athéniens, la citoyenneté s’exerce non seulement par la prise de décision, mais aussi par le contrôle. Un citoyen est aussi un surveillant, un euthynoï, mot qui signifie aussi redresseur. Il s’agissait de remettre dans le droit chemin ceux qui avaient tendance à s’en écarter.

Ces quatre procédures tissent un dispositif d’ensemble : ceux qui gouvernent ne sont que des simples exécutants soumis à des contrôles stricts et réguliers ; ils ont une faible légitimité, car tirés au sort, et leurs qualités personnelles sont secondaires, voire peuvent être considérées comme dangereuses ; le pouvoir effectif direct du peuple se trouve dans l’Ecclesia qui ellemême peut voir ses décisions remises en cause par le peuple lui-même réuni dans la configuration d’un tribunal populaire de masse.

Le tirage au sort, le caractère rotatif des postes administratifs et politiques, l’existence de tribunaux populaires de masse empêche la formation d’une bureaucratie permanente et la reproduction d’une élite politique gestionnaire institutionnalisée. Il n’y avait donc pas d’Etat au sens strict de ce mot, c’est-à-dire d’appareil séparé du reste de la société. Il y avait certes une certaine élite sociale issue des familles les plus riches. Un grand nombre de leaders démocrates en sont d’ailleurs issus, Périclès en étant l’illustration la plus marquante. Mais cette élite n’exerçait pas le pouvoir en tant que telle et ses membres qui voulaient acquérir une influence devaient à chaque moment convaincre l’Ecclesia du bien-fondé de leur point de vue et pouvaient être soumis en permanence à des procédures juridiques contraignantes.

Une participation importante des riches au fonctionnement du système

Les athéniens refusaient les impôts directs sur la propriété et sur les revenus qui étaient considérés comme tyranniques. Les ressources provenaient de plusieurs sources : les impôts indirects comme les taxes portuaires, le lourd tribut annuel versé par les cités dominées, le produit des mines, notamment les mines d’argent du Laurion et les contributions de la partie la plus riche de la population, les liturgies. Ces contributions n’étaient pas fournies sous forme d’un impôt mais par la réalisation directe de tâches publiques comme les fêtes religieuses ou l’armement et l’entretien des navires. Ces contributions, proportionnelles à la richesse possédée, étaient obligatoires et toute personne qui essayait d’y échapper voyait ses biens confisqués.

Les riches contribuaient ainsi fortement au frais du gouvernement et aux combats. Les hoplites (Les hoplites combattaient en ligne et chaque hoplite était protégé par le bouclier de celui d’à côté. Une telle organisation, qui suppose une mentalité en rupture avec l’individualisme aristocratique, n’est possible que dans une société où les combattants sont égaux entre eux) devaient payer leur armement, étaient très peu compensés financièrement et devaient pouvoir subvenir aux besoins de leur famille. C’était donc la partie la plus riche de la population.

A l’inverse, les rameurs de la flotte étaient recrutés parmi la partie la plus pauvre de la population et étaient assez bien payés, environ ce que gagnait en moyenne un artisan. L’existence d’une flotte importante, en partie payée par les plus riches, représentait leur intérêt. L’introduction du misthos venait compléter le dispositif. En définitive donc, les riches profitaient assez peu du système. C’est là aussi une différence fondamentale avec Rome.

Importance de l’éducation du citoyen, la paideia

Ce n’est pas une éducation au sens de scolarisation, mais au sens global que l’on peut donner à ce mot. Il s’agissait avant tout d’une éducation civique, visant à développer l’appartenance à la cité comme communauté des citoyens, à acquérir le sens de la responsabilité vis-à-vis d’elle. Cette éducation se faisait dans toutes les institutions fondamentales de la cité, la famille, le gymnase, l’Ecclesia et les tribunaux où les jeunes gens pouvaient se rendre.

Les limites de la démocratie athénienne

On peut en distinguer trois.

Le rapport à l’universel

L’existence de l’esclavage ou l’exclusion des femmes de la sphère politique renvoie à un problème plus vaste, le rapport à l’universel. Non seulement la communauté politique est limitée aux adultes, mâles, libres, mais elle est aussi limitée à la cité construite historiquement dans son contour géographique. Périclès fera d’ailleurs adopter par l’Ecclesia une disposition restreignant l’accès à la citoyenneté. La citoyenneté appartient à la cité et le droit, la justice ou l’égalité n’existent qu’à l’intérieur de la cité. A l’extérieur, c’est le règne du plus fort, y compris entre les Grecs.

Cette incapacité à ouvrir la citoyenneté athénienne à d’autres cités a été une des cause de l’échec d’Athènes et du caractère fragile de sa domination ( Cette appréciation doit être cependant relativisée, car même à la fin de la guerre du Péloponnèse, et alors même qu’Athènes était en très grande difficulté, la plupart des cités soumises lui restèrent étonnement fidèles.

Une des explication tient sans doute au fait que ces cités avaient un régime comparable à celui qui régnait à Athènes et dont leurs peuples profitaient). C’est un des point où Rome a indéniablement dépassé Athènes. La citoyenneté romaine est accordée progressivement à toutes les régions dominées par Rome et à tous les habitants mâles de l’Empire (décret de Caracalla, 214 ap. J-C). C’est aussi un point où la pensée politique moderne issue de la Renaissance a clairement dépassé la pensée grecque avec une universalisation qui est revendiquée comme telle, même si elle n’est pas réalisée effectivement.

Une égalité réduite au domaine politique

Les remises en question permises par l’instauration de la démocratie se sont limitées, pour l’essentiel, à la sphère politique. Personne ne remet en cause le droit de propriété, même si probablement certains sophistes ont dû en parler puisque Aristophane s’en moque dans une de ses comédies. Mais cela a été très marginal. Pas de remise en question du rôle des femmes dans la famille, de l’existence de l’esclavage. Les rapports de domination ne sont pas interrogés et encore moins remis en question. C’est encore une grande différence avec les temps modernes qui ont vu, avec le mouvement ouvrier ou le mouvement des femmes, une remise en cause effective d’institutions ancestrales. A Athènes, l’égalité s’exerce uniquement dans le domaine politique, même si des mesures ont été prises sur le plan économique pour que le peuple puisse effectivement participer à la vie publique.

L’auto-limitation de la démocratie

Cette question renvoie à la nature même de la démocratie ( Castoriadis a particulièrement insisté sur ce point). La démocratie est le pouvoir du peuple. Par définition le peuple peut décider ce qu’il veut et, en théorie, tout est possible.

Ainsi on a vu, à Athènes, l’Ecclesia votée en 411 la suppression de la démocratie ( Ce vote, obtenu sous pression du parti aristocratique et alors qu’une partie du démos, les rameurs de la flotte, étaient absents d’Athènes, fut annulé après une courte guerre civile) ! Le traitement de l’hubris est donc une question capitale.

La démocratie est un régime qui ne connaît pas de norme imposée de l’extérieur à elle-même qui bornerait son fonctionnement et ses décisions. Le peuple doit donc édicter ses propres lois sans pouvoir les fonder sur une seule loi qui leur serait supérieure. La question centrale de la démocratie est donc celle de son auto-limitation et des procédures à construire pour permettre sa réalisation effective. Cette nécessité est reconnue effectivement à Athènes avec le graphé paranomon et un des rôles de la tragédie est justement de mettre en scène l’hubris et ses dangers.

L’histoire de la démocratie à Athènes montre cependant que ce problème n’a pas été résolu.

Outre le vote de suppression de la démocratie en 411, notons, entre autres, la vague d’antiintellectualisme avec l’interdiction d’enseigner l’astronomie et de nier le surnaturel (430) qui aboutit à l’exil du plus grand mathématicien grec de l’époque, Anaxagore, et à la condamnation à mort de Socrate (399) ( Cette réaction populaire s’explique aussi par le fait que ceux qui prenaient le plus de liberté avec les traditions héritées, notamment religieuses, étaient de jeunes aristocrates, disciples de Socrate, qui furent de tous les complots aristocratiques pour renverser la démocratie).

Conclusion

On le voit, Athènes ne représente pas un paradigme à appliquer. Le problème n’est évidemment pas de revenir aux Grecs, mais de voir ce que la conception grecque de la démocratie a d’actuel dans de nombreux aspects. La démocratie représentative est basée sur une coupure théorisée entre les citoyens et leurs représentants. La notion de représentation politique est d’abord justifiée de façon pratique : l’étendue du territoire et le nombre de citoyens sont un obstacle à la démocratie directe. Cet argument peut s’entendre s’il s’agit de calquer le fonctionnement d’une démocratie moderne sur la démocratie antique. Il n’a aucune pertinence lorsqu’il s’agit justement de discuter des formes que pourrait prendre la participation effective des citoyens dans les conditions actuelles. De ce point de vue, les expériences de démocratie participative, malgré leur limites, sont à suivre de près.

Deux autres arguments sont alors employés pour justifier cette coupure.

Le premier insiste sur le fait que la politique est un métier et que la complexité des décisions à prendre demande que les responsables politiques soient dotés d’une capacité d’expertise qui leur permette de prendre les bonnes décisions. La politique est une affaire de professionnels et la représentation politique vise donc à sélectionner les meilleurs individus pour la faire. Poussé à la limite cet argument revient à nier la possibilité même de la démocratie. On retrouve là l’écho de la controverse que Platon mena contre Protagoras.

Le second argument est employé par Benjamin Constant, qui fut en France le grand penseur libéral du début du 19ème, dans un texte célèbre, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » : « Nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée. (...) Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie ; c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances »

Cette analyse reflète parfaitement le point de vue des classes dominantes. La « jouissance paisible de l’indépendance privée » ne vaut évidemment que pour ceux qui en font partie et qui en ont les moyens. Si l’objectif est « la sécurité dans les jouissances privées » et non « la participation active et constante au pouvoir collectif », il faut que ce dernier soit exercé par une minorité représentant ceux qui n’aspirent qu’à vaquer à leurs paisibles occupations. Que celles-ci soient basées sur l’exploitation et la domination de la grande majorité de la population n’entre évidemment pas ici en ligne de compte.

L’objectif de la représentation politique est, dans cette conception, de permettre l’exercice de ces jouissances et de leur donner des garanties pour qu’elles puissent perdurer. Cette conception suppose une démocratie fortement censitaire (C’était la position de Benjamin Constant) . Elle est entrée en crise dès que les mouvements pour le suffrage universel commencèrent à se développer. Dès lors, les questions du rapport entre le peuple et ses représentants furent au coeur de la crise quasi permanente que connut en France la démocratie représentative, crise qui plonge ses racines dans la nature même de cette dernière.

Dépasser cette crise suppose retrouver et développer un certain nombre de germes contenus dans la démocratie athénienne : la politique comme étant l’affaire de tous les citoyens et non comme un métier particulier réservé à une élite ; la participation effective des citoyens aux affaires de la cité ; le contrôle des mandats ; l’auto-contrôle du peuple par lui-même.

Bibliographie sommaire et sélective

Moses Finley

Démocratie antique, démocratie moderne, Edition Payot

Esclavage antique, démocratie moderne, Edition de Minuit

Cornélius Castoriadis

Les carrefours du labyrinthe, Edition du Seuil, en particulier les tomes 4 et 5

Ce qui fait la Grèce I, Edition du Seuil

Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet

Travail et esclavage en Grèce ancienne, Editions Complexe

Emmanuel Terray

La politique dans la caverne, Editions du Seuil

Christian Meier

De la tragédie grecque comme art politique, Editions les Belles Lettres

Nadine Bernard

Femmes et société dans la Grèce classique, Editions Armand Colin


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