Amérique latine : résistances aux stratagèmes américains. 1 Nicaragua

jeudi 23 décembre 2021.
 

Les cinq élections qui viennent de se dérouler (Honduras, Nicaragua, Venezuela, Argentine, Chili) sur le sous-continent ont déjoué les calculs, et démenti les scenarii écrits à Washington, soutenus par Bruxelles et relayés depuis des mois par des médias aveuglés par leur idéologie.

L’Amérique latine, qui fait preuve tant de courage que de ferveur militante, parvient à s’inscrire à contre-courant des histoires racontées et diffusées par le rouleau compresseur médiatique international. Et à écrire sa propre histoire.

Nicaragua : Élections générales du 7 novembre (présidentielles – législatives – Parlement centraméricain)

Participation : 65 %

Daniel Ortega réélu président avec 75,9 % des voix

Assemblée nationale : 75 députés sur 90 pour le parti d’Ortega (FSLN)

Contexte

Les élections générales, qui se sont déroulées le 7 novembre au Nicaragua dans le calme, ont permis de réélire Daniel Ortega à la présidence de la République, son épouse Rosario Murillo à la vice-présidence, ainsi qu’une assemblée nationale qui leur sera acquise. Ces élections ont aussi permis de relever, une fois encore, le fossé existant entre le monde politico-médiatique américain ou européen et le journalisme indépendant et engagé. Car en France, nous avons tous vu les titres des principaux médias, nous avons tous lu les articles de leurs correspondants ou les dépêches des agences, et tous sont unanimes : Daniel Ortega est devenu un dictateur ! Position américaine et européenne

Pour le Département d’État américain, aucun doute possible : ces élections sont une farce et les arguments ne manquent pas :

– pré-candidats emprisonnés

– absence d’observateurs internationaux

– campagne électorale annulée pour cause de Covid

– Ortega et Murillo poursuivis pour crimes contre l’humanité suite aux violences de 2018

– Majorité des partis politique inhabilités

Pour l’Union européenne : « les élections du 7 novembre ont eu lieu sans garanties démocratiques et leur résultat manque de légitimité ».

Y a-t-il seulement un démocrate ou un défenseur des droits de l’homme dans la salle pour défendre Ortega ?

Sûrement pas. Les médias ont bien verrouillé l’histoire qu’ils ont écrite, celle d’un petit Etat d’Amérique centrale, qui vivait paisiblement mais qui malgré ses bons indices économiques (6% de croissance en 2017) a été le théâtre d’une insurrection il y a deux ans.

Une insurrection que ces médias ont suivie, filmée, mise en scène en quelque sorte. Dans le rôle de l’agresseur, le régime sera mondialement dénoncé par de valeureux reporters qui relateront comment une démocratie s’est transformée en dictature, et le répèteront sans relâche jusqu’au 7 novembre, jour de ces élections.

De quoi donner raison à John Bolton, l’ex conseiller pour la sécurité intérieure de Donald Trump, qui qualifiait Cuba, le Venezuela et le Nicaragua d’axe du mal.

Autre vision

Pas de difficulté donc pour condamner le régime sandiniste : nous avons en archives depuis 2018 quantité d’articles de presse (dont Le monde, El Pais, Libération…) qui témoignent de l’héroïsme des opposants à Daniel Ortega.On trouve pourtant quelques voix discordantes du côté des médias indépendants, qui proposent une tout autre explication. Celle de Ben Norton par exemple, citoyen américain, journaliste de profession, qui vit au Nicaragua ; ou celle de Maurice Lemoine, ex-rédacteur en chef du Monde diplomatique. Ces deux journalistes d’investigation et de terrain proposent l’un et l’autre une autre vision, qui diffère radicalement de celle donnée par le rouleau compresseur médiatique. Peut-être cela vaut-il la peine, du moins pour qui veut comprendre ce qui se passe, de se pencher sur ce qu’ils écrivent, par exemple le 3 juillet 2021, sous le titre Vol d’hypocrites au-dessus du Nicaragua . Extrait :

Qu’ils professent le « tout en même temps », la quasi-totalité des médias, à la manière d’un « parti unique », publient quasiment la même chose pour dénoncer la « criminelle dérive du régime de Daniel Ortega ». Une telle unanimité devrait mettre la puce à l’oreille. Soit le Nicaragua est effectivement devenu « le Goulag centraméricain » du quotidien espagnol El País (27 juin), soit ce surprenant consensus relève d’une abstraction perversement (ou paresseusement) plaquée sur la réalité.

Tout au long de son enquête d’une vingtaine de pages, Maurice Lemoine décortique le processus médiatique lancé par les États-Unis :

D’où la poursuite d’une obsession : comment, et par quels moyens, se débarrasser du sandinisme et d’Ortega ?

L’opposition a tenté de le faire en 2018 par la violence. Sans résultat concret, sauf un très lourd bilan : 220 morts, dont 22 policiers et 48 sandinistes, d’après la Commission de la vérité gouvernementale. Contrairement à ce que prétend le pouvoir sandiniste, il ne s’est pas agi d’une tentative d’« coup d’état ». Pour qu’il y ait « golpe », il faut qu’une ou plusieurs institutions de l’État – Forces armées, Police, Justice, Parlement – participent au renversement du président – comme au Venezuela d’Hugo Chávez en 2002 (factions militaires), au Honduras de Manuel Zelaya en 2009 (Parlement, Cour suprême de justice, Armée), au Paraguay de Fernando Lugo en 2012 et au Brésil de Dilma Rousseff en 2016 (Parlements), dans la Bolivie d’Evo Morales en 2019 (Police, Armée) – avec une contribution plus ou moins discrète de l’USG (US Government)…

Pour en revenir à 2018, toutes les institutions sont demeurées loyales au pouvoir légitime, preuve, s’il en était besoin, de la solidité du système démocratique au Nicaragua. En revanche, il y a bien eu tentative de renversement extraconstitutionnelle du président élu. Ce que l’on a généralement dépeint sous le vocable de « manifestations pacifiques » avait toutes les caractéristiques d’une rébellion anti-démocratique menée par le biais d’une violence de caractère insurrectionnel. À laquelle se sont opposés, de façon tout aussi rugueuse, le pouvoir et sa base sociale sandiniste – mouvement de masse organisé, endurci par une longue habitude des agressions, et largement sous-estimé tant par l’opposition que par le cartel d’« observateurs » qui lui sont inféodés.

Lemoine dépeint très bien cette partie de l’opposition nicaraguayenne, son financement, son implication avec les services américains d’Intelligence (NED) et de coopération (USAID). Et l’on comprend mieux ce qui s’est réellement passé au Nicaragua et qui ressemble furieusement à ce que nous dénonçons dans Respublica : l’ingérence des États-Unis et la complicité européenne

Le témoignage de Ben Norton, ce journaliste qui vit au Nicaragua, décrit également comment, depuis l’élection de Daniel Ortega en 2006, les États-Unis se sont appuyés à la fois sur d’ex-sandinistes et sur les héritiers de l’opposition nicaraguayenne, pour financer et mettre sur pied la révolte de l’intérieur, celle qui a éclaté en 2018 : De révolutionnaire à collaborateur des États-Unis : le déclin de certains ex-sandinistes (The Grayzone).

Un tout petit extrait :

« Alors que les arrestations des dirigeants du MRS et d’autres éminents putschistes ont été condamnées avec véhémence par les gouvernements occidentaux et les médias corporatifs étrangers, de nombreux Nicaraguayens qui ont survécu à la tentative de putsch sanglante de 2018 que ces dirigeants de l’opposition ont orchestrée ont en fait été soulagés.

Les membres des familles et les amis des victimes du coup d’État, dont les proches ont été pris pour cible, torturés, voire tués par les putschistes soutenus par les États-Unis, ont tenu les détenus pour responsables. »

Y aurait-il deux Nicaragua ? Celui de Ben Norton et de Maurice Lemoine et celui de tous les autres médias qui relayent la vision américaine ? Que penser alors ?

Le Nicaragua, tout comme Cuba et le Venezuela, est la cible des États-Unis qu’ils aient à leur tête Donald Trump ou Joe Biden. Les lecteurs de Respublica ont pu le comprendre avec d’autres articles sur l’Amérique latine, notamment le Venezuela. Or il existe une stratégie américaine pour venir à bout des gouvernements dits radicaux du sous-continent (c’est-à-dire les trois cités auxquels s’ajoute la Bolivie).

Ce que montrent au moins Lemoine et Norton, c’est que la révolte qu’a connue le Nicaragua en 2018, deux ans avant l’élection présidentielle, a été fomentée par les États-Unis, avec des complicités locales, le tout largement relayé les médias internationaux.

Attention à ne pas suivre trop vite le courant si largement ouvert par la masse des médias : les pays d’Amérique latine ont déjà trop payé le prix de l’ingérence américaine depuis des décennies, le Nicaragua en particulier.

Ce soulèvement orchestré fait étrangement penser à ce qu’a connu le Venezuela à partir de 2016. C’est la date à laquelle l’opposition avait gagné les élections législatives, et cette victoire avait été suivie par deux années de violences qui ont provoqué la mort de 133 personnes pour lesquelles le régime de Caracas devra répondre devant le CPI. Dans les deux cas, les émeutes ont lieu deux ans avant des élections clés et elles sont organisées par les États-Unis avec des complicités internes pour contraindre les régimes à des mesures autoritaires et à des violences d’État lors de manifestations très violentes. Ce qui explique de façon plus rationnelle ces explosions de violences de la part de populations pourtant toujours assez tranquilles ou pacifiques.

Attention à ne pas suivre trop vite le courant si largement ouvert par la masse des médias : les pays d’Amérique latine ont déjà trop payé le prix de l’ingérence américaine depuis des décennies, le Nicaragua en particulier. Si même ceux qui militent à gauche préfèrent se ranger placidement derrière les informations tronquées de la puissance médiatique mondiale et condamner d’avance ceux qui sont désignés à la vindicte de tous…


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