La Plaine Saint-Denis : la police violente des familles lors d’une veillée funéraire

vendredi 18 juin 2021.
 

Réunis le 4 juin pour une veillée funéraire, plusieurs habitants de ce quartier de Saint-Denis, dont des enfants, ont été la cible de tirs de grenades lacrymogènes et de LBD par des policiers. Une femme enceinte a dû être hospitalisée. La préfecture de police de Paris refuse de répondre sur ces violences.

14 juin 2021 Par Pascale Pascariello

Le 4 juin, la veillée funéraire organisée par les habitants du quartier de La Plaine Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) en mémoire de Hicham∗, un jeune de 20 ans décédé le jour précédent, a tourné au cauchemar, à la suite de l’intervention de plusieurs patrouilles de police, faisant un usage massif et disproportionné de grenades lacrymogènes et de LBD.

« Maman, tu es où ? » Avant de faire un malaise, sous les fumées de gaz lacrymogène, c’est le dernier appel que Magalie a entendu de son fils de 17 ans. À quelques mètres de là, une femme enceinte, prise de contractions, s’effondre, tandis qu’une autre cherche désespérément son enfant de deux ans, hurlant : « J’ai perdu mon fils. » Aucun des policiers présents ne viendra leur porter secours.

Mediapart a pu recueillir le témoignage de parents et de jeunes relatant tous une soirée traumatisante avec toujours la même question : pourquoi les policiers sont-ils intervenus si violemment, dans un moment de recueillement pour des familles en deuil, accompagnées pour certaines d’enfants en bas âge ?

Toutes ont préféré garder l’anonymat, pour éviter d’éventuelles représailles de la police sur leurs enfants. Dans un communiqué, publié le 7 juin, des membres associatifs du quartier, des parents et le député de La France insoumise (LFI) Éric Coquerel qualifient la version de la police qui « aurait dit avoir été attaquée » de « mensong[ère] » et rappellent que « pendant l’intervention, de nombreuses personnes ont fait l’objet d’injures racistes et de coups volontaires de la part de membres de la police ».

Ils dénoncent les agissements de certains policiers qui « ont franchi un cran. Ce sont maintenant tous les habitants, femmes, hommes, quel que soit l’âge, qui sont visés. Nous condamnons cette intervention punitive qui avait pour unique but de provoquer et de blesser des habitants en deuil ».

Une mère cherche son fils de deux ans, à la suite d’une intervention de police, le 4 juin, à La Plaine Saint-Denis. © Document Mediapart

Le vendredi 4 juin, à l’initiative de plusieurs mères du quartier, les habitants de La Plaine Saint-Denis étaient invités à venir soutenir la famille du défunt, réunie au Pont commun, un local associatif, pour rendre hommage à Hicham décédé le 3 juin.

À la suite d’un accident survenu le 14 avril, au cours d’une poursuite avec la police, le jeune homme plongé dans le coma depuis plusieurs semaines avait finalement succombé à ses blessures.

« Le jour du décès, le 3 juin, nous avons organisé trois jours de veillée pour soutenir la famille. Compte tenu des mesures sanitaires, il y avait quelques parents à l’intérieur et les jeunes discutaient dehors. Le 4, comme la veille, toutes les générations étaient là », explique Rim∗, 39 ans, une habitante de La Plaine enceinte de quatre mois. « Vers 20 h 30, plusieurs jeunes ont pris la parole pour se souvenir de leur ami en appelant à prendre soin de leur avenir. C’était un moment très émouvant », poursuit-elle.

Aux alentours de 21 heures, plusieurs parents commencent à ranger le local, « pour respecter le couvre-feu. Nous avions des masques supplémentaires, si besoin ».

« Ces jours de recueillement sont importants pour tous les parents et les jeunes du quartier qui ont été sous le choc à l’annonce de son décès », raconte cette mère de famille, médiatrice dans le quartier depuis huit ans.

« Tout le monde était sur le départ. Lorsqu’on a été prévenu qu’à l’extérieur une voiture de police stationnait devant le local, poursuit-elle. Je pensais que les policiers étaient juste là pour vérifier le couvre-feu. Mais ils étaient dans la provocation et ne voulaient rien entendre. »

« Nous étions dans un moment de deuil, insiste-t-elle. Mais à Saint-Denis, nous ne sommes pas considérés comme des êtres humains. »

Plusieurs mères, dont Rim, sortent alors du local pour raisonner les policiers et leur expliquer que des familles, certaines avec des enfants en bas âge, sont venues pour se recueillir et s’apprêtent à rentrer chez elles. « Mais la seule réponse qu’on a eue c’est “Dégagez !” Et l’un des policiers a lancé une grenade de gaz lacrymogène dans notre direction. »

Sans avoir le temps de se mettre à l’abri, Rim est prise sous les gaz lacrymogènes. « J’ai eu des contractions et je n’ai plus pu bouger. J’étais tétanisée. J’entendais les tirs de flash-ball. Je pensais perdre mon enfant et j’avais peur pour mon fils de 17 ans que je ne voyais plus. »

C’est un jeune du quartier qui lui vient en aide. En attendant de prévenir les pompiers, il la transporte un peu plus loin pour l’allonger à l’intérieur d’une voiture. Tandis qu’il la soutient, il reçoit des coups de matraque d’un policier. « C’était inimaginable de voir autant de haine et les dangers que la police nous faisait courir », déplore-t-elle.

À 22 h 30, Rim est conduite aux urgences. « Par chance, je n’ai pas perdu mon bébé. Je dois faire une seconde échographie de contrôle rapprochée. Je n’arrive pas à comprendre comment les policiers ont-ils pu lancer des grenades lacrymogènes sur des mères et des enfants ? », s’interroge-t-elle.

Cet argument pour le moins déconcertant paraît difficilement concevable dès lors que ce recueillement s’était déroulé sans heurts le 3 juin. Le 4 juin, aucune des familles présentes n’a été verbalisée et une adjointe à la mairie de Saint-Denis, Idandine Wanzekela, était également de passage pour apporter son soutien aux proches du défunt.

Contactée par Mediapart, l’élue nous a renvoyés vers le cabinet du maire socialiste Mathieu Hanotin. En préambule, le cabinet a tenu à préciser que « la mairie de Saint-Denis veille au comportement de la police et à calmer les tensions. Elle développe de nombreuses activités, en particulier, cet été pour ces populations qui ne pourront peut-être pas partir dans leur pays d’origine, compte tenu des mesures sanitaires (sic) ».

Concernant la soirée du 4 juin, le cabinet du maire a été informé par le commissariat central de heurts au cours desquels « deux policiers auraient été blessés, des interpellations se sont soldées par des sorties de garde à vue et la fuite du demi-frère du défunt ». Mais pas le moindre commentaire de la mairie sur les blessures occasionnées par la police.

De son côté, la préfecture de police de Paris n’a pas souhaité apporter d’explication sur l’emploi de grenades lacrymogènes en présence d’enfants en bas âge ni sur l’hospitalisation d’une femme enceinte. Elle a simplement avancé que « vers 21 heures, lorsque les policiers ont demandé de libérer la voie publique où étaient stationnés plusieurs véhicules, ils ont été pris à partie par plusieurs jeunes et ont dû appeler des renforts ».

Près d’une semaine après les faits, les habitants sont encore abasourdis. Magalie∗, native du quartier, venue avec son fils de 17 ans, se rappelle être sortie de la cuisine du local lorsqu’un père a averti de la présence de policiers à l’extérieur.

« Je pensais qu’ils venaient vérifier que nous respections le couvre-feu. Il était 21 heures passées et nous étions sur le départ. Lorsque je me suis approchée d’eux, je leur ai expliqué la situation, mais ils ne voulaient rien entendre. Et l’un des policiers nous a lancé une grenade. Et plusieurs autres voitures de policiers sont arrivées en quadrillant le quartier. »

Terrifiée, Magalie court vers son domicile à quelques mètres de là. Pensant se trouver à l’abri, lorsqu’elle y parvient, elle est de nouveau prise sous une épaisse fumée de gaz lacrymogène.

« Les policiers sont venus jusqu’à la résidence, qui est un lieu privé, et y sont entrés pour essayer d’attraper les jeunes. Je me suis effondrée sous les lacrymos et j’ai perdu connaissance. La seule chose que je me rappelle, c’est d’avoir entendu : “Maman, tu es où ?” » C’est son mari et son fils qui sont venus la secourir.

Paniqué, chacun recherchait un proche. Sur l’une des vidéos que nous publions, une mère de famille hurle : « J’ai perdu mon fils. »

« Durant plus de trente minutes, j’ai cherché mon fils de deux ans », explique Nassima∗, vingt ans, que nous avons rencontrée à La Plaine. « Sous les fumées de gaz lacrymogène, je n’arrivais pas à le retrouver. J’ai cru qu’il avait eu un malaise. J’étais tétanisée. Je hurlais », se souvient la jeune femme encore choquée. Elle retrouve son fils finalement grâce à un ami qui avait réussi à le mettre à l’écart pour le protéger.

« Depuis, il est traumatisé. Il se met par terre dès qu’il entend une sirène », raconte-t-elle. Il est sujet à des « réveils nocturnes », a perdu l’appétit et a peur de perdre ses proches, des troubles qui nécessitent une prise en charge « par un psychologue pour enfant afin de ne pas méconnaître un syndrome de stress post-traumatique », selon l’avis du médecin qui l’a ausculté trois jours après les faits.

Nassima ne décolère pas : « Il y a des choses qui ne peuvent pas passer. Lancer des lacrymos alors qu’il y a des enfants, des mères, c’est nous prendre pour quoi ? » Elle se remémore sa « mère bousculée par les policiers et tomber à terre », des « cris », « la fumée ».

« Après, ne venez pas demander aux jeunes de rester calmes dans une telle situation. On agresse leur mère, leur petit frère. Vous voulez qu’ils répondent comment ? », s’insurge-t-elle avant de rappeler que la police qui est là « pour les protéger, a préféré les tabasser ».

Au milieu de ce déchaînement de violences, les mères et leurs enfants tentent de se protéger.

Après être parvenu à regagner le domicile familial, Djibril∗, 17 ans, l’un des frères du jeune défunt, constate l’absence de sa sœur. Il est « reparti la chercher ». « J’avais peur pour elle. Lorsque je suis sorti, les policiers m’ont coursé. Je suis rentré dans la cour de mon immeuble, ils ont voulu me coincer la main dans une porte. Ils m’ont attrapé violemment, puis relâché. J’ai encore des marques sur la main. Tout ça pour rien. »

À ses côtés, Raphaël∗, 21 ans, garde lui aussi sur son bras, recouvert d’un hématome, les stigmates de cette soirée. À la sortie de son travail, ce magasinier avait rejoint le lieu du recueillement et se dirigeait vers une épicerie lorsqu’il a vu un épais nuage de fumée de gaz lacrymogène.

« Je suis allé vers chez moi parce que je ne veux pas d’embrouilles, explique-t-il. J’ai fait quelques conneries plus jeune, ça fait quelque temps que je suis posé. »

Mais au pied de son immeuble, les policiers l’arrêtent. « J’ai reçu plusieurs coups lors de mon interpellation et au commissariat. » Il sortira après 24 heures de garde à vue, à la suite de l’intervention du député Éric Coquerel. « Je ne pouvais plus bouger mon bras et j’ai dû m’arrêter de travailler pendant une semaine, déplore-t-il. De nouvelles galères dont je n’avais pas besoin avec en plus des poursuites pour rébellion. »

Sur une vidéo que Mediapart a pu récupérer, un automobiliste est violemment interpellé par les policiers. Plusieurs autres jeunes que nous avons rencontrés font part également de coups de matraque, l’un d’eux a reçu un tir de LBD dans la cuisse avant d’être secouru par des habitants et mis à l’abri dans le local associatif.

Aujourd’hui, Audrey∗, la mère du jeune Hicham, a peur pour ses enfants. « J’ai l’impression que la police s’acharne sur nous. » L’un de ses fils, âgé de 23 ans, présent le 4 juin, est depuis ce soir-là en fuite. Il doit être prochainement convoqué au commissariat central de Saint-Denis pour avoir « organisé une émeute contre les policiers », raconte-t-elle, « alors que ce sont les policiers qui sont venus nous provoquer en plein deuil ». La préfecture de police de Paris ne nous a pas apporté davantage de précisions sur les faits qui lui sont reprochés.

Quelle a été la teneur des premiers échanges entre les policiers et les jeunes ? Les témoignages divergent sur ce point. Il n’en reste pas moins qu’une altercation violente aurait eu lieu entre le frère du jeune défunt et un policier. Lorsque les policiers ont tiré les premières grenades de gaz lacrymogène en direction des familles, des jeunes auraient alors lancé des projectiles. Selon la préfecture, des renforts seraient alors arrivés.

Plusieurs témoins contestent cette version, en expliquant que les policiers ont fait usage de grenades lacrymogènes et de LBD sans sommation et sans être menacés. Plusieurs habitants s’interrogent également sur la rapidité avec laquelle ont débarqué les renforts de police, plus d’une dizaine de patrouilles, quadrillant l’ensemble du quartier.

Contacté par Mediapart, le député Éric Coquerel a demandé « une rencontre de toute urgence au préfet de Seine-Saint-Denis pour que cessent ces agissements et qu’une enquête interne soit menée pour identifier les auteurs ».

« Abasourdi », il rappelle que « dans ce quartier qui n’est pas très difficile, certains policiers harcèlent les jeunes. Ces dernières semaines, certains agents ont distribué de manière non justifiée des dizaines d’amendes pour non-port du masque ou autre motif mensonger. Certains policiers se comportent comme une bande. Ce qui s’est passé le 4 juin ressemble à une ratonnade avec des insultes racistes. Ce n’est pas l’image que j’ai d’une police républicaine ».

Le député espère que « cette affaire ira jusqu’au bout afin de restaurer la dignité de ces familles, pour faire cesser la peur qu’elles ont, à juste titre, de certains policiers et pour améliorer la relation entre la population et les forces de l’ordre ».


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