« Zemmour, symptôme du raidissement des dominants » par Alphée Roche-Noël

mercredi 3 novembre 2021.
 

De la France, Éric Zemmour donne une généalogie mensongère, et jette en pâture des fantasmagories à des ignorants sans boussole, nostalgiques d’un passé qui ne fut jamais. Néanmoins, la rigueur intellectuelle et la morale sont vouées à l’échec face à lui.

Ce dont il est le symptôme c’est d’une tentative de relégitimation des dominations récemment mises à l’épreuve : celle des hommes sur les femmes, celle des « Français » sur les « sang-mêlés », etc. Le combattre ne sera pas aisé, avertit Alphée Roche-Noël dans la nouvelle livraison de sa chronique pour QG

Il était écrit que je devrais consacrer dans cette chronique du « temps de cerveau disponible » au cas Zemmour, le nouveau phénomène de foire de la société politico-médiatique. Je le regrette, aussi vrai que l’époque regorge de sujets autrement nécessaires, aux plans théorique comme pratique. Mais ignore-t-on, dans un hall de gare, un colis que l’on sait piégé ? De toute évidence, il fallait sacrifier à l’exercice : parce que l’individu est là, parce qu’il devrait, sous quelques jours ou semaines, se déclarer officiellement candidat à la présidentielle, parce qu’il pourrait, sous quelques mois, coiffer ses concurrents au poteau, pour, peut-être, devenir « notre » prochain césar.

Ayant concédé à la fatalité ambiante ce fait que Zemmour est devenu un thème central, incontournable, de ce qu’il reste de débat public, et que, partant, il est impossible de simplement l’ignorer, on voudrait au moins pouvoir le combattre pied à pied. On voudrait que les arguments semés çà et là par Noiriel, Le Bras et des dizaines d’autres intellectuels dissipent le délirium tremens qui entoure ce triste numéro de comique-troupier ; et cependant l’on sent bien que le grain de sable qui pourrait enrayer la mécanique actuellement à l’œuvre n’appartient pas à la sphère de la raison, ni même sans doute à celle du cœur.

À ce propos, j’ai écouté, le 23 septembre, Mélenchon porter la contradiction au polémiste préféré des médias (et des capitalistes qui pour une bonne part les possèdent). Le député de Marseille a dit des choses très belles, notamment sur la créolisation, ce concept de Glissant qu’il a su faire sien et remettre au goût du jour. C’était la manière intellectuelle et morale, c’était la manière noble de lutter. Et pourtant il a suffi d’un mot, d’un slogan pour balayer cette tentative d’intelligibilisation du monde : ce mot, c’était « islam », ce slogan « l’identité de la France ». Convoquer ces fantasmes, c’était d’emblée abolir toute faculté de jugement ; c’était couler une chape de plomb sur les consciences. En acceptant de descendre dans une lice où personne n’avait voulu aller – couardise ou clairvoyance ? –, Mélenchon est devenu le chevalier d’une époque sans chevalerie, rompant ses lances contre les ailes d’un moulin. Fallait-il se prêter au jeu ? Démosthène n’a pas empêché Chéronée, mais il a au moins laissé les Philippiques. Je crois pour ma part qu’aucun acte de résistance n’est tout à fait vain ; mais il peut passer du temps avant qu’on en aperçoive seulement les fruits.

Il se trouve en effet que face à Zemmour, la manière morale, la manière intellectuelle sont vouées à l’échec. Ceci pour une raison élémentaire : malgré les artifices, les diversions dont il est coutumier, les effets rhétoriques dont il use, les références qu’il manie comme des formules magiques, Zemmour incarne le refus de l’effort d’entendement, le renoncement à la faculté de savoir et de comprendre. De l’humanité, il donne une généalogie mensongère, de la France, une image extravagante, et ces illusions, il les jette en pâture à des ignorants sans boussole, nostalgiques d’un passé qui ne fut jamais – du moins à l’état pur. Pour quiconque croit dans la raison humaine, ces accès de psychose collective ne peuvent qu’être une source de profond désespoir, et Zemmour, qui existe moins par ses élucubrations que par l’attention d’un public tour à tour énamouré, horrifié, en tout cas fasciné, en est un symptôme caractéristique.

Si, sous l’apparence de la logique et des constructions élaborées, le discours de Zemmour est factuellement inexact, dans la mesure où ses conclusions reposent sur des énoncés biaisés, sur des chiffres tordus, sur un amoncellement d’anecdotes, d’assertions, au mieux de statistiques, qui, mises bout à bout, ne forment pas une démonstration, mais tout au plus une impression pour les esprits influençables, si ce discours est souvent délirant, obsessionnel, obsidional même, il n’est pas absurde pour autant. Il n’est pas absurde en ce sens qu’il est tendu entièrement vers un but : relégitimer les dominations mises à l’épreuve par les récents mouvements de la société et de l’histoire : celle des hommes sur les femmes, celle des « Français » sur les « immigrés », celle des chrétiens sur les membres d’autres confessions religieuses, celle de l’Homme sur la nature et, faut-il le rappeler ?, celle des puissants sur les humbles. Le paradoxe génial de ce néfaste prosateur est qu’il est parvenu à faire passer le combat des oppresseurs pour celui des opprimés. Il faut dire que d’autres avant lui avaient ouvert la voie.

L’amusant de cette affaire dont il vaut mieux rire que pleurer, c’est le spectacle de la grande débâcle de la droite – qui précède, n’en doutons pas, sa grande recomposition. Rappelons-nous ce temps pas si lointain où Zemmour n’était encore que l’intellectuel organique d’une famille politique à laquelle il n’avait pas la prétention officielle de participer – électoralement s’entend. Partout, il avait son rond de serviette ; il était notamment « chez lui » chez « les Républicains ». Quelques longs mois plus tard, lorsqu’il a commencé de se murmurer qu’il pensait à la présidentielle, il est devenu partout infréquentable. Les libéraux bon teint qui l’avaient imprudemment toléré le jugent désormais trop extrême ; l’extrême droite officielle, qui l’avait encensé, le trouve bien peu crédible. Et tandis que chacun craint pour sa place, Le Pen père jouit de pouvoir raconter ses agapes avec Zemmour et Ursula von Ribbentrop, lâchant au passage ce commentaire glaçant : « la seule différence entre Éric et moi, c’est qu’il est juif » [1].

Le destin de la droite est toutefois de peu d’intérêt en tant que tel, et l’on devine que ce n’est pas là où je veux en venir. L’intéressant, encore et toujours, c’est ce que la tragicomédie de la politique – portée à la caricature par l’élection présidentielle française –, nous dit du Pouvoir. « Toute société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants d’ordonner au-delà de ce qu’ils peuvent imposer », a écrit justement Simone Weil [2]. Si la gauche de gouvernement a, par construction, peu interrogé la « religion du pouvoir », la droite reste la gardienne de ses saints mystères. Or, cette même droite a échoué dans sa mission historique, qui consistait, en mettant en avant la sociodicée du mérite, de l’« ascenseur social », de la « démocratie », etc., à rendre acceptables l’oppression et l’exploitation de l’humain par l’humain.

Il y a certainement plusieurs droites en France – trois, disait René Rémond – mais il y a une dialectique du conservatisme qui intrique profondément ces droites entre elles, même lorsque leurs motifs, leurs pratiques et leurs buts paraissent différents. Entre un extrême centre et une extrême droite prétendument inconciliables, mais qui ne cessent de se passer « la rhubarbe et le séné », il y a tout un champ des possibles, un marais dont une partie consistante est prête à évoluer vers une expression à la fois plus rabougrie et plus authentique d’elle-même – plus dure également, car dépouillée des artifices qui le rendaient à peu près présentable. Une migration de Neuilly à Versailles, si l’on veut, pour reprendre en les détournant des propos d’Anne-Sophie Beauvais rapportés dans un récent reportage d’Ariane Chemin [3]. Si Zemmour a émergé, c’est parce qu’une fraction relativement insignifiante de la population totale, formant une fraction significativement importante des électeurs actifs, craignent pour leurs privilèges de classe, de sexe, de « race » [4]… et d’âge. S’il finit par doubler les représentants organiques, patentés, de la droite de gouvernement et de parti, c’est parce qu’au même jeu qu’eux, il les surclasse, en osant dire tout haut ce qu’ils croient préférable de chuchoter. Sous cet aspect seulement, on peut dire que justice est faite.

Nul ne sait où nous mènera cette déplorable histoire. On pourrait multiplier ici les pronostics, supputer que Zemmour, nouvel idiot utile de Macron, pourrait aussi bien se révéler l’idiot utile de Le Pen ; que dans tous les cas de figure, le résultat d’un duel de cette sorte serait hautement incertain ; qu’aucune force « de gauche », populiste, écologiste ou social-démocrate, n’est actuellement en mesure de troubler le match entre le représentant de l’extrême centre et les représentants concurrents de l’extrême droite ; et, ayant bien tout pesé, on ne serait guère plus avancé. Sans doute alors le plus raisonnable est de convenir que la seule chose à peu près sûre, en ces temps de doute, est que l’avenir est entièrement repeint en noir. Qu’il accède à l’Élysée ou qu’il soit renvoyé, in fine, à son rôle de scribe de l’idéologie réactionnaire contemporaine, Zemmour, dont la romancière libanaise Dominique Eddé nous apprend que son nom signifie « klaxon » en arabe [5], aura été un coup d’avertisseur sonore, signe du raidissement des dominants (et également du pourrissement des institutions). En attendant de voir quelle forme pourront prendre nos combats futurs, on me permettra, pour une fois, de dépecer une célèbre formule gramscienne que j’aimais jusqu’ici prendre en bloc : de laisser l’« optimisme de la volonté », de ne garder que le « pessimisme de l’intelligence ».

Alphée Roche-Noël

NOTES

[1] Ivanne Trippenbach, « Jean-Marie Le Pen soutiendra Zemmour s’il est “mieux placé” », Le Monde, 3-4 octobre 2021.

[2] Simone Weil, Réflexions sur les causes de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, « Folio », 1998 [1955].

[3] « Versailles, laboratoire de la droite », M, le magazine du Monde, 9 octobre 2021, n° 525.

[4] Mettre ce mot haï entre guillemets, c’est signifier qu’on ne l’emploie pas pour se l’approprier, mais pour décrire et dénoncer les conceptions, les pratiques sociales et les systèmes qu’il continue de nourrir plus ou moins explicitement.

[5] Le Monde, 7 octobre 2021.


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