Les mouvements jeunes des années 1960 scandaient très souvent durant leurs manifestations des slogans hostiles au pouvoir américain. Cette génération morale avait d’innombrables et justifiées raisons de vomir la terreur pratiquée par les Etats Unis du Vietnam à l’Amérique latine. Elle était également très sensible à la ségrégation raciale pratiquée dans ce pays donneur de leçons démocratiques.
Un meurtre comme celui d’Emmett Till symbolisait le racisme institutionnel du pays.
28 août 1955 USA : Assassinat d’Emmett Till dans le monde libre des assassins libres
Martin Luther King représente alors une figure symbolique du mouvement noir. Son action a commencé en 1955 à Birmingham dans l’Etat d’Alabama. Le 1er décembre de cette année-là, Rosa Parks vient de finir sa journée de travail ; fatiguée, elle prend le bus et s’assoit. Rosa a déjà beaucoup souffert du racisme ; son grand-père montait la garde de nuit par crainte du Ku Klux Khan ; pour se rendre à son école les enfants blancs prenaient le bus, les noirs marchaient matin et soir ; par deux fois le KKK avait incendié son établissement... Elle avait également subi de graves humiliations sur les bus, ainsi en 1943, lorsqu’elle fut obligée de parcourir 8 kilomètres sous la pluie. Or, ce 1er décembre, elle retrouve le même chauffeur qui lui ordonne de laisser son siège à un passager blanc ; elle refuse, se voit extirpée du bus, arrêtée par la police puis condamnée à une amende (4 dollars plus les frais de justice).
Sous l’impulsion de Martin Luther King, pasteur baptiste local, la communauté noire décide un boycott de la compagnie d’autobus concernée. Le boycott sera total durant 381 jours, la plupart des salariés de couleur marchant longtemps, jusqu’à 30 kilomètres, marchant chaque jour pour rejoindre leur poste. Les ségrégationnistes réagissent par le terrorisme attaquant la maison de Martin Luther King à la bombe incendiaire ainsi que quatre églises. Finalement, la Cour suprême des États-Unis déclare illégale la ségrégation dans les autobus, restaurants, écoles et autres lieux publics. Au bord de la faillite, les compagnies privées cèdent.
1er décembre 1955 Arrestation de Rosa Parks pour ne pas avoir cédé sa place à un Blanc dans un bus
A partir de cette lutte, Martin Luther King soutient de très nombreuses luttes non violentes de noirs américains sur des questions semblables à la lutte de Birmingham. Il est emprisonné, poignardé, battu par des ségrégationnistes mais continue. Il prend position contre l’intervention américaine au Vietnam, pour une paix négociée...
En ce jeudi 4 avril 1968, Martin Luther King a loué la chambre 306 du Lorraine Motel à Atlanta. Il est installé là depuis la veille pour soutenir la grève des éboueurs de la ville, commencée le 12 février, qui mêle des revendications démocratiques (droit à se syndiquer), antiracistes et salariales.
En ce 4 avril 1968, l’homme incarnant la non-violence a travaillé toute la journée au premier étage du motel avec son équipe. En fin d’après-midi, il sort sur le balcon pour saluer quelques personnes venues sur le parking pour le soutenir. Soudain, un coup de feu éclate. La balle d’un fusil Remington 760 atteint le pasteur qui s’effondre. A 19h05, il décède.
En ce 4 avril 1968, pour des millions d’assoiffés de justice dans le monde, les Etats-Unis scellent leur bilan politique et moral : le régime responsable du plus grand nombre d’actes contraires aux droits de l’homme sur la Planète Terre durant la 2ème moitié du 20ème siècle.
Les institutions des USA en tant que telles portent en effet la responsabilité du meurtre de Martin Luther King :
premièrement en n’ayant pas respecté les droits de l’homme et du citoyen les plus élémentaires vis-à-vis des Noirs, obligeant ceux-ci à engager des luttes de masse pour sortir de l’oppression née de l’esclavagisme.
deuxièmement en ne protégeant pas suffisamment cet homme dont l’action contredisait tant les principes débiles de beaucoup d’Etats-uniens (business et réussite individuelle des fils de riches avant tout) que sa vie était sans cesse en sursis.
Durant les premiers mois de 1968, je poursuivais ma scolarité de lycéen. Malgré ce que je savais du rôle du capitalisme américain dans l’ascension d’Hitler, malgré les responsabilités considérables des USA dans les horreurs commises en Amérique latine, en Asie et même en Afrique, j’étais jusqu’alors resté prudent dans mes critiques, peut-être par atavisme de lecteur assidu du quotidien pro-américain La Dépêche du Midi. La politique des USA au Vietnam et leur attitude face au mouvement Noir m’amenèrent à scander US / SS sans état d’âme.
En 1967, j’étais sensible à certains arguments des associations non-violentes. Le meurtre de Luther King le 4 avril, l’attentat contre Rudi Dutschke le 11 avril… ne me laissèrent aucune illusion sur la nature de la « démocratie » de la société capitaliste si elle se considère en danger.
La volonté de cet homme d’améliorer le sort des Noirs américains, son aspiration à un idéal moral fort, sa non-violence spontanée s’enracinent à coup sûr dans une histoire familiale marquée par un christianisme protestant vécu comme antidote à l’oppression : arrière grand-père esclave et prédicateur, grand père pasteur, père souvent engagé contre le racisme haineux et violent d’une grosse partie de la communauté blanche, surtout dans le Sud.
Durant ses études, en particulier philosophiques et théologiques, deux démarches intellectuelles attirent le jeune King : la non-violence (Gandhi) et le personnalisme chrétien. Après avoir terminé sa scolarité et épousé Coretta Scott, il devient pasteur d’une église baptiste à Montgomery dans l’Alabama.
Il soutient aussitôt la couturière Rosa Parks contre le racisme d’Etat.
1er décembre 1955 Arrestation de Rosa Parks pour ne pas avoir cédé sa place à un Blanc dans un bus
Voilà Martin Luther king élu président du mouvement qui anime la lutte. Le voilà aussitôt aux prises avec la trilogie habituelle de la réaction : notables locaux (riches et élus), ordre légal (justice, police, armée) et droite dans sa version nationale. Son mouvement est déclaré illégal par les élus municipaux ; il se voit lui-même arrêté pour un prétexte mineur ; il reçoit sans cesse des insultes et menaces de mort. Dans un contexte aussi hostile le jeune pasteur baptiste dit avoir trouvé de la force dans la prière et le rapport direct à Dieu ; nous n’avons aucune raison d’en douter.
Le 30 janvier 1956, une bombe explose dans son domicile. Confrontés à la morgue des policiers blancs, des Noirs s’arment. King, rassuré par le fait que son épouse et leur bébé sont indemnes plaide à nouveau pour la non-violence, afin de "répondre à la haine par l’amour".
Quelle drôle de "démocratie" tout de même que ces Etats-Unis :
où des Noirs sont battus dans les rues,
où des bombes explosent régulièrement dans les lieux favorables à leur lutte
où la police ne cherche pas les coupables mais opère des contrôles permanents et tatillons sur les véhicules des Noirs
où la Justice n’inculpe pas les coupables mais une centaine de Noirs non-violents
au nom d’une vieille loi interdisant le syndicalisme
Le 22 mars 1956, Martin Luther King est condamné par une institution judiciaire aussi réactionnaire qu’indigne, aussi illégitime qu’ignoble, aussi pédante dans ses attendus que vide dans son contenu. En sortant du procès, l’inculpé King tire publiquement la conclusion judicieuse de ce qui lui arrive « D’ordinaire, une personne quittant la Cour après avoir été condamnée, montre un visage sombre. Mais j’ai quitté la Cour avec le sourire. Je savais que j’étais condamné mais j’étais fier de mon crime. »
Le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis donne enfin raison au mouvement de Montgomery qui demande surtout que les Blancs et les Noirs puissent s’asseoir où ils veulent dans l’autobus, en déclarant anticonstitutionnelle la ségrégation dans ce véhicule. La droite locale ne s’estime pas vaincue et des tirs d’armes à feu continuent à frapper des bus, des logements (dont à nouveau le domicile de Luther King), des églises fréquentées par des Noirs ; pire, plusieurs de ses membres liés au Ku Klux Klan arrêtent un car, battent ses passagers noirs, incendient le véhicule.
En une décennie, King devient le symbole de la lutte pour les droits civiques. Ses capacités d’organisateur, son refus de céder devant la terreur, ses talents d’orateur ont fait de lui le « nouveau Messie ». Reçu par le pape, honoré du prix Nobel de la paix en 1964, cette reconnaissance lui vaut l’hostilité des milieux dirigeants, du FBI, de la CIA, de l’armée. Hoover, l’homme le plus puissant d’Amérique, lui voue une haine personnelle féroce. Taxé ouvertement de communisme, King est espionné jour et nuit. Maison, locaux militants, chambres d’hôtel, églises et universités où il s’exprime sont placés sur écoute et la SCLC est infiltrée à un très haut niveau.
Contrairement à une croyance très répandue, King ne fait pas l’unanimité. Lassés de la non-violence, de nombreux militants choisissent des mouvements plus radicaux, se réclamant du Pouvoir noir de Stokely Carmichael, de l’US Organization de Ron Karenga ou des Black Panthers. Mais la plus forte hostilité vient des mouvements noirs modérés, en particulier la National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP), le plus important, dont le président, Roy Wilkins, relaie même les accusations de communisme suscitées par Hoover.
Après une période d’avancées, avec les lois civiques de 1964 et 1965 interdisant la ségrégation et octroyant le droit de vote aux Noirs, les progrès patinent. C’est que la question de l’égalité reste posée. En matière d’éducation, de logement, de travail, le compte n’y est pas. Et le droit de vote concédé est contrarié dans les États du Sud par des subterfuges administratifs et la terreur exercée par le Ku Klux Klan soutenu par les autorités.
Parallèlement, l’engagement sans cesse croissant au Vietnam et l’augmentation exponentielle des dépenses militaires interdisent toute politique sociale. Les minorités noire et indienne, les pauvres blancs en sont les victimes désignées. Martin Luther King a compris que le rôle de son organisation ne peut plus se limiter au seul aspect « racial ». Le 4 avril 1967, le discours qu’il prononce dans l’église de Riverside, à New York, traduit les changements profonds qui affectent son mouvement et reflètent le sentiment d’une part croissante de Noirs. Il proclame haut et fort la nécessité d’une conjonction des luttes, celle de la jeunesse blanche qui refuse la guerre du Vietnam et se radicalise et celles des minorités laissées-pour-compte. Son « appel à une grande marche des pauvres sur Washington », cinq ans après le succès de la marche d’août 1963, retentit comme un coup de tonnerre et une menace pour le pouvoir.
King est plus que jamais le « communiste ». Roy Wilkins et d’autres dirigeants stigmatisent son discours de Riverside comme « propagande de Radio Hanoï », républicains et démocrates du Sud exigent l’interdiction de la marche et l’arrestation de King, Hoover multiplie les coups tordus – menaces, lettres anonymes, pressions et chantage – pour le discréditer.
King est devenu l’ennemi public n° 1. Une atmosphère d’hystérie gagne le pays. Le 4 avril 1968, un an jour pour jour après Riverside, King est assassiné dans des conditions proprement incroyables et des scènes de guerre civile embrasent les états-Unis.
Cinquante ans plus tard, alors que plus de 60 % des Américains continuent à ne pas croire à la thèse officielle de sa mort, la situation des Noirs américains pose toujours problème, mais, partout dans le pays, se lève une nouvelle génération qui a renoué avec la lutte.
4 avril 1968 : Le pasteur allait parler en la Riverside Church, à Harlem, et prendre position dans le grand débat sur la guerre du Vietnam. D’autres grandes figures de la communauté noire avaient déjà franchi le pas. Quelques mois avant son assassinat, en février 1965, Malcolm X avait critiqué l’engagement croissant de troupes américaines au Vietnam, à un moment où l’opinion publique y était très largement favorable. Encore plus tonitruants furent, en 1966, le refus de Mohamed Ali d’être enrôlé (« Aucun Vietnamien ne m’a jamais traité de Nègre ») et sa revendication du statut d’objecteur de conscience. Le 28 avril, il signifiera sa rébellion au centre de recrutement qui l’avait convoqué.
Depuis plusieurs mois, Martin Luther King envisageait de sortir de son mutisme sur le sujet. Nombre de ses proches le lui déconseillaient. La guerre était menée par le président Lyndon Johnson, le même qui avait signé les deux grandes lois sur les droits civiques (1964) et les droits électoraux (1965). Pour nombre de leaders du mouvement des droits civiques, la dénonciation d’une guerre située à 10 000 kilomètres ne pourrait avoir que des effets négatifs pour le mouvement lui-même. Tout à perdre. Rien à gagner. Sauf la morale. Martin Luther King ne pouvait pas jouer ce « jeu »-là.
« Ma conscience ne me laisse pas d’autre choix, dit-il d’entrée. Il y a un moment où le silence est une trahison. » King brise le silence. Avec fracas. « Cette folie doit cesser. Elle doit cesser maintenant. Je parle en tant qu’enfant de Dieu et frère du pauvre qui souffre au Vietnam. Je parle pour ceux dont la terre est dévastée, dont les maisons sont détruites, dont la culture est renversée. Je parle pour les pauvres d’Amérique qui paient le double prix d’espoirs fracassés ici et de mort et de corruption au Vietnam. Je parle en tant que citoyen du monde, d’un monde consterné par le chemin que nous avons pris. Je parle en tant qu’Américain aux dirigeants de ma propre nation. » Il demande à tous les jeunes hommes de se déclarer « objecteurs de conscience ».
Évoquant sa propre prise de conscience progressive, le pasteur évoque les émeutes urbaines de 1966 : « Je savais que je ne pourrais plus jamais élever ma voix contre la violence des opprimés dans les ghettos sans avoir d’abord dit son fait au plus grand pourvoyeur de violence dans le monde aujourd’hui : mon propre gouvernement. »
Il répond aussi aux sceptiques de son propre camp, qui estiment que le mouvement pour la paix au Vietnam et le mouvement pour les droits civiques sont dissociables. « La guerre au Vietnam est un symptôme d’une maladie plus profonde de l’esprit américain », dont il définit les trois piliers : « le racisme, le matérialisme et le militarisme ». Le prix Nobel de la paix appelle à une « révolution des valeurs » qui permettra de promouvoir une véritable démocratie juste, qu’il présente comme le plus efficace obstacle au communisme. Un discours qualifié d’« erreur »
Le lendemain, le Washington Post et le New York Times qualifiaient, dans leur page éditoriale, ce discours d’« erreur ». Un avis partagé par la NAACP, la grande organisation de défense des droits civiques. Au moment de la célébration du 50e anniversaire du discours, John Lewis, militant des droits civiques puis député démocrate (depuis 1987), commentait : « Le discours de la marche à Washington était pour l’Amérique, mais celui-là était pour toute l’humanité. »
Jacques Serieys
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