Les banques centrales bousculées face à la peur de l’inflation

mardi 1er juin 2021.
 

Les ruptures tout au long du système productif mondial, à la sortie de la crise sanitaire, entraînent une hausse brutale des prix. Est-ce une inflation transitoire, comme le défendent les banques centrales ? Ou un danger sous-estimé, comme le dénoncent des opposants qui réclament un changement rapide des politiques monétaires ?

Il a suffi d’un chiffre pour électriser la planète financière et placer les banques centrales sur le qui-vive. La semaine dernière, l’indice des prix à la consommation aux États-Unis a affiché une hausse de 4,2 % en avril, sa plus forte hausse depuis 2008. Même si la comparaison s’établissait par rapport au point bas d’avril 2020, c’est-à-dire en plein confinement mondial, l’annonce a créé un choc ; même si la hausse des prix à la consommation dans la zone euro, qui sort à peine du confinement, reste très mesurée (+ 1,6 %). Dans un monde qui a oublié ce qu’est une augmentation des prix depuis plusieurs décennies, menacé même depuis la crise de 2008 de déflation, cette hausse détonne par trop. Il n’en a pas fallu davantage pour inciter certains à donner l’alarme : l’inflation revient.

De nombreux signes peuvent alimenter cette crainte. Alors que la Chine a redémarré au deuxième semestre de 2020, que les États-Unis repartent depuis deux, trois mois, l’offre a du mal à répondre à la demande industrielle.

Depuis le début de l’année, les producteurs industriels racontent comment ils manquent de tout : d’acier, de cuivre, de métaux, de terres rares, de semi-conducteurs, de verre, de matériaux de construction, de bois (lire nos articles ici et là). La crise sanitaire et les confinements à répétition ont produit une désorganisation complète des chaînes de valeur, qui tardent à renouer avec les rythmes précédents, provoquant des ruptures et des goulets d’étranglement tout au long de la production.

Les tensions sont encore aggravées par les perturbations qui se sont installées dans la chaîne logistique. Tous les pays ne sont pas sortis des confinements et des restrictions, ce qui crée des ralentissements, des embouteillages dans les transports et les ports. Le prix du fret maritime a quadruplé depuis mars, faute de flotte marchande suffisante. On manque même de conteneurs pour assurer le transport des marchandises. Tout au long des chaînes de production industrielles, les prix s’envolent, et des pénuries temporaires ou plus durables s’installent, obligeant les industriels, notamment dans le secteur automobile ou dans l’électroménager, à arrêter à leur tour leurs productions.

Alors que le monde était persuadé que tout redeviendrait comme avant à la sortie du confinement, l’économie réelle rappelle à l’ordre le monde financier. Personne n’avait anticipé des reprises d’activité aussi chaotiques. « La crise du Covid a révélé les conditions dans lesquelles la mondialisation s’est faite et a fragilisé nos économies occidentales », explique Benjamin Coriat, professeur d’économie à l’université Paris XIII. Les industriels, les économistes, et parfois les politiques, ont découvert les vulnérabilités créées par des chaînes de valeur et d’approvisionnement mondialisées en fonction des coûts, les dépendances liées à des hyperspécialisations régionales, comme dans les semi-conducteurs, produits quasiment exclusivement à Taïwan.

Tout le système productif se retrouve aujourd’hui sous tension ; et les banques centrales aussi. Depuis trois mois, la Fed, la Banque centrale européenne (BCE), la Banque d’Angleterre ou la Banque du Canada parlent longuement dans leurs analyses conjoncturelles des hausses brutales des matières premières et des produits semi-finis, qui commencent à se répercuter tout au long de la chaîne des biens et des services.

Mais de part et d’autre de l’Atlantique, l’analyse est la même : ces poussées de fièvre sur les prix à ce stade n’ont rien d’inquiétant. La Fed et la BCE ont adopté un vocabulaire identique pour expliquer la situation : il s’agit d’une « inflation temporaire ».

« C’est un peu une narration imposée. Les banques centrales seraient très embêtées si elles devaient dire autre chose », constate Éric Dor, directeur des études économiques à l’IÉSEG School of Management de Paris et Lille. Cette narration permet de justifier de ne modifier en rien la politique monétaire, les banques centrales ayant décidé de mettre tous leurs moyens au service des politiques budgétaires des États afin de soutenir une relance économique après l’effondrement historique provoqué par la crise sanitaire.

Ces analyses sont loin de convaincre tout le monde. Des politiques et des économistes ont commencé le procès des banques centrales, accusées de sous-estimer le risque inflationniste et d’abandonner leur mandat premier, celui d’assurer la stabilité des prix. Après être parti en guerre contre le plan Biden, synonyme pour lui de retour au keynésianisme des années 70, l’ancien secrétaire au Trésor américain, Lawrence Summers, est devenu le chef de file de cette contestation. Dénonçant la politique monétaire laxiste de la Fed, il l’accuse de « complaisance à l’égard de l’inflation » et de sous-estimer les risques induits par des taux d’intérêt très bas sur la stabilité financière.

Ce débat sur le retour de l’inflation paraît étrange à beaucoup, ou plus exactement non dénué de calculs et d’arrière-pensées pour maintenir un rapport de force excessivement favorable au capital par rapport au travail. Car, pendant trois décennies, une autre inflation a été passée sous silence : celle des actifs. Les politiques monétaires ultra-accommodantes des banques centrales, et leur captation par la sphère financière, ont entraîné une inflation du prix des valeurs mobilières et immobilières sans précédent. Le décalage avec l’économie réelle ne se dément pas : les valorisations boursières atteignent aujourd’hui des niveaux stratosphériques, sans lien avec une économie mondiale qui n’est même pas convalescente. « Dans ces économies financiarisées, il y a longtemps que les banques centrales ont perdu le contrôle dans ce domaine », relève Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste à Paris I-Panthéon-Sorbonne.

De nombreux responsables ont aussi volontairement sous-estimé les répercussions de ces bulles d’actifs, notamment dans l’immobilier, sur les ménages, et combien elles participent au creusement des inégalités, aux distorsions sociales. Alors que, dans ses enquêtes sur le patrimoine, l’Insee pointe année par année les conséquences du fait d’être ou non propriétaire de son logement, les facteurs de déclassement provoqués par l’impossibilité pour un nombre grandissant de ménages d’acquérir leur habitation, le même institut continue d’évaluer les dépenses de logement à 6 % dans l’indice des prix, quand un ménage peut y consacrer le tiers voire plus de ses revenus. Cela permet de dire que l’inflation est contenue et de continuer d’exercer une pression constante à la baisse sur les salaires.

« Franchement, je trouve ce débat sur l’inflation surréaliste. Nous évoluons dans un contexte de stagnation séculaire sur les biens et les salaires depuis plus de 30 ans. Le risque de déflation économique en raison de la dette pèse sur l’économie mondiale. Et on nous parle d’inflation. Une petite inflation ne me paraîtrait pas mal, ne serait-ce que pour “manger” un peu la dette », analyse Laurence Scialom, professeur d’économie à l’université Paris-Nanterre.

Pour elle, les tensions qui existent en ce moment sont liées au fait que « tout le monde repart en même temps ». D’autant, ajoute-t-elle, que le plan Biden « vise clairement à mettre l’économie américaine en surrégime ».

Le danger des peurs autoréalisatrices

Jézabel Couppey-Soubeyran se dit plus prudente. « Il y a quelques mois, je ne croyais pas du tout à une reprise de l’inflation. Les tensions que l’on perçoit sur les matières premières et produits industriels, et la forte reprise américaine changent un peu la donne », analyse-t-elle.

Éric Dor partage les mêmes doutes : « Il y a deux mois, je penchais nettement en faveur d’une inflation transitoire, d’un retour rapide à la normale. Aujourd’hui, même si le scénario garde la plus forte probabilité, je n’en suis plus aussi sûr. Car les tensions se prolongent plus longtemps que prévu », explique-t-il. Mais il avoue avoir du mal à évaluer la situation et ses conséquences.

Certaines commencent néanmoins à se matérialiser. Conscients de leur degré de vulnérabilité, des groupes ont engagé des travaux pour réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement, relocaliser certaines productions, organiser des plateformes régionales. Pionnier de la mondialisation à outrance, le secteur automobile, mettant à profit le bouleversement engendré par la voiture électrique, a engagé une réflexion pour renoncer à ce qu’a été son modèle pendant plus de 40 ans et qui s’est diffusé dans toute l’industrie : le juste à temps. De leur côté, les gouvernements, pour des raisons géopolitiques et de stratégie face à la Chine, poussent les industriels à relocaliser des productions jugées essentielles, comme les semi-conducteurs.

Ces évolutions portent en germes des modifications en profondeur des modes de production et de coûts, des équilibres économiques. Elles annoncent de nouvelles hiérarchies, avec forcément des perdants et des gagnants. Mais cela prendra du temps. En attendant, ce sont d’autres dangers qui menacent, explique Jézabel Couppey-Soubeyran : « Je crains que ces anticipations inflationnistes actuelles, comme souvent sur les marchés, ne deviennent autoréalisatrices », dit-elle.

Les alertes sur le retour de l’inflation ont commencé de changer les usages. Les industriels et les négociants ont renoué avec les vieux réflexes des périodes inflationnistes, perdus depuis la fin des années 1970. Par peur de manquer, par peur de devoir payer plus cher demain qu’aujourd’hui, ils commandent plus que de besoin, constituent des stocks qu’ils n’avaient plus l’habitude de faire.

Les marchés à terme des matières premières ont commencé aussi à anticiper des hausses de prix. Du cuivre au blé, tous les cours sont à la hausse pour les mois à venir. Comment ces hausses vont-elles se répercuter sur les prix ? Jusqu’où et jusqu’à quand les banques centrales pourront-elles continuer un mouvement inflationniste transitoire, si ces envolées perdurent ?

Pour rassurer les milieux financiers, inquiets des tensions actuelles et surtout des bouleversements contenus par le programme de relance hors norme de Joe Biden, la Fed ne cesse de rappeler qu’elle n’a pas du tout oublié sa mission de garante de la stabilité des prix. Les inquiétudes exprimées par les financiers se retrouvent d’ailleurs dans les discussions entre les différents gouverneurs des réserves fédérales américaines.

Selon le compte-rendu du Comité monétaire de la Réserve fédérale du 28 avril publié le 19 mai, certains d’entre eux commencent à se demander s’il ne sera pas bientôt temps d’envisager un plan pour réduire les achats de bons du Trésor et autres actifs par la Banque centrale, et donc de revenir à une politique monétaire plus encadrée, si l’économie américaine continue de s’améliorer à ce rythme. La préconisation est loin de faire l’unanimité mais la question est posée. La secrétaire d’État au Trésor et ancienne présidente de la Fed Janet Yellen a elle-même reconnu qu’une petite hausse des taux s’imposerait peut-être dans les mois à venir.

À ce stade, ce n’est pas une résurgence d’une spirale inflationniste telle qu’elle a existé dans les années 1970 qui préoccupe les banquiers centraux : tous les mécanismes qui permettaient une indexation des salaires sur les prix ont été systématiquement cassés depuis le début des années 1980. Et alors que l’économie mondiale sort à peine d’un confinement qui a entraîné des destructions d’emplois et du chômage de masse, le pouvoir de négociation des salariés, déjà profondément limité, est quasi nul. De ce côté-là, le danger est plutôt de voir réapparaître une inflation importée liée à la hausse des prix des matières premières et de l’énergie, qui pèse durablement sur le pouvoir d’achat et des économies à peine convalescentes.

Le vrai sujet pour les banques centrales se trouve comme toujours du côté du monde financier. Va-t-il continuer d’accepter cette situation ou, par ses anticipations, va-t-il provoquer des ajustements brutaux sur les marchés ? Tout le monde regarde les taux d’intérêt, scrute les soubresauts qui peuvent intervenir sur les marchés obligataires, lieux de catalyse de toutes les tensions et contradictions du système actuel. Une remontée brutale des taux de la dette américaine pourrait avoir un effet domino sur toute la sphère financière, bâtie sur une pyramide de dettes, et faire éclater nombre de bulles d’actifs qui reposent sur des valeurs irréelles.

« Ce que je crains surtout, c’est que l’effet des ruptures actuelles de production n’entraîne un durcissement sur la politique macro, que le mimétisme des marchés ne nous fasse entrer dans une phase dure », dit Benjamin Coriat. La crainte est plus que justifiée. En février, alors que l’Europe était toujours enfoncée dans la crise sanitaire, avant même que le sujet de l’inflation ne resurgisse, plusieurs gouverneurs de la zone euro, dont ceux des Pays-Bas et de la Finlande, avaient déjà commencé à évoquer l’impératif besoin de renouer avec l’orthodoxie monétaire. Pour ces défenseurs de l’ordolibéralisme, il est urgent d’arrêter ces distributions massives d’argent par la Banque centrale qui permettent aux gouvernements européens de financer à taux zéro leur plan de soutien à l’économie et aux entreprises. Bref, impossible pour eux de continuer d’accumuler de la dette, même pour financer la transition écologique, l’évolution de l’économie. Il faut renouer au plus vite avec les politiques budgétaires antérieures, voire l’austérité si nécessaire.

Tentant de rassurer, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a réaffirmé sa volonté de maintenir encore pour plusieurs mois le programme de soutien et d’achats d’actifs de la BCE, estimant que la conjoncture européenne est trop faible. Mais combien de temps pourra-t-elle tenir sur cette ligne ?

En dépit des risques qu’une réduction brutale pourrait poser à l’intégrité de la zone euro, le débat a toutes les chances de s’accentuer dès que les économies européennes vont reprendre un peu de vitesse. Dans sa dernière étude publiée le 19 mai, la BCE ne manque pas de souligner la nécessité de réviser au plus vite à la baisse les plans d’aide nationaux et d’insister sur les risques pour la stabilité financière qu’entraîne l’exubérance des marchés financiers.

De l’autre côté de l’Atlantique, le débat est posé un peu différemment. Si la crainte du retour de l’inflation est agitée, ce n’est pas seulement à cause des risques de déstabilisation de la sphère financière, c’est aussi à cause de ce qui les sous-tend : qui doit profiter de la politique monétaire ? Au service de qui travaillent les banques centrales ?

Depuis une décennie, le monde financier ne s’est jamais plaint des politiques monétaires ultra-accommodantes de la Fed : il en était le principal, voire l’unique bénéficiaire. Il est même devenu totalement dépendant de l’institution monétaire, qui lui apporte une assurance tous risques sur tout, quelles que soient les circonstances.

Mais avec le Covid, les changements qui se dessinent à la sortie, et plus encore le programme de relance sans précédent lancé par l’administration, un nouveau rapport de force s’esquisse, peut-être beaucoup moins favorable au capital. Anticipant les bouleversements à l’œuvre, le monde financier est prêt à peser de tout son poids, à user de toute sa capacité de résistance pour que surtout rien ne change.


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